À part Franquin, la BD c'est de la merde

Coucou ! C'est Poncif, je suis avec mon pote Niaiserie, on vient pour découper les auteurs de BD en rondelles !


Tiens, ça fait longtemps que je n'avais pas réagi à une ineptie. Faut dire que j'ai été pas mal pris ces derniers temps et que j'ai pratiqué une salutaire diète des médias. Ne se préoccuper que de fictions en mettant de côté les milliards de conneries que l'on peut voir ou lire sur le net ou à la télévision, ça fait un bien fou.
Et puis, un jour, c'est la boulette. Le click de trop. Et l'on tombe sur un article de LaLibre.be dans lequel un écrivain, Florence Richter, sort quelques énormités et se coupe le doigt en maniant une hache trop lourde pour elle.
Du coup, comme ce dimanche gris et pluvieux incite à côtoyer l'abîme, hop, on plonge dedans.

Alors, qui est-ce, déjà, Florence Richter ? Car vu ce qu'elle assène, avec la tranquille suffisance de l'ignorant ne se rendant pas compte de la portée de ses paroles, c'est peut-être bien de s'intéresser un peu à son parcours. Le site écrivainsbelges.be nous apprend qu'elle est criminologue de formation et qu'elle travaille fait acte de présence dans l'administration. Jusque-là, pas spécialement le CV qui tend à faire croire que la personne est spécialement versée dans le neuvième art. L'on apprend tout de même qu'elle a été éditrice aux éditions La Renaissance du Livre et qu'elle est rédactrice en chef de Lectures, la revue des bibliothèques publiques (belges). En tant qu'auteur, la jeune femme a publié La déesse et le Pingouin, un "conte philosophique où se fécondent mutuellement l'essai et la fiction" selon l'éditeur. Ça va, ce n'est pas trop pédant comme présentation. Outre donc l'hybride fécondé, Florence a aussi publié deux livres consacrés aux auteurs ayant eu des démêlés avec la justice, ce qui lui permet de rapprocher (et féconder ?) ses deux passions : la littérature et les criminels.

Rien de personnel, hein, Flo.
Bon, pas un parcours transcendant donnant une éclatante légitimité pour juger l'ensemble de la bande dessinée et ses auteurs, m'enfin, reconnaissons une fibre littéraire et une implication réelle dans le monde des livres, ce qui devrait inciter, en général, à les respecter un peu.
Ce n'est pourtant pas vraiment le cas au vu des propos de Florence.
Que nous dit-elle exactement ?
Eh bien, qu'à son avis, la BD ne fait pas partie des Beaux-Arts. Sauf Franquin.
Et c'est bien cette exception incongrue qui rend l'avis saugrenu et la sentence ridicule. Voyons cela en détail.

Pour ce qui est du débat stérile "est-ce que tel machin est un art plus grand que tel autre ?", franchement, on s'en bat les organes reproducteurs jusqu'à éjaculation. L'art, quand il est bien pratiqué, il est forcément grand, il est forcément beau, il est forcément universel et essentiel, qu'il repose sur des dessins, des notes de musique ou des mots. Laissons donc l'épineux problème de la classification des supports artistiques aux amateurs de masturbation neuronale et tentons de rester sur le factuel.
Pourquoi diable, selon Florence, Franquin échapperait-il au gros paquetage mental dans lequel elle semble ranger l'ensemble de la production mondiale de BD ? Tout simplement parce que, lui, "il écrit et dessine plus que des histoires, il a créé un univers, mieux : une vision du monde".
Hmm... on parle bien du même, hein ? André Franquin, l'auteur de Gaston Lagaffe ? Le créateur du Marsupilami ? Qui a bossé aussi sur Spirou et Fantasio ? Oui, c'est bien lui.

Mais enfin, Florence, c'est hallucinant de connerie ce que tu racontes là. Franquin serait le seul auteur de BD, dans le monde, a avoir créé un univers ? À pouvoir s'enorgueillir de posséder une "vision" qui lui est propre ?
Sans vouloir faire offense à Franquin, qui n'a rien demandé le pauvre et est sans conteste l'une des grandes figures de la BD franco-belge classique, en quoi serait-il si unique ? Qu'est-ce qui lui permettrait de distancer aussi nettement des artistes tels que Hergé ou Jijé, pour en rester dans les auteurs belges qui ont œuvré avant lui et ont même été ses mentors ?
Et quid du reste de la production mondiale ?
Parce que, des artistes qui ont une vision du monde et ont créé un "univers" leur étant propre, on en connaît quand même un paquet. Qu'est-ce qui pourrait justifier qu'un Franquin (pour qui on a le plus grand respect, encore une fois) soit mis à part, devant des Moore, Thompson, Miller, Smith, Mignola, Talbot, Ennis, Ware, Eisner, Mack... ?
Ben rien. C'est ça le problème.
Peut-être que Florence aime beaucoup Franquin, peut-être même qu'elle ne connaît que lui, mais malheureusement pour elle, le fait d'ignorer tout un pan artistique que l'on se permet de juger ne le fait pas disparaître pour autant.

Voyons un peu maintenant pourquoi Florence aime autant Franquin.
En vrac, la fan de ce bon vieux Gaston nous dit qu'il se bat contre les méchants capitalistes, qu'il est écolo, pas macho, tolérant, "anti-spéciste", bref, en gros, Florence nous explique que Gaston est un bobo gauchiste adepte de toutes les merdes idéologiques à la mode (sans doute pratique-t-il, dans son esprit, l'écriture inclusive), et qu'il incarne à la perfection l'aboutissement intellectuel du mâle post-soixante-huitard moderne.
Mais en fait, Florence, tu écris sous acide ou bien ? Parce que, perso, j'avais toujours vu dans Gaston un type décalé, fainéant, naïf, gentiment bébête, rêveur et passionné de cuisine et de musique, mais certainement pas le personnage décrit à travers des lunettes trop contemporaines et subjectives pour pouvoir se fier à leur effet de grossissement sélectif.
Tout cela se termine par une défense maladroite de l'adaptation cinéma sortie récemment et condamnée par la propre fille de l'illustre auteur, Isabelle Franquin. Cette dernière a évoqué un "désastre" et a regretté de n'avoir rien pu empêcher malgré son droit de regard (cf. cet article du Figaro).

Je ne sais pas du tout ce qu'a voulu faire Florence – défendre un auteur, un film, parler d'art en général, montrer sa connaissance de la BD – mais en tout cas, c'est raté.
Font chier ces connards avec leur art mineur !
Elle dit au début de l'article : "je dois être bête, bornée, ringarde, complexée, élitiste..."
Certainement, oui. Mais là n'est pas le problème. Enfin, si, être bête est un problème. Mais l'on peut être borné, ringard, complexé et élitiste tout en défendant un point de vue avec intelligence. Ici, ce n'est pas le cas, tout simplement parce que les éléments évoqués pour censément démontrer la supériorité de Franquin sur l'ensemble des autres auteurs de BD, dans le monde et à travers le temps, ne sont évidemment pas de taille à soutenir le propos.

Évidemment, les gens peuvent proférer des âneries. C'est même la fonction première de la plupart des gens. Mais quand c'est un auteur, travaillant en plus dans le domaine de l'édition, qui se permet de faire des généralités absurdes sur un pan du secteur qu'il se devrait de comprendre et connaître, là, c'est quelque peu inquiétant.
Florence dit aussi dans sa chronique que, tout comme la BD, la "chanson" ne peut être rangée dans la catégorie – apparemment prestigieuse – des Beaux-Arts. C'est là tout le problème de ce raisonnement biaisé : les chansons, tout comme les BD, sont trop nombreuses pour que l'on puisse les juger en bloc. Peut-être qu'effectivement je ne rangerais pas La Merguez Party ou Tu veux mon Zizi ? dans les Arts Majeurs, cela n'empêche pas des titres comme Sultans of SwingChild in Time ou Another Brick in the Wall d'en faire, à mon sens, partie. 
L'idiotie de la position de Florence vient du fait qu'elle juge le contenant (et en l'occurrence un contenant qu'elle connaît visiblement mal) en évoquant le contenu, et un contenu très limité. Pour faire une analogie simple, c'est un peu comme si je vous disais qu'une bouteille ce n'est pas très pratique parce que je n'aime pas le cidre. 
Ça a l'air con, hein ?
C'est parce que ça l'est.

Les méandres de la Pensée sont comme certaines ruelles, l'on y rencontre des Monstres qu'il faut parfois combattre.