Les Aventuriers de la Mer



Robin Hobb [1] aligne les mots comme on respire : sans jamais s’arrêter. Depuis le début de sa carrière, elle a créé plusieurs longues sagas de fantasy, en connexion les unes avec les autres, dont la plus connue : le premier cycle de l’Assassin Royal. Les Aventuriers de la Mer suit une multitude de personnages projetés dans les affres de l’existence face à un équilibre rompu entre différentes factions, Terrilville, Jamillia, Chalcède,... Un monde où le commerce maritime et la piraterie dominent, sous la menace des serpents de mer et de la légende des dragons.

Chaque famille des Premiers marchands de la colonie de Terrilville, située à la frontière du Désert des Pluies, possède, à crédit sur plusieurs générations, un vaisseau particulier pour leur commerce : une vivenef. En partie en bois sorcier, dont la figure de proue, ces étonnants navires se voient dotés d’une conscience lorsque le troisième membre d’une même lignée meurt sur son pont. Ainsi, le bâtiment acquiert le savoir et les souvenirs des précédents capitaines, ce qui le rend plus prompt à réagir aux situations dangereuses et un lien empathique unit chaque vaisseau à leur famille respective. Ce navire en bois exceptionnel permet de remonter le fleuve du Désert des Pluies, à l’eau corrosive, afin de faire commerce d’objets merveilleux pillés dans les antiques cités enfouies des Anciens. Une vivenef possède aussi le défaut de sa qualité : avec un esprit dérangé, le bateau devient instable spirituellement et nocif pour son équipage.
Les Vestrit détiennent la vivenef Vivacia, mais le capitaine Ephron Vestrit se meurt et la situation financière est préoccupante... Contre toute attente, sa fille cadette au pied marin, Althéa, ne récupérera pas le bateau : il reviendra à son beau-fils colérique et violent, Kyle Havre, originaire de Chalcède. Marié à Keffrai, l’aînée, avec la bénédiction de Ronica, l’épouse du capitaine, il croit pouvoir éponger les dettes, en bravant l’un des interdits de Terrilville : le commerce d’esclaves. Or, il ne peut naviguer avec la vivenef sans un membre de la lignée ayant du sang Vestrit dans les veines. Il refuse de prendre Althéa, qu’il ne supporte pas. Pour cette raison, il arrache son frêle et lâche fils Hiémain à sa prêtrise.
Malgré les souffrances et les tensions que cela engendre, Kyle quitte le port avec Hiémain pour charger des esclaves. Il abandonne sa femme et ses enfants : Malta, une petite peste qui rêve de gloire, de prince charmant et de produits luxueux et Selden, un gosse mal élevé. Choquée, Althéa entend récupérer son bateau. Elle se heurte à Ronica, sa mère, dépassée par les événements. La jeune femme affronte également sa terne sœur Keffria, à l’ambition des plus plates et qui ne comprend pas les motivations d’Althéa.
L’arrivée des Nouveaux marchands et de l’esclavage bousculent la routine des habitants de Terrilville. Les dettes s’accumulent, les accords sont rompus par le gouverneur de Jamillia et la présence des forbans n’arrange pas le commerce.
Entre-temps, l’ambitieux stratège et fin manipulateur pirate Kennit s’est rendu dans l’île aux Oracles pour y découvrir un indice sur sa destinée. Homme chanceux, tout lui réussit : échapper aux embuscades, aborder des navires aux cargaisons intéressantes, fédérér des matelots aux origines diverses...

Le premier volume de la traduction française se révèle une longue introduction qui se conclut de manière tout à fait artificielle, puisqu’il correspond à un tiers du pavé de la version originale. Assez dense, cette première partie semble confuse dans le foisonnement des personnages, la multiplication des fils conducteurs autour d’une intrigue dont on ne comprend pas encore très bien les enjeux, hormis la récupération de la vivenef familiale et le redressement des finances. La lecture des deux volumes suivants permet de se faire une meilleure idée de la saga.

Les protagonistes de Robin Hobb ne correspondent pas à l’archétype des héros invincibles. Les échecs parsèment leur existence et les mènent là où ils doivent être et non pas là où ils veulent être. L’auteur aborde les doutes, les hésitations et la solitude face au destin, ainsi que le renoncement. En utilisant toutes les formes de l’amour, de l’amitié et de l’attachement (à sa famille, à sa patrie), elle torture psychiquement et fait se mouvoir ses pantins de papier. L’écrivain complexifie leurs relations, les détruit, montre les pires travers des êtres et pourtant ne les rend jamais manichéens. Ils décident, agissent en fonction de ce qu’ils ont vécu, se trompent, mais demeurent logiques avec eux-mêmes : leur comportement, bénéfique ou malfaisant, n’est jamais gratuit. Robin Hobb offre à ses lecteurs une vaste palette de sentiments et d’ambitions. Il en va de même pour les vivenefs, navires pensant et souffrant jusqu’au tréfonds de leurs fibres de bois. L’auteur glisse lors de dialogues des principes et des leçons de vie classiques : se battre pour ce  en quoi l'on croit, agir selon son cœur, se donner les moyens d’arriver à ses fins, apprendre à ne pas se renier...

Plus passionnant, Robin Hobb interroge la notion de temps et de mémoire en confrontant trois espèces : les humains, les dragons et un croisement des deux. Elle définit le cycle de vie d’un dragon, de sa naissance sous forme de serpent jusqu’à sa migration et sa métamorphose en reptile ailé. Ainsi, elle façonne un système de transmission de savoir particulier, lié aux souvenirs des ophidiens et des dragons précédents, qui se propage lors de séances de cannibalisme ou d’ingestion du cocon au moment de la métamorphose, dans le but de garantir sa propre continuité. La personnalité d’un dragon est composé de la somme des connaissances de tous ces prédécesseurs. Le reptile volant vit plus longtemps qu’un humain tout en cumulant une sagesse ancestrale, à la différence de ce dernier.
Dans les Aventuriers de la Mer, pour les humains, le temps appairait comme un axe linéaire qui chemine vers la mort. Pour les dragons, c'est différent : la communication de leurs souvenirs-mémoires crée un temps cyclique (tels ceux de la nature : les saisons...), où alternent naissances et morts de l’esprit multiple, mais un. Pour ces reptiles extraordinaires, le trépas apparaît comme étape de leur transformation, une progression plutôt que celle d’un aboutissement fatal. Chaque animal se renouvelle en ayant "réintégré" ces origines.
Robin Hobb, à travers le pirate Kennit, montre une autre forme d’immortalité : tout au long de son périple, il surmonte tous les obstacles qu’il croise. Et même lorsqu’il trépasse, sa mémoire survit dans la vivenef Paragon avec les autres personnalités accumulées.

Les souvenirs et la mémoire constituent les éléments importants du récit : ils sont rejetés sous forme d’artefacts par les océans sur une plage où l’on reçoit un oracle ; les dragons héritent de leurs mémoires multiples pour ne jamais oublier leur point de départ ; Paragon est torturé par les souvenirs puisés dans le sang versé sur son pont ; les cités des Anciens possèdent d’ingénieux systèmes permettant de s’immerger, jusqu'à la folie, dans les résidus mémoriels. Le souvenir s’avère pierre angulaire de l’existence, qui doit être acceptée, comprise pour évoluer.

Le peuple du Désert des pluies et ce qu’on découvre sur les Anciens montrent une Hybridation entre les humains et les dragons. Réunion des deux principes, ils font le lien entre les deux espèces, mais leur espérance de vie est amoindrie en échange d’un savoir plus grand et d’un accès à la mémoire immortelle.

Les enjeux politiques entre les différentes factions et les castes apportent leurs lots de rebondissements. Le récit met en avant la société bourgeoise des Premiers marchands, refusant l’esclavagisme, aux rapports codifiés avec le peuple du Désert des Pluies, qui n’affiche pas d’ambitions dévorantes, au contraire du Gouverneur. Ce dernier est représenté par un jeune homme adepte des plaisirs faciles, ayant abandonné la direction des affaires intérieures et extérieures à sa cour de nobles profiteurs. Il octroie des terres à tout-va sans respecter les accords passés par ses ancêtres et sème ainsi le trouble autour de lui. Sa nonchalance bouscule la monolithique colonie de Terrilville, forcée de sa remettre en question et d'évoluer.
L'auteur n’oublie pas non plus de brosser le portrait d'une société oppressante, belliqueuse, et esclavagiste. Il en va de même pour certaines femmes, réduites à ne servir qu’un mari, acceptant pour leur très grande majorité leur sort. En plaçant son récit dans le milieu du commerce, elle interroge la valeur mercantile des êtres et des objets. Ce qui s’achète ou non, à quel prix. Par extension, les questionnements autour des colonisations, de l’appropriation. La religion apporte une couche supplémentaire à ce foisonnement métaphysique. Elle aborde la légitimité de l’existence d’un bateau "éveillé" ; peut-il posséder une conscience, être considéré comme vivant ?

Robin Hobb possède l’art consommé de tenir en haleine ses lecteurs, tout en agaçant, grâce à son écriture simple. Elle emploie peu de figures de style, un lexique de base — exit une grande partie du vocabulaire marin —, un saupoudrage de descriptions, mais pas trop. Elle dispose de techniques de dilution pour remplir des lignes au mètre. Sur l’ensemble des neuf volumes, un bon tiers du texte peut être sabré, pour n’en garder que l’essence, des phrases plus précises, concises et synthétiques. L’une de ses méthodes — outre le nombre important de personnages dont on devine qu’ils vont se rejoindre pour un grand final — consiste à raconter un événement avec des points de vue différents sur plusieurs paragraphes. Son autre technique consiste à faire souffrir de mille tourments physiques, mais aussi moraux, jusqu’au ridicule, chaque protagoniste. Ils hésitent et tournent en rond sur plusieurs pages. Ainsi Althéa, la jeune femme soi-disant garçon manqué qui rêve de posséder le navire familial, Vivacia, va perdre un temps fou à se lamenter sur ses affaires de cœur et tourner en rond, là où son agaçante petite peste de nièce, Malta, évolue pour atteindre son objectif de richesse et de prince charmant, malgré les épreuves. Car oui, après quelques morts, tout se termine bien, un nouvel équilibre éclot, et chacun se voit récompensé. Les péripéties sont plus ou moins inégales, certaines confinant à l’ennui et n’apportant que peu à la narration. Une grande partie des chapitres concernant les serpents de mer et leur quête de « Celle-qui-se-souvient » tourne en bourrique ; ils cherchent, repartent, se mélangent entre eux, pensent et conversent d’une manière assez ronflante ; ils suivent un navire, puis finalement l’abandonnent... À plusieurs moments, des flottements narratifs apparaissent ; dans le premier livre (en français), l’auteur dérive dans les méandres de détails inutiles et répétitifs, offrant l’impression de ne pas savoir où diriger sa barque. L’introduction des personnages s’éternise. Leurs atermoiements, réflexions et hésitations permanents ralentissent toute l’intrigue. Si la volonté de dépeindre une psychologie crédible est louable, Robin Hobb oublie la méthode pour synthétiser son récit, curieux pour un écrivain aussi prolifique, publié depuis les années 70 !

Les Aventuriers de la Mer ménage des rebondissements sans discontinuer. Malgré des longueurs, on se surprend à tourner les pages, accroché. La langue simple permet de ne pas buter sur le lexique et d’avaler les lignes. L’intrigue s’avère touffue, les destinées s’entrecroisent et finissent toutes par se rejoindre. Les personnages nombreux et variés voient leurs caractères évoluer après les multiples épreuves qu’ils ont endurées. L’auteur s’amuse de leurs péripéties et les pousse hors de leur zone de confort. Elle éclate la narration, la fragmente pour créer de l’attente chez les lecteurs. Les questionnements universels sur la vie et la transmission ne peuvent que toucher.
Il reste néanmoins certaines interrogations : qui sont les Abominations ? Comment les petits artefacts se retrouvent sur la plage ? Quid d'Ambre, jeune femme mystérieuse ?

Parus en neuf volumes [2], contre trois dans leur langue originale [3], Les Aventuriers de la Mer peut se lire indépendamment de tous les autres cycles de Robin Hobb.
Une saga distrayante, sans prise de tête.


[1] Margaret Astrid Lindholm Ogden écrit des romans de fantasy sous deux pseudonymes : Robin Hobb et Megan Lindholm.
[2] Avec des couvertures moyennement réussies selon les éditions : les personnages ressemblent peu aux descriptions et les figures de proue sont mal fichues, plus petites que celles du texte (il s’agit d’imposants navires, pas de ridicules hors-bords...).
[3] Au choix chez Pygmalion, J’ai lu, France loisir ou désormais regroupés en trois tomes chez Pygmalion.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le cycle de vie des dragons.
  • Des personnages aux caractères et destins variés.
  • Questionnements universels sur la vie et la transmission.
  • Rapide à lire.

  • De sacrés longueurs.
  • Une saga originelle en 3 volumes scindée en 9 livres.
  • Un manque de vocabulaire lié à la Marine, qui aurait apporté une couleur au texte.
  • Le titre français qui ne traduit pas l'idée qui se trouve dans celui de la version originale (The Liveship Traders), laissant penser à une histoire de marins plus traditionnelle.