Comics : vers un effondrement qualitatif total ?
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Depuis quelques années maintenant les comics sont de plus en plus souvent source de déception, voilà venu le temps de faire un petit point sur la situation.

Comme elle semble loin l'époque où, chaque mois, voire chaque semaine, UMAC chroniquait la sortie de nombreux comics de qualité, pour certains devenus mythiques. Un grand nombre de séries exceptionnelles sont aujourd'hui terminées depuis longtemps (Fables, Bone, Preacher, The Boys, Top10...), quant aux titres mainstream de Marvel et DC Comics, ils s'embourbent dans un surplace narratif aussi dangereux qu'ennuyeux.
Il existe, comme nous le verrons, des exceptions bien entendu, mais globalement, le réel "âge d'or" des comics, marqué par une production d'une qualité et d'une diversité ahurissantes, semble derrière nous.
Voyons cela plus en détail.

En 2005, quand Marvel lance la mode des events [1] avec House of M, l'éditeur réussit un coup de maître. L'histoire est parfaitement écrite, elle impacte le marvelverse sur le long terme et donne lieu à des séries dérivées à la profondeur et au potentiel dramatique enthousiasmants (Generation M par exemple, magnifiquement écrit par Jenkins). Peu de temps après, avec Civil War (cf. cet article pour la version DVD), la Maison des Idées atteint des sommets. Le concept de départ est d'une grande richesse, absolument pas manichéen, il génère d'ailleurs une véritable réflexion et de furieux débats (cf. cette chronique). Là encore, les séries dérivées sont parfois magistrales, que ce soit les FrontLine de Jenkins, encore lui, les Thunderbolts, très ambigus, ou même l'émouvant tie-in consacré à Ms. Marvel (avec une Julia Carpenter déchirante, cf. ce Monster).
Difficile alors de ne pas se passionner pour un univers moderne, innovant, et des personnages intelligemment mis en scène.

La suite, malheureusement, sera beaucoup moins bonne. Utilisant la même recette à l'infini (le culte de l'évènement, survendu à grands coups de superlatifs) mais n'ayant plus la même exigence au niveau de l'écriture, Marvel s'enferme peu à peu dans une logique désastreuse. Si dès World War Hulk ou Secret Invasion, l'on peut déjà voir les signes alarmants d'un certain manque d'ambition se multiplier, la politique éditoriale, de plus en plus superficielle, va aboutir aux sagas actuelles, comme Spider-Verse, faisant office d'happenings vides de sens.
Mais surtout, tout comme DC Comics d'ailleurs, Marvel ne peut s'extraire d'un surplace narratif qui désamorce totalement la moindre tentative de dramatisation.
Les morts ne le restent jamais très longtemps et les évènements les plus définitifs en apparence ne sont que provisoires. Sans conséquences réelles, les histoires sont vidées de leur intérêt.

La solution semble pourtant évidente. Pas besoin d'enfermer les vingt meilleurs scénaristes six mois dans un chalet isolé pour une violente séance de brainstorming. C'est d'ailleurs si évident que la plupart des lecteurs en viennent tous à la même conclusion : séparer le personnage super-héroïque de son incarnation civile.
Ce que l'éditeur ne peut se permettre de perdre, c'est l'image iconique du héros. Batman, Spider-Man, etc, sont trop connus (même par ceux qui ne lisent pas de comics) et générateurs de rentrées d'argent pour se permettre le luxe de s'en débarrasser. Par contre, rien n'oblige à conserver, indéfiniment, Bruce Wayne ou Peter Parker dans ces rôles. L'on peut fort bien imaginer que tous les 10, 15, 20 ans, un nouveau venu reprendrait le flambeau et endosserait le costume.
Cela réglerait TOUS les problèmes inhérents à la pratique stupide actuelle et n'en créerait pas de nouveaux :
- les récits pourraient de nouveau avoir un réel impact, un poids dramatique,
- les personnages "civils" pourraient entrer dans la légende, avec un beau final, au lieu d'être essorés et malmenés (cf. ce pauvre Parker, dont Quesada voulait restaurer les "fondamentaux" et qui se retrouve maintenant à être une sorte de chef d'entreprise à la Tony Stark),
- chaque génération de lecteurs pourrait avoir son "incarnation" du personnage, sans devoir au préalable se taper des décennies d'on-goings multiples pour en connaître les origines et le parcours,
- cela règlerait les problèmes de continuité et supprimerait les incohérences (comme un Stark dont les origines remontent tantôt à la guerre du Vietnam, tantôt à celle d'Irak),
- il serait même possible, dans le pire des cas, de conserver des séries parallèles se centrant sur l'incarnation ancienne d'un héros (Parker par exemple) pour les nostalgiques.

DC Comics avait un temps un peu suivi cette piste (avec plusieurs Green Lantern, différents Flash, etc), mais la tendance est plutôt maintenant à les faire tous coexister en même temps. Ce qui du coup ne règle rien.
Pour continuer sur DC, là encore l'on peut être légitimement décontenancé devant les reboots, annulations et autres bidouillages. La grosse remise à zéro de 2011 (l'époque Renaissance en VF chez Urban) n'allait déjà pas au bout de son concept en mélangeant nouveaux personnages, anciens, mais tous avec leur précédente identité civile. Le "nouveau" départ actuel, Rebirth, bien que basé sur une idée excitante, ne propose pas grand-chose de neuf ni même de bien écrit (cf. cet article), pire, on remplace l'ancien-nouveau Superman par le "vrai" Superman, issu d'une autre réalité mais qui attendait dans l'ombre dans l'univers actuel, bref, une usine à gaz.  


Du côté des séries mainstream, ce n'est donc pas folichon. L'on se contente de reboots, censés attirer les nouveaux lecteurs et "simplifier" la continuité (en la complexifiant en réalité), de changements de costume anecdotiques et de vilains recyclés. Même les séries secondaires, dont les auteurs bénéficient souvent de plus de liberté d'action (comme Vaughan ou Tony Moore sur les Runaways par exemple, ou Peter David [2] sur Madrox/X-Factor), sont devenues mièvres et inintéressantes (cf. les récents Web Warriors).
Du coup, l'on se dit qu'heureusement il reste les comics indépendants. En tout cas, n'obéissant pas aux règles suicidaires des deux gros caïds super-héroïques que sont Marvel et DC.
Eh bien... même de ce côté-là, la qualité s'écroule.

L'exemple le plus parlant est évidemment Walking Dead, un chef-d'œuvre pendant les dix premiers TPB (correspondant donc aux 60 premiers épisodes), devenu aujourd'hui une série quelconque, quand elle ne sombre pas dans le ridicule (cf. ce bilan catastrophique). La seule série mythique qui n'est pas encore terminée ne vaut plus le coup d'être lue... argh.
C'est loin d'être le seul exemple.
Les Before Watchmen, que l'on attendait avec une certaine fébrilité, se sont révélés, pour la plupart, ratés (notamment celui sur Rorschach), et ce malgré un casting d'auteurs compétents, ayant largement fait leurs preuves.
La suite de Crossed, par Alan Moore, était handicapée par un concept d'écriture pénible, au point que l'on s'est demandé si c'était le pire comic de l'année 2015, qui comptait pourtant son lot de bouses.
L'autre poids lourd qu'est Frank Miller passe complètement à côté de son sujet, lui aussi, avec son Holy Terror.
Et le récent Dark Night, qui se veut profond et introspectif, ne fait pas le poids face au plus ancien C'est un oiseau par exemple.

Alors, bien évidemment, tous les comics relativement récents ne se gaufrent pas. Il y a heureusement des exceptions à la règle, que ce soit Low et Descender, chez Urban, dans le genre science-fiction, ou le Providence lovecraftien d'Alan Moore, mais aussi The Wicked + The Divine, Sunstone, le Trees de Warren Ellis ou même The Infinite Loop. Il reste de bonnes choses à lire, des auteurs compétents et des comics qui parviennent encore à surprendre. Mais... si peu au regard de l'immense production actuelle.

Mais du coup, est-ce un simple concours de circonstances, une période un peu moins inspirée, ou peut-on trouver un début d'explication à cet effondrement qualitatif qui touche tout aussi bien le mainstream que l'indy ?
Attention à l'ordre des mots.
Bonne actrice et actrice bonne sont deux choses différentes.
Difficile à dire car, forcément, un grand nombre d'éléments nous échappent. Mais l'on peut tout de même mettre en lumière quelques faits. Tout d'abord, la perception même des comics a évolué radicalement. D'un marché de niche destiné à quelques fans acharnés (soupçonnés parfois de "déviance" selon les médias), les comics sont passés à quelque chose de plus grand public, plus hype. Alors qu'auparavant Panini possédait une sorte de monopole de fait (à peine contrebalancé par Delcourt et Milady à l'époque), Dargaud, avec sa filiale Urban Comics, est entré dans la danse et a été suivi par d'autres éditeurs, dont Glénat.
Avec l'arrivée de nouveaux acteurs de poids, non seulement l'univers DC Comics (laissé en friche par Panini quand il en avait la charge) s'est développé de belle manière, mais de nombreuses séries indépendantes, qui n'auraient peut-être pas forcément vu le jour auparavant, aboutissent aujourd'hui dans les rayons des librairies. Or, tout n'est pas forcément toujours bon, ni même rentable, mais avec une lutte plus acharnée, il faut produire, quitte à tenter de noyer la concurrence sous des flots de revues (c'est par exemple la politique actuelle de Panini concernant le kiosque).

D'autres causes sont parfois moins évidentes mais tout aussi réelles, comme l'effet Boomerang que nous avions défini dès 2011 et dont l'effet désastreux et prévisible est parfaitement décelable (et démultiplié) actuellement.
En gros, les adaptations cinéma, très calibrées et respectant un cahier des charges empêchant toute tentative de s'écarter d'un sentier mille fois battu, ont un impact en retour sur le contenu des comics. Essentiellement parce que, dans la hiérarchie inconsciente des éditeurs, le cinéma est le medium roi (ou plutôt prince, derrière la télé) sur lequel il faut s'aligner. Notamment en tenant compte des sorties ciné pour mettre en avant certains comics et même modifier leur contenu, tout cela pour profiter de la manne supposée des spectateurs se ruant sur les BD. Or, ça ne fonctionne pas comme ça.
C'est impossible de le prouver en France parce que les éditeurs considèrent leurs chiffres de vente comme des données stratégiques qu'il ne faut pas divulguer, mais l'on peut le constater aux États-Unis, où l'on se rend compte que, si les lecteurs de comics vont largement (et étonnamment vu la qualité médiocre des films) voir les adaptations au cinéma, à l'inverse, les spectateurs ne se ruent pas pour autant sur les comics. On le voit très clairement, dès que les chiffres de vente des comics US grimpent, ce n'est pas lié à la sortie d'un film mais à un évènement interne aux comics (Blackest Night, Civil War, la "mort" de Captain America, etc.).
Malgré cela, et comme nous l'avions prophétisé, les éditeurs de comics calibrent maintenant leur production par rapport aux goûts supposés d'un public qui... ne les lit pas. Et par rapport à de mauvais films, bien moins riches que les comics dont ils s'inspiraient au départ.

Oh mon Dieu !! J'ai des doigts !! 

Enfin, il y a bien entendu cette notion de publication à flux tendu (pour les on-goings mainstream), qui oblige les éditeurs à maintenir un débit constant, sans parfois beaucoup de considérations pour la qualité des planches. Les scénaristes sont touchés également. Ainsi, même un Bendis, pourtant très bon à la base, a fini par produire des récits insipides lorsque son succès lui a "imposé" de multiplier les titres Marvel qu'il prenait en main (le relaunch de USM, Spider-Woman, ou encore de nombreux épisodes concernant les Avengers).

Le creux de la vague a souvent ceci de réjouissant qu'il annonce une remontée future aussi mécanique qu'assurée. Mais peut-on appliquer la logique du mouvement des fluides à l'édition ? Il est permis d'en douter.
Les rayons comics des librairies, autrefois pleins de merveilles attirantes aussi coûteuses que chronophages, semblent à l'heure actuelle inoffensifs, croulant sous le poids des livres mais vidés d'un contenu essentiel, privés de cette magie prometteuse qui tient éveillé tard, la nuit, lorsque l'on est piégé par les sortilèges d'un habile Conteur.
Que les raisons de cet effondrement, bien réel et impactant tous les éditeurs, soient structurelles, conjoncturelles, ou plus probablement un mélange des deux, il reste néanmoins une bonne raison d'espérer. Une raison aussi tragique que libératrice parfois : dans ce monde, rien n'est éternel.
Même pas le pire. Et sans doute pas les égarements d'éditeurs ayant oublié que ce qui fait la base de l'engouement (et donc de leurs sources de revenu), ce n'est pas une recette idéale, déjà servie un million de fois, ou un nom célèbre, mais bien la qualité de ce que l'on sert.
Le travail a sans doute mauvaise presse, il répugne dans une société où le culte fanatique du "tout, tout de suite" a pris le dessus, mais il reste néanmoins l'unique et indispensable ingrédient qui différencie la merde du nectar.




[1] Un event est constitué d'une série mère principale (et indépendante) à laquelle se rapportent divers tie-ins publiés dans les titres habituels de l'éditeur. C'est techniquement différent du crossover classique qui, lui, conte une histoire unique par le biais d'une publication "transversale", se suivant dans diverses séries. Notons que cette publication "transversale" a toujours été moins marquée en France grâce aux regroupement de diverses séries au sein d'une même revue kiosque.
[2] Auteur génial du plus incroyable et badassif retournement de situation de tous les temps, cf. cet article si vous voulez juste savoir de quoi il est question, mais je ne puis que conseiller de vraiment lire les Madrox et X-Factor de David, qui sont d'une qualité exceptionnelle. Ce serait dommage d'aller directement au spoiler, parce que le truc est énorme lorsque l'on est plongé dans le récit.