Pourquoi il faut lire la BD « Comme Convenu » de Laurel




Laurel est une dessinatrice indépendante qui est devenue populaire grâce à son blog il y a plusieurs années et qui a, depuis, dessiné plusieurs œuvres, comme la série de BD Cerise (du prénom de sa fille) ou des jeux vidéo Safari Party, Grub et ses dérivés. Son style, à la fois simpliste, clair et amusant, délivre une certaine candeur. Un côté qui correspond bien à l'auteure, qui se met souvent en scène et définit ainsi son alter ego sur papier, proche de la réalité. Des nombreuses cases auto-biographiques que Laurel a produit durant son parcours, celles de son projet actuel sont de loin les plus passionnantes.

Dans Comme Convenu, que les internautes peuvent lire gratuitement depuis le site dédié, aussi bien sur un ordinateur qu'une tablette ou un smartphone (idéal dans ce cas précis), Laurel retrace son parcours de dessinatrice de jeux vidéo (ou plus exactement d'applications mobiles) à San Francisco, dans la Silicon Valley en Californie. Son conjoint Adrien, sa fille Cerise et leur chat Brume ont osé franchir le pas et tenter le rêve américain. Le couple s'est adjoint l'aide de Joffrey et Luc (noms modifiés), deux Français avec qui ils fondent le studio Boulax (idem). Confiants envers ces entrepreneurs qui s'avèrent être des escrocs, un véritable cauchemar commence pour le couple, qui se retrouve piégé à coup d'obligations administratives liées à l'entreprise et par conséquent à Joffrey (le CEO), qui exerce une véritable emprise sur eux.

Privé d'économie (et donc de possibilité de rentrer en France), Laurel et Adrien ont vécu durant des années un calvaire professionnel qui a évidemment eu des conséquences sur leur vie personnelle. Des promesses de remboursement de déménagement à la vie en colocation avec deux autres employés dans un lieu qui sert également de bureau à tout le monde, en passant par les coups bas de Joffrey et Luc, les mésaventures de Laurel paraissent improbables tellement le traitement humain envers des salariés est hallucinant. Mais ce genre de personnes toxiques est malheureusement inhérent à la vie active. Une rapide recherche sur Internet permet de connaître les noms réels de l'entreprise, de Joffrey et Luc. Ces deux connards bénéficient évidemment d'anonymat dans la bande dessinée pour éviter un procès pour diffamation. Mais on se rend vite compte en se baladant sur la Toile, entre les vidéos et les propos tenus, que le doute n'est pas permis. C'est d'ailleurs le seul reproche que certains pourraient faire à la BD. Son point de vue extrêmement subjectif biaise peut-être des éléments que le lecteur ignore. Si le rapport factuel des évènements est assurément bien retranscrit, les plus sceptiques pourront y voir une charge poussive envers deux personnes. La concordance des situations et des publications diverses sur les réseaux sociaux de Laurel et Adrien confortent évidemment tout ce qui est décrit dans l'ouvrage (et lève donc le doute s'il pouvait être de mise chez les plus récalcitrants).

Chaque planche se compose de quatre cases, le tout en noir et blanc, à raison d'une page publiée quasi quotidiennement depuis 2014. Les 250 premières composent le tome 1, le second (et dernier) touche à sa fin puisqu'il ne reste plus qu'une trentaine de pages à dévoiler. De quoi lire la quasi-intégralité de Comme convenu en une seule fois et ne pas faire preuve de la patience qui accompagnent les fidèles internautes depuis le début de l'aventure.

Le témoignage de Laurel dresse un amère portrait d'un monde du travail souvent méconnu : celui des start-ups françaises expatriées à San Francisco œuvrant dans le numérique. A ce titre, les novices des codes digitaux ne seront pas perdus grâce à des explications efficaces d'un jargon parfois technique. Si le développement de l'histoire est évidemment à découvrir par soi-même pour éviter ici les révélations (certaines se devinent aisément, cf. le dernier paragraphe et la dernière image de cet article qui expliquent le titre de l’œuvre, ne pas lire si vous préférez la découverte), il faut s'attarder sur la propre mise en abîme de la bande dessinée. Au bout d'un moment, Laurel, toujours en plein déboires, se dessine en train de travailler sur la toute première planche du livre, sans savoir, donc, où elle en sera quand ce projet sera achevé. Le récit se poursuit, la vie quotidienne de cette famille atypique, tout en sachant que l'auteure elle-même ignore la fin de son histoire. Cela a le mérite de la transparence car l'on pouvait penser que la situation était terminée et les problèmes résolus étant donné que le livre voit le jour, mais nullement (même si on imagine que cette initiative va causer son licenciement). Cette démarche a été salvatrice pour Laurel. Destinée à sa fille, pour qu'elle comprenne ultérieurement le point de vue de sa mère, et aussi à tous les potentiels jeunes recrutés qui vivraient une situation similaire. Le dessin d'une planche de Comme convenu était son unique moment de libération lors d'une grande et longue dépression.

Dépression qui n'a jamais été aussi bien croquée puisqu'elle est subtilement affichée par des petits détails qui feront toute la différence jusqu'à l'explosion des sentiments. Mais Comme convenu n'est pas focalisé uniquement sur des aspects négatifs, bien au contraire, beaucoup de situations sont traitées avec légèreté et, surtout, avec humour. Aussi bien la naïveté incroyable des protagonistes tout le long du récit que des disputes avec Joffrey décrochent un sourire. C'est là le propre de cette œuvre hors-norme : conter un pan de vie ponctué de multiples problèmes, plutôt graves, tout en gardant une approche paradoxalement optimiste. Ainsi, de banales scènes du quotidien, comme le couple qui dîne avec leur fille en leur faisant découvrir une série télé donne les larmes aux yeux.

La solide base de fans de Laurel a permis d'accroître la visibilité de Comme convenu. Depuis quelques semaines, plusieurs grands médias en font écho. Pour cause : la campagne de financement participatif pour auto-éditer les deux tomes a explosé tous les records (en plus du sujet porteur et intéressant pour les lecteurs évidemment). En effet, avec près de 270.000€ amassés en quelques jours par 8.000 contributeurs en 2015, elle a publié 9.000 exemplaires du premier tome via Ulule.fr. Les donateurs ont tenu à ce que l'artiste conserve l'argent en trop pour payer ses dettes. Rebelote début mars : le financement du second tome est déjà assuré à hauteur de 250.000€ alors que la campagne devait durer jusqu'au 6 avril prochain et que 9.500€ étaient nécessaires ! 

Une belle revanche et un humanisme rare pour Laurel et sa bande dessinée, qui se nommait The Daily Struggle avant de devenir Comme convenu, premiers mots d'un mail qu'elle a reçu lui annonçant qu'elle était virée : « Comme convenu, Boulax arrêtera de te rémunérer d'ici 15 jours. »



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un témoignage important.
  • Drôle et touchant.
  • L'envers du décor de plusieurs éléments : monde du travail, création d'applications, expatriés, Silicon Valley, etc.
  • Le style propre et fluide de l'artiste.
  • Une œuvre lisible sur plusieurs supports, format numérique (idéal sur smartphone) ou papier.
  • Addictif.
  • Gratuit et très accessible.
  • Vulgarisation sommaire des termes techniques qui facilite la compréhension.

  • (Les plus sceptiques peuvent se méfier du prisme über subjectif volontaire, propre à n'importe quelle autobiographie.)