Retour sur une série super-héroïque aussi brillante que percutante : The Boys.
Avec ce comic violent et outrancier, Garth Ennis repousse les limites d'un genre qui a trop tendance à ronronner. C'est incontestablement une page importante de l'Histoire des comics que l'auteur a écrite ici, la série se distinguant par une approche "réaliste" et sans concession des Masques et de leurs tares. Alors bien entendu, il y a du cul, de la violence, des gros mots, et l'on pourrait s'arrêter à cette première couche superficielle. Cela serait faire fi d'une profondeur certaine, d'un humour efficace, d'une émotion bien présente et d'une charge, ultra-violente, sur le capitalisme sauvage et les multinationales déshumanisées. Pas mal pour une BD chargée en sperme et en hémoglobine.
Tout est-il parfait pour autant ? Probablement pas, mais l'auteur a tout de même réussi à nous tenir en haleine pendant 72 épisodes et à nous faire aimer des personnages multifacettes, aussi effrayants ou détestables que parfois touchants.
Mais commençons par planter le décor.
Les super-héros causent des dégâts. Beaucoup de dégâts. Et en plus, ils s’en foutent. Parce que, dans la vraie vie, le sens des responsabilités n’est pas automatiquement livré avec les pouvoirs. Pour faire tenir tous ces connards en place, il y a Butcher, la Fille, la Crème et le Français. Tous bossent pour la CIA. Et la plupart sont si bons qu’ils font peur même aux encapés. Alors, quand Hughie se voit proposer de rejoindre l’équipe, il accepte. Parce qu’il a de bonnes raisons d’en vouloir aux surhumains mais, aussi, parce qu’il n’a pas vraiment le choix. Quitter l’Écosse pour New York ne sera pourtant pas le changement le plus radical dans la vie de Hughie car, dans son nouveau boulot, il sera confronté à une réalité dont les comics ne parlent pas.
Si Darick Robertson, aux crayons, s'acquitte fort bien de sa tâche, son style graphique demeure relativement passe-partout. C'est ailleurs qu'il faut aller chercher la force réelle de The Boys : en effet, les héros dépeints par Ennis figurent parmi les plus humains que l'on ait jamais vus. Ils ont des défauts, sont violents, vantards, pratiquent le harcèlement sexuel (d’une manière fort directe ma foi), bref, ce sont des super-connards (ce qui est statistiquement assez réaliste remarquez).
Mieux encore, les fameux types de la CIA ne font pas non plus office de "gentils", car eux aussi sont humains, même si leur côté "sans pouvoirs" les rend sans doute un peu plus sympathiques.
— Je suis ton ami. Si je ne pouvais être ton ami, autant mourir. Et si ce doit être de ta main, ainsi soit-il.
Alors, mince, c’est une histoire sans héros alors ?
C’est surtout une histoire sans manichéisme et sans leçon facile. Car ce qu’Ennis fait ici, c’est tout simplement dévoiler ce qui se passe après le mot "fin" de l’histoire, en dehors des caméras et des versions officielles, une fois les comics refermés et les volets tirés. Il démontre, avec une grande finesse, qu’un Captain America tel que nous le connaissons, ça n’existe pas, pas plus qu’un Peter Parker. Il répond à la fameuse question "who watches the watchmen ?" tout en démontrant que ceux qui nous gardent de nos gardiens seront amenés, eux aussi, à susciter la crainte et la haine. Bref, dans une histoire ultra-vitaminée et peu versée dans le politiquement correct, il assène quelques vérités avec une subtilité qui échappera sans doute à ceux qui ne verront ici qu’un gros défouloir. Mais qu’importe, les deux niveaux de lecture existent et peuvent cohabiter sans se nuire.
Si en apparence Ennis peut jouer parfois les bourrins, il s'avère magistral sur le fond et la forme de son récit, allant parfois, au lieu de soutenir ses propres convictions, jusqu'à développer l'idée que rien n'est évident, que croire aveuglément un menteur professionnel n'est pas très avisé, et qu'adhérer sans prudence à une thèse, même si elle est joliment présentée, n'est pas forcément très futé. Bien entendu, le scénariste dit "quelque chose" de la société américaine, du capitalisme, des politiques, de la guerre, mais il n'emploie pas cette méthode idiote qui consiste à penser que si l'opinion défendue est partagée et a l'apparence de l'évidence, elle peut être enfoncée dans l'esprit des lecteurs avec de gros marteaux et peu d'efforts. Avec Ennis, le lecteur se sent respecté, et c'est plutôt agréable comme sensation.
Le travail d'écriture des personnages est lui aussi exemplaire. Hughie notamment est décrit par le biais d'un thème au cœur du concept super-héroïque mais également au centre des préoccupations de bien des gamins (et des adultes) : la déception de ne pas être à la hauteur, la frustration de ne pas être un dur, un type cool, à la Eastwood, qui botte des culs tout en balançant une bonne réplique. Bien des gens vous diront, avec maladresse, que la violence ne résout rien, qu'il vaut mieux faire preuve d'intelligence, que l'on se sent meilleur lorsque l'on a des principes... un discours qui, malheureusement, trouve vite ses limites dans la froide réalité de notre monde, gouverné par le plus fort, que ce soit au sein du concert des nations ou au milieu d'une cour d'école.
Ennis, ici, creuse profondément dans l'esprit et le cœur d'Hughie, en sort toute l'amertume, l'aigreur, les non-dits, et finit par mettre à jour sa véritable personnalité. Car c'est lui le héros de l'histoire, pas les Masques. C'est lui le brave type. Celui qui a une conscience. Ce que l'on découvre alors c'est pourquoi il est comme ça. Non pas plus faible mais meilleur. Non pas fragile mais sensible. Quant à la référence au Club des Cinq, renforçant encore l'innocence et la pureté du personnage confronté à la laideur du monde des adultes, elle est aussi amusante que pertinente.
Homelander et Annie January, sous la plume de Garth Ennis.
— Je dois avoir des rapports sexuels avec vous pour rejoindre l’équipe ?
— Bill Clinton pourrait contester cette formulation, mais sinon, c’est bien ça.
— Mais vous êtes les Sept ! C’est dégoûtant ! La trahison de tous les idéaux que vous représentez ! Vous êtes les héros les plus puissants de la terre…
— Oui. Et on aime bien se faire sucer la bite.
— Oui. Et on aime bien se faire sucer la bite.
La violence, quant à elle, peut recouvrir bien des formes dans cette longue saga. Ainsi, dans cet univers profondément cynique, seul l'amour liant Annie et Hughie permettait de contrebalancer la noirceur des Masques et les méthodes de la CIA. C'était la goutte de pureté dans un océan de merde. La romance vire pourtant au tragique dans l'un des arcs les plus réussis de la série, non seulement à cause des mensonges qui la sous-tendaient mais surtout parce que Hughie découvre, grâce à "l'aide" de Butcher, comment Stella a pu rejoindre les Sept (rappelons que ces derniers l'ont à l'époque obligée à avoir des rapports sexuels avec eux).
Tout dans ce tome n'est que violence. Pourtant, elle n'est pas forcément apparente. C'est la folie contenue de Homelander ; les traces de sang sur un siège qui en disent long sur les pratiques pédophiles d'un personnage ; c'est Butcher et la vidéo qu'il dévoile à Hughie... pas d'orgies cette fois, pas de dépeçages, mais une perfidie constante, totale, et le sentiment que rien ne peut échapper à la corruption et à la saleté.
La réaction de Hughie est représentée de manière magistrale. Après la stupéfaction et la peine, celui-ci souffre tellement qu'il n'a qu'une idée en tête : s'engager dans une fuite en avant, faire souffrir Annie également, quitte à tout détruire, à aller jusqu'au point de non-retour. Il sait pourtant qu'il fait fausse route, que ce n'est pas là une réaction sensée, mais la douleur est telle qu'au lieu de chercher à l'atténuer par la discussion, il ne peut que se résoudre à l'augmenter, encore et encore, en insultant, en humiliant, en essayant de faire mal à son tour.
Rarement la psychologie humaine aura été aussi bien décrite dans un comic.
Et tout est ainsi, brillant et bien pensé. Que ce soit les premiers épisodes, avec une entrée en matière aussi brutale qu'intelligente ; la déclinaison, très ironique, des différents groupes de super-héros ; le passage obligé des "origines", souvent fort bien écrites si l'on excepte celles du Français ; la violence et la folie qui s'insinuent partout et salissent les plus nobles des sentiments ; une parenthèse à base de spleen écossais qui en dit long sur le héros principal ; ou encore l'habile mise en scène des pratiques douteuses d'un monde devenu amoral. En effet, si les encapés ont un comportement souvent condamnable, les coulisses nauséabondes qu'Ennis dévoile, à base de corruption, de plans de communication, d'orgies démentielles et de manipulation, sont pires encore.
Peu d'auteurs pourront se vanter d'avoir fait autant, et aussi bien, avec un matériel d'encapés.
Ce qu'il reste de The Boys ? Le regard poignant de la Fille, l'amour platonique du Français, le destin tragique de la Crème, la cruelle nécessité d'un Butcher, la plume amère d'un Ennis vertigineux, et puis Hughie, la touche d'innocence et d'espoir nécessaire pour avaler la noirceur d'un monde trop ignoble pour être sauvé, même par des types en collants.
Cette série, aussi désespérée qu'optimiste, aussi trash que subtile, est un pur chef-d'œuvre, drôle, poignant et détonant.
Un comic indispensable.
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