Providence 2 : l'Abîme du temps

Intrigant, fascinant, déstabilisant, le second tome de la série Providence est à la fois plus audacieux, plus fermement ancré dans la mythologie lovecraftienne et plus déroutant dans son déroulement que le premier qui s'avère du coup, et a posteriori, plus aisé et linéaire dans son approche, constituant simultanément un excellent prologue pour une œuvre qui s'avère d'ores et déjà ambitieuse et une introduction étonnamment moderne au Mythe de Cthulhu.  

Alan Moore y déploie cette fois toute son immense culture en évitant de justesse tout pédantisme et manifeste davantage son goût visiblement immodéré pour l'auteur de la Couleur tombée du ciel, des Rats dans les murs ou de l'Abomination de Dunwich, trois des œuvres presque ouvertement citées dans ce second tome d'une densité hallucinante. Intriquant la quête du candide (et souvent agaçant dans son apparente naïveté) Robert Black - un journaliste qui s'est mis en tête de rédiger un traité sur le folklore magique de la Nouvelle-Angleterre à partir de livres prétendument maudits - avec la réalité fuligineuse dissimulée sous la verdure austère de la campagne du Massachusetts, il titille constamment, avec une malice sadique, l'intelligence et le pouvoir de concentration du lecteur en le fourvoyant et le poussant à revenir régulièrement en arrière afin de corroborer ses hypothèses et vérifier la cohérence de sa progression. Ceux qui avaient goûté à Neonomicon seront dès lors préparés à une telle dynamique, d'autant que ce volume revêt certains des flamboiements eschatologiques quasi-nauséeux qui caractérisaient cette œuvre de la même équipe artistique. 

Cette fois, le procédé utilisé dans Providence tome 1 (l'alternance savante entre des pages de comics architecturées avec soin par un Jacen Burrows au sommet de son art et celles d'un recueil de pensées du personnage principal aussi précis que redondant) atteint ici ses limites, et vraisemblablement la patience de nombre de profanes. Dans un premier temps, on est tenté de sauter ces lignes manuscrites serrées, de lire en diagonale ces paragraphes étouffants, conférant un éclairage parfois ambigu sur les événements déjà racontés en images tout en agrémentant le récit de sensations, d'émotions ou du compte-rendu millimétré de rêves obscurs qui serviraient de base à de potentiels romans, puis on se rend compte qu'on n'avait peut-être pas tout compris dans les dérapages temporels, les itérations narratives et les fausses ellipses relatées dans les cases illustrées et leurs phylactères ambivalents. C'est alors que, dans un second temps, on se rend compte de l'acuité perverse de cette technique, qui permet de se plonger dans la psyché de plus en plus perturbée de cet écrivaillon en train de découvrir l'horreur rampant dans les recoins les plus mystérieux de la région de Boston tout en persistant à en nier l'évidence (c'en est presque comique de le voir tenter de donner une explication vaguement psychanalytique à tous les actes immondes et les choses indicibles dont il a été témoin - voire acteur malgré lui) : le dialogue dans lequel il rationalise puis réinterprète les informations données par le photographe underground Ronnie Pitman (au nom volontairement très proche du Pickman de Lovecraft) est un pur délice en ce sens. 

Du coup, se dévoile en filigrane une forme de complot millénaire ourdi par des sectateurs vaguement conscients de la portée de leurs actes et dans lequel notre pauvre Robert Black s'avère (mais en toute inconscience) sinon une pièce maîtresse, du moins un pion aux pouvoirs insoupçonnables. On savoure ainsi le décalage incroyable entre ce qu'on voit ou aperçoit, ce qu'on devine (dont la monstruosité est directement proportionnelle à la connaissance préalable qu'on a de l'univers de Lovecraft) et surtout ce qu'en déduit péniblement le héros qui s'entête à nier l'évidence - ce qui lui permet, paradoxalement, de conserver un semblant de santé mentale. Encore un point à mettre au crédit des anciens joueurs de l'Appel de Cthulhu (le jeu de rôles de Chaosium) qui avaient assimilé que, parfois, il valait mieux pour leurs personnages qu'ils ne se rendent pas compte des ignominies qui se déroulaient devant leurs yeux afin d'espérer survivre dans une bienheureuse ignorance. D'autant que Black se retrouve non seulement spectateur innocent, témoin malgré lui d'évidences liées à une réalité parallèle et ô combien terrifiante, mais également participant de premier plan d'un acte fondateur qui renvoie encore une fois, par-delà les abîmes du Temps, à celui évoqué dans Neonomicon.

Souvent perturbante, la lecture de ce second tome réveillera sans nul doute l'intérêt des anciens amateurs de Lovecraft (les références sont légion, amenées finement, jusqu'à ce qu'apparaisse HPL lui-même, personnage-clef de sa propre mythologie), qu'ils aient été Maîtres des Arcanes de l'Appel de Cthulhu ou fans tardifs de Reanimator. Les frontières entre les univers adjacents s'effritent et on a des aperçus de plus en plus prégnants de ces Contrées du Rêve à la lisière desquelles rôdent ou se terrent, attendant leur heure, les êtres qui naguère régnèrent sur notre réalité. Ces visions oniriques viennent encore davantage troubler la tangibilité des faits racontés, d'autant que cela est souvent fait avec une élégance et une virtuosité rares pour ce type d'ouvrages. Les entretiens avec l'écrivain Randall Carver revêtent ainsi ce raffinement suranné, empli de tournures fleuries et de métaphores alanguies, qui relèvent le niveau déjà élevé de cette œuvre singulière, de plus en plus difficile d'accès mais si terriblement séduisante.

A présent, les dés sont jetés, les pions ont été avancés sur le Grand Echiquier cosmique et la Terre est évidemment condamnée, tout comme l'âme maltraitée de notre pauvre héros. A moins que...




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Cette fois, on y est : en plein dans le mythe de Cthulhu. Ne manquent plus que les Grands Anciens...
  • Plus littéraire, plus sombre, plus sournoisement terrifiant.
  • On y rencontre Lord Dunsany et... Lovecraft lui-même !

  • Ardu à lire, de par sa narration perturbée et ses références innombrables.
  • Les passages du recueil de pensée peuvent s'avérer plus que fastidieux, même s'ils se révèlent, sur le long terme, nécessaires.