Un récit autobiographique très particulier qui part d'une agression réelle : Dark Night - une histoire vraie.
Faisons immédiatement une mise au point en guise d'introduction. Il y a deux manières d'aborder cette histoire. La première consiste à considérer Paul Dini, l'homme, pour qui l'on va forcément éprouver de la compassion. La seconde, pour laquelle nous allons opter, ne prend en compte que Paul Dini, le scénariste, et nous permet de décortiquer ce livre sans se laisser abuser par la forte charge émotionnelle que la réalité des faits lui confère.
Ce n'est pas parce que l'on s'apitoie sur le sort d'un auteur que ce qu'il écrit est forcément bon.
Profitons-en, puisque l'auteur est aussi le personnage principal de ce comic, pour situer d'ailleurs un peu Dini pour ceux qui ne le connaîtraient pas. Celui-ci a débuté sa carrière de scénariste sur des dessins animés, comme Tiny Toons ou Batman : The Animated Series, avant de passer aux comics. L'on peut citer par exemple Batman : Streets of Gotham, plutôt réussi, ou le plus anecdotique Les Plus Grands Super-Héros du Monde, magnifique visuellement mais naïf et inutilement donneur de leçon au niveau de l'écriture.
Avec ce Dark Night, l'auteur s'essaie au genre particulier de l'autofiction, parfois d'ailleurs synonyme d'œuvres poignantes et riches, comme le magnifique C'est un oiseau. Le résultat est ici plus mitigé...
C'était pourtant bien parti. Toute la première moitié de l'ouvrage (grosso modo jusqu'à l'agression et le retour de Dini chez lui) est d'ailleurs très réussie.
L'on commence par une présentation, très classique mais ultra efficace, de l'auteur enfant, aux prises avec des brutes de son école. C'est du déjà-vu mais ça a le mérite d'être universel et de susciter immédiatement l'empathie (cf. cet article sur l'identification et ses mécanismes). Dini évoque ses rêves, ses premiers boulots, ses flirts malheureux avec une actrice arriviste, son mal-être de "petit bourgeois bohème" [1] psychanalysé, tout cela avec une grande habileté et avec le concours d'Eduardo Risso, qui alterne différents procédés (bic, aplats très contrastés, lavis, style réaliste ou cartoony...).
Le graphisme permet d'ailleurs de conférer à l'ensemble un grand dynamisme, d'autant que les changements de style sont opérés avec intelligence et à-propos.
Cette première partie est donc à la fois touchante, inquiétante, percutante et non dénuée d'humour. Et à ce point-là, l'on se dit que l'on tient peut-être un chef-d'œuvre, l'une de ces BD magiques qui vous hanteront longtemps après la dernière page tournée (les exemples ne manquent pas, cf. notre sélection). Malheureusement, il n'en est rien. Car la seconde partie s'avère totalement ratée.
Alors que pourtant le plus dur était fait, avec un personnage sympathique posé dans un univers crédible, plus une scène violente à la fois réaliste et douloureuse, Dini, l'auteur, s'écroule dans la deuxième moitié de l'ouvrage.
Cette chute qualitative spectaculaire provient d'un seul élément, pourtant essentiel. Dini quitte en effet l'universalité de son propos pour basculer dans un auto-apitoiement qui ne sera brisé que par les leçons naïves qu'il assénait déjà dans certains de ses comics.
Cette histoire d'agression permettait pourtant d'explorer une problématique complexe et riche, que ce soit les effets de tout choc psychologique, la violence et les moyens de la contrôler, le sentiment de culpabilité ou le dégoût de soi qu'une agression peut engendrer. Bien que l'auteur aborde parfois (ou survole plutôt) certains de ces aspects, c'est uniquement pour se complaire dans la seule description de sa descente aux enfers et de sa lente remontée. Tout est bien trop autocentré pour susciter l'intérêt : alors que dans la première moitié, le lecteur était impacté par des affects communs et des situations sur lesquelles il était aisé d'extrapoler, la suite se noie dans de l'anecdotique, certes rythmé par les interventions imaginaires des grandes figures de Gotham, mais trop aride, lent et personnel pour toucher vraiment.
Certaines affirmations, certains comportements, sont même parfois ridicules en plus d'être naïfs (à se demander si l'auteur invente ou non). Lorsque Dini évoque son manque de motivation à retravailler après l'agression, on peut aisément le comprendre, mais lorsqu'il justifie cela par le fait que, tout à coup, Batman lui apparaîtrait comme vain par rapport à la violence de la réalité... là on ne peut s'empêcher de penser que l'on a affaire à un gamin immature [2]. La scène sur les armes à feu est également d'une stupidité sans nom. En gros, Dini recrache ce que la société bien-pensante (en général celle qui est à l'abri des criminels) lui a appris à réciter : "Ouh, pas beau ! Pas bien !"
Pourquoi pas, toutes les opinions sont possibles à ce sujet, encore faut-il qu'elles soient construites et étayées, ce qui n'est pas le cas ici. Un peu léger pour un auteur. Rédhibitoire même.
Même le final tombe à plat, avec une tentative de justification de Dini concernant la nécessité de s'étaler ainsi sur sa vie privée.
En gros, il conclut que si l'histoire peut servir à quelqu'un d'autre, il a raison de la raconter. Alors, sans doute, mais pour qu'elle puisse servir, encore faudrait-il qu'elle contienne des éléments de nature à pouvoir être appropriés par le lectorat. Et une réflexion construite (que ce soit sur la gestion psychologique de l'agression, les changements pratiques qu'elle engendre...) plutôt qu'un descriptif nombriliste.
En somme, quelle leçon Dini retire-t-il de tout cela (après une petite phrase d'un disquaire) ? Qu'il existe des gens moins bien lotis que lui. Wow... ah ben attention, pas trop de philosophie avant-gardiste hein, on risque de se griller les neurones !
Plus sérieusement, tout cela est très dommage car le matériel était là, mais pour avoir quelque chose de mythique à raconter, ou de simplement intéressant, il ne suffit pas de se faire casser la gueule. Il faut avoir envie de creuser un peu, de se salir les mains, de se balader en dehors des voies pavés et trop fréquentées, de réfléchir un minimum.
Le lieu commun est l'ennemi mortel de l'auteur. Parvenir à en aligner autant, à transmettre si peu, après avoir vécu quelque chose d'aussi effroyable est... vraiment triste.
[1] Il est intéressant de constater que l'auteur ne fait rien pour prévenir l'agression et ce pour une raison bêtement idéologique : il est face à des personnes de couleur et ne veut pas "faire son vieux jeu à changer de direction dès qu'il voit deux Noirs". Or, autant il est ridicule de suspecter un individu à cause de sa couleur, autant il l'est tout autant de ne plus prêter attention à des types louches juste parce que le faire pourrait éventuellement être considéré comme un "a priori" raciste. Il est isolé, de nuit, face à deux types encapuchonnés, bien sûr qu'il faut se méfier ! Qu'ils soient blancs, noirs, verts ou jaunes à pois bleus. Les gens se jugent sur ce qu'ils font, pas ce qu'ils sont.
Ne pas se retrouver là où il ne faut pas (et donc en position d'être agressé) est le premier principe de la véritable défense personnelle, si décriée en France. Un point que l'auteur aurait pu développer, il a choisi au contraire de ne pas revenir sur les mauvais choix (et la méconnaissance) qui permettent parfois l'irruption de la violence incontrôlée. Dommage.
[2] Il est très étonnant pour un auteur d'avoir ce rapport naïf et incongru à la fiction. Celle-ci permet sans doute parfois de supporter le réel, mais elle n'en est évidemment pas l'exact reflet. Dini semble dire ici qu'il est déçu que la vraie vie ne soit pas aussi "juste" que la fiction décrite dans les séries Batman. Si tel était véritablement son état psychologique à l'époque, l'on imagine d'autant plus le traumatisme. Les saloperies nourrissent la fiction, elles ne la tarissent pas. Au contraire, la fiction est là pour permettre l'abréaction (ce qu'il n'a pas tout à fait compris puisqu'il est obligé de se mettre en scène pour parvenir à une forme de catharsis).
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