Philippe Curval est un pilier de la SF hexagonale, doté d’une écriture élégante
et riche, l’un des auteurs les plus reconnus de la scène française (Cette
chère humanité a même obtenu le prix Apollo en 1971) mais également un
anthologiste et un critique littéraire respecté. De son propre aveu, il s’est
toujours dévoué à une SF « littéraire, psychologique, métaphysique, sans
complexe à l’égard de la science », à tel point que certains de ses romans
ont du mal à être catalogués.
C’est le cas ici. Ce court roman écrit
entre 1963 et 1965 s’inscrit dans la veine de ses œuvres
« classiques ». En trois parties scandées par des chapitres brefs,
Curval nous raconte l’histoire d’un amour chaotique entre Blaise Canehan,
géologue parisien, et cette Sarah qu’il va séduire et emmener à Venise. Mais
comme une obligation professionnelle l’oblige à la quitter quelque temps et à
mettre leur passion entre parenthèses, les deux amants fantasques vont créer un
jeu délicieusement pervers par lequel l’un devra séduire l’autre à nouveau en
s’inventant un avatar, un double. Un jeu dangereux lorsque l’on s’y adonne aussi
totalement, sans en connaître les conséquences sur la psyché, les sentiments et
la perception du temps.
La grande majorité de l’ouvrage se déroule
ainsi dans la cité des Doges, intemporelle, mystique et fantasmée, dont chaque
pierre, chaque ruelle semble participer aux évolutions charnelles du personnage
et à ses introspections régressives, par le biais d’un style lourd, empesé, dans
lequel le vocabulaire exotique est roi et les dialogues rares, où Blaise, dans
sa dualité floue, dans ce décor délétère, erre entre Baudelaire et Maupassant, se noie autant dans la
lagune que dans les liqueurs vénitiennes, et se perd dans les brumes de
lendemains qui déchantent.
Ah, voir le crépuscule descendre! Le nocturne se précise. La nuit est proche avec son parfum de bar. Pour la première fois depuis ce matin je me sens à peu près moi-même. Il règne une odeur douceâtre de gangrène, le cadavre d'un vieil ami que l'on conserverait dans un coffre de bois peint et que l'on parfumerait.
L’ensemble est troublant, déroutant,
surtout si l’on s’attend, à chaque chapitre, à l’irruption de l’élément surnaturel qui nous baliserait
plus facilement la voie. Dans ses doutes existentiels, dans la façon dont le
temps lui-même s’effiloche, on n’est jamais très loin de Philip K. Dick, mentor avoué de Curval et de
ses confrères de la même génération. L’auteur nous promène dans un faux
rythme, sensuel et indolent, entre désespoir et perte de repères, vers une
conclusion forcément irréelle. Si l'on a du mal à souffrir avec les
protagonistes, à se positionner par rapport à leurs attitudes et
questionnements, à s’identifier à leur manière de tromper la monotonie de l’existence,
on ne peut qu’être fasciné par l’élégance du verbe et l’insolente beauté des
paysages.
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