Ryûko


Prévu en deux gros volumes, Ryûko constitue la nouvelle trouvaille de l’éditeur poitevin, le Lézard Noir, qui propose dans son catalogue des titres originaux et variés. Avec Ryûko, il ne déroge pas à sa règle. Ce manga n’a pas été sorti par une maison d’édition nippone ; il résulte du travail d’un artiste plasticien, Eldo Yoshimizu, qui s’est auto-édité. Il est connu pour certaines de ses sculptures et pour avoir œuvré pendant 20 ans dans la publicité.

Envoutante Japonaise gracile aux longs cheveux de jais, Ryûko dirige depuis la mort de son père un clan de Yakuza, les Dragons noirs, dont les activités s’étendent jusqu’au Moyen-Orient. Lorsque ce dernier était encore en vie, Barrel, la fille du roi Jibril du Forossyah (un pays fictif) situé près des bords de la Mer Noire, échoua à la mafieuse. Celle-ci prit la responsabilité de l’élever, contre l’avis de son père. 18 ans plus tard, le bébé s’est métamorphosé en jeune femme éprise de liberté. Suite à un coup d’État militaire fomenté par le Général Rachid, Barrel découvre ses origines et Ryûko apprend que sa mère vivrait toujours, au Japon. Elle quitte le Forossyah pour l’Empire du Soleil Levant afin de fouiller son passé.
Tonitruant, dynamique, sans temps mort… le contenu de ce premier volume décoiffe ! Le récit enchaine les révélations dans des tempêtes de violence où le passé et le présent se télescopent voire se mélangent, tout en sautant géographiquement entre le Japon et le Forossyah, sans oublier un détour par l’Afghanistan. Ryûko concentre dans ses pages des fusillades, des courses-poursuites et des explosions, ainsi qu’un scénario des plus simple : l’héritière du clan des Dragons noirs recherche des réponses liées à la disparition de sa mère et à la naissance de Barrel. Pour se faire, l’auteur utilise les classiques secrets mis à jour, la vengeance et la dette d’honneur. L’action, les belles femmes, les intrigues politiques demeurent des recettes éculées, mais qui, dans les mains d’un artiste libre du joug d’une maison d’édition, devient une œuvre des plus attrayantes à lire notamment grâce à sa force graphique malgré des passages confus. Les scènes d’action oscillent entre le brillant et le brouillon, les dessins des visages sont parfois inégaux : il s’agit du premier manga de cet auteur. Ainsi, il échappe à l’académisme et apporte un souffle à une production assez standardisée.

Son esthétique vintage léchée saute aux yeux lorsqu’on ouvre le livre. Jouant avec la plume et le pinceau pour une grande expressivité, le dessin oscille entre un trait brut, vif et une ligne élégante. Son graphisme est l’héritier d’un faisceau d’auteurs ayant œuvré dans les années 70 tels que Osamu Tezuka [1], Leiji Matsumoto... [2] et dans les années 80 pour la minutie de la représentation des décors, des armes et des véhicules : Masamune Shirow [3], Katsuhiro Otomo... [4] des références artistiques que certains pourront trouver démodées, mais qui restent fortes. Eldo Yoshimizu dépoussière le Gekiga, ces mangas pour adultes où le sexe, la violence, les sujets de société, les tranches de vie sont traités dans un style plus réaliste, plus dur que les autres bandes dessinées. Dans cette atmosphère sombre, Ryûko s’inspire de l’actrice Meiko Kaji, célèbre dans son rôle de Sasori – La femme Scorpion —[5], et de Yamaguchi Sayako, mannequin de la même époque, aux longs cheveux noirs et à la frange au carré. Comme ces deux femmes, elle partage leur sensualité, mais aussi leur charisme.

Le découpage de ce manga dénote une ambition cinématographique et esthétique qui s’éloigne parfois des narrations plus traditionnelles ; l’artiste compose des mises en page plus expérimentales, superposant cases et bulles. Il joue en permanence avec la structure des planches, des cadrages, des aplats. Par ce biais, il lorgne aussi du côté du Shôjô manga, ces bandes dessinées dont le public premier est féminin, mais qui propose une véritable recherche scénographique afin de travailler sur les impressions et les ressentis ainsi que les multiples actions et temporalités qui se chevauchent à un même instant d’une histoire. Pour qui n’a pas l’habitude, la superposition prête parfois à confusion à la lecture. Il vaut mieux rester attentif. Les onomatopées de Ryûko font partie intégrante des images et leurs apportent dynamisme et rythme. Elles ne sont ni retouchées ni sous-titrées. Le son écrit, du fait de sa graphie, se comprend. Néanmoins quelques-unes ont été traduites et redessinées par l’auteur dans certaines bulles dédiées. Les dialogues concis complètent les illustrations. Avant de paraître sous forme reliée, Ryûko fut présenté dans diverses galeries tokyoïtes depuis 2011.
Le livre en lui-même est de très bonne facture : couverture cartonnée sans jaquette où la séduisante Ryûko pose sur sa moto, pages au papier épais, d’un noir profond qui écrase quelque peu les images. Le prix est modique pour un ouvrage de cette qualité. La traduction de Miyako Slocombe est fluide et sans fausse note. Pas besoin de synopsis, la couverture résume le plus spectaculaire du manga : du rouge (sang, passion…), des véhicules, des femmes, des flingues.

Présenté dans une édition soignée, Ryûko, malgré ses moments confus, est une vraie réussite plastique, dont les planches regorgent d’énergie. Les jeux de liens temporels et géographiques entre les personnages forts au lourd passé tissent une trame où les tourbillons de douleurs et de violences semblent inéluctables. Et si le récit parait simple, il n’empêche pas le plaisir de la lecture. Il n’en demeure pas moins que le second et dernier volume sera décisif quant à l’intérêt scénaristique du titre.

[1] Osamu Tezuka est le fondateur du manga moderne après la Seconde Guerre Mondiale. Il a posé les bases de cette industrie culturelle, dans à peu près tous les genres, grâce à une nouvelle grammaire graphique et narrative piochant dans le cinéma et la littérature.
[2] Leiji Matsumoto est un mangaka connu pour son personnage de pirate interstellaire : Harlock (Albator, en français) et ses femmes aux très longs cheveux.
[3] Masamune Shirow mangaka renommé notamment pour Appleseed et Ghost in the Shell dont les dessins des véhicules et des armes sont très détaillés et crédibles.
[4] Katsuhiro Otomo, l'auteur d'Akira, manga post-apocalyptique se déroulant à Néo-Tokyo. Ses découpages sont très soignés et cinématographies, les designs des véhicules, des décors et des armes, très précis.
[5] Sasori – La femme Scorpion — est un film japonais réalisé par Shunya Ito, sorti en 1972, dans lequel une femme, surnommée Sasori, s'évade de prison pour assouvir sa vengeance.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Graphisme recherché et élégant
  • Alchimie d'éléments déjà-vu qui fonctionne.
  • Qualité de l'édition
  • Le prix : 19 €

  • Parfois confus