Tokyo Kaido nous plonge dans le quotidien improbable de jeunes patients internés à la clinique Christiania, spécialisée dans les troubles du cerveau, sous la houlette de l'intriguant Docteur Tamaki, dont le look androgyne laisse rêveur. On y trouve ce jeune homme qui ne peut s'empêcher de dire ce qu'il pense, sans aucun filtre, déversant à ses interlocuteurs malchanceux sa haine pour le monde qui l'a fait ainsi (il a été victime d'un accident qui lui a laissé un fragment dans le cerveau). Tout le contraire de cette jeune femme, patiente douce et attentive, qui est la proie d'orgasmes incontrôlés et imprévisibles dont l'origine est inconnue. A leurs côtés, il y a cette petite fille qui vit dans une réalité dont les humains sont absents, s'émerveillant de tout ce qui l'entoure et incapable de communiquer avec autrui, et ce garçon seul survivant d'un drame, qui se prend pour un surhomme prêt à sauver la planète d'une invasion extraterrestre.
Aussi déroutant que fascinant, le premier tome fait partie
de ces œuvres inclassables qui suscitent des sentiments contradictoires. Le
style épuré mais ciselé, d'une netteté presque chirurgicale, induit pour chaque
case des interprétations équivoques mêlant symbolique et onirisme. C'est incontestablement beau, par moments teinté d'une sorte d'innocence puérile, d'autres fois admirable dans sa conception graphique, sa recherche de l'épure signifiante et sa composition savante. Tout en multipliant les angles de vue, Mochizuki ne pratique pas l'ostentatoire et nous laisse le soin de voyager au-delà des cases millimétrées. D'autant que
les personnages, tous plus énigmatiques et singuliers les uns que les autres
(tant les patients que les praticiens de cette clinique du cerveau),
interpellent automatiquement l'imaginaire du lecteur qui parviendra pourtant
difficilement à s'identifier, cherchant constamment à anticiper sur des
caractères et des situations qui finissent immanquablement par lui échapper.
Rien n'est figé, rien n'est certain dans ce récit particulier, parfois
sobrement angoissant, parfois délicatement émouvant comme dans la partie
"livre dans le livre" où l'on explore le manga - intitulé "Tokyo Kaido" ! - que Hashi, le garçon mal dans sa peau, est en train de créer en y injectant toute sa frustration et sa
douleur.
Pour ce premier tome sous-titré les Enfants prodiges, on pense parfois à Twin Peaks, parfois aux X-Files (le lecteur attentif ne peut pas passer à côté de subtiles allusions) avant d'opter, mais sans grande conviction, pour les Nouveaux Mutants : en fait, on ne sait pas vraiment où l'on va avec cette œuvre délicieusement poétique semblant construite sur une multitude d'images subliminales, toujours à la lisière du fantastique mais sans jamais l'aborder de front - surtout que la question de l'interprétation est au centre du récit. Qu'est-ce qui est réel ? Et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Philip K. Dick n'a qu'à bien se tenir. Si ça se trouve, on en ressortira avec de pures tranches de vie de personnes qui se croient différentes et cherchent simplement, avant de comprendre pourquoi, à s'intégrer dans la normalité d'un quotidien qui leur échappe. Leur souffrance, leur incompréhension, leurs joies et leurs peurs sont bien concrètes et nous rappellent qu'il s'agit de patients que leur handicap place à part de notre société. A moins que leur vision de la réalité soit plus effective que la nôtre et que les aliens, qui ont déjà débarqué sur Terre, nous aient clairement éradiqués.
A vous de voir.
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