Isaac Asimov : le Club des Veufs Noirs


Isaac Asimov est l’un des plus grands écrivains de tous les temps. Par la quantité et la qualité de ses textes, par la pertinence de ses propos, par l’immensité de sa culture, par la portée de ses visions ou par le nombre incroyable de récompenses qu’il a glanées. Quel que soit l’angle que vous choisirez, impossible de passer à côté de ce monument de la littérature. Et notez bien que je n’ai pas choisi les termes « Littérature de l’Imaginaire » ou « écrivain de science-fiction ». Certes, il est avant tout connu pour ce genre dans lequel les critiques français n’aiment rien tant qu’enfermer un artiste, si talentueux soit-il, avant que de le dénigrer en le prétendant comme inférieur (mais à quoi ? et sur quels critères ?), mais le "Bon Docteur", comme ses pairs aimaient à l’appeler (en référence à ses nombreux diplômes et à sa gigantesque aptitude à la vulgarisation scientifique), a écrit sur tant d’autres domaines ! Hormis ses traités sur la physique et la chimie, il a publié des guides d’une rare densité tant sur Shakespeare que sur la Bible et semblait inépuisable sur l’Histoire de l’humanité.

De fait, Asimov avait des choses à dire et il possédait cette qualité merveilleuse de pouvoir écrire très vite et sans brouillon. Davantage qu’une passion : la littérature semblait un devoir pour cet homme qui adorait également parler de lui (on l’imagine fort bien inonder son compte Twitter d’innombrables anecdotes sur sa vie professionnelle). Et donc, outre des chefs-d’œuvre de la SF régulièrement réédités (Fondation serait en passe d’être adapté au cinéma !) et des ouvrages de science destinés au grand public, Isaac Asimov s’est frotté également au genre policier. Une frange de la littérature qui avait tout pour lui plaire : le côté millimétré et méthodique des récits d’Agatha Christie l’ont bien évidemment inspiré, ainsi que cet humour bon enfant dont faisaient preuve Miss Marple ou Hercule Poirot au cours de leurs enquêtes. Les habitués de ces récits reconnaîtront sans peine la référence, Le Club des Veufs Noirs rappelant celui du Mardi dans lequel officiait l’héroïne de Christie, cette détective « en fauteuil » qui connaissait si bien la nature humaine.
L’auteur de I, Robot ne s’est cependant pas cantonné à ces personnages de salon puisqu’il a publié quelques nouvelles mettant en scène Wendell Urth, un détective au puissant esprit d’analyse rappelant l’Auguste Dupin d’Edgar Poe. N’oublions pas non plus les romans les Cavernes d’acier et Face aux feux du soleil dont le héros est un policier pugnace flanqué d’un robot humaniste.

Mais revenons aux Veufs Noirs. Au début des années 70, après avoir accepté la commande d’une nouvelle pour un célèbre magazine spécialisé dans les histoires policières, Asimov s’est vite aperçu qu’il aimait beaucoup les personnages qu’il avait créés pour l’occasion – dont certains étaient directement inspirés de ses proches dont les écrivains Lester Del Rey et L. Sprague de Camp. Il a donc poursuivi l’aventure jusqu’à avoir suffisamment de matière pour un premier recueil, en appelant d’autres (il en existe 5 volumes à présent, trouvables aisément dans différentes éditions, dont une Omnibus). Un recueil plaisant où l'on retrouve la verve inimitable du Bon Docteur, sa manière bien à lui d'accompagner ses textes de petites anecdotes sur leur conception, le contexte de leur création voire la manière dont ils ont évolué ; les amateurs de ses Histoires Mystérieuses et de ses recueils de nouvelles de SF de jeunesse comprendront aisément.

Avec le recul, ces nouvelles policières perdent, il faut bien l’avouer, beaucoup d'impact, en tous les cas davantage que ses histoires de science-fiction. Construites sur des enchaînements de dialogues dont Asimov a le secret (il n'est pas un écrivain d'action et préfère faire parler ses personnages plutôt que de décrire des événements ou des décors), ces historiettes se rapprochent davantage des enquêtes d'Agatha Christie (quand bien même il s'en défende dans la préface) que des thrillers modernes. Pas de sang, pas de violence et surtout pas d’investigation sur le terrain : l’on est dans la subtilité, l'analyse rhétorique, la déduction à distance - puisque ces enquêteurs en herbe, dont ce n'est pas le métier (on parle de quadras en goguette se réunissant une fois par mois loin de leurs femmes pour parler de tout et de rien avec cette toute-puissante dignité caractérisant le mâle en meute), ne se déplacent jamais sur le lieu du forfait. Questionnant un invité venu leur soumettre (malgré lui) un problème quelconque, souvent vraiment futile, parfois ayant des répercussions possibles sur la Sécurité Nationale, ils tentent de disséquer l'énigme en morceaux signifiants sur lesquels ils exercent leur savoir-faire (chacun d'entre eux, sans être expert, a de sérieuses compétences dans un domaine différent : écrivain, artiste, spécialiste des codes pour le gouvernement, avocat ou chimiste). Méthodiques ou fougueux dans leurs démonstrations, n'hésitant jamais à s'apostropher sur un détail, ils en viennent systématiquement à la conclusion qu'ils ne parviendront pas à trouver la solution, ou en tous cas pas une suffisamment satisfaisante. C'est là qu'intervient l'ineffable Henry, homme distingué et racé, d'une politesse exquise, qui se trouve être leur serviteur au restaurant où ils organisent leur réunion mensuelle. Et Henry trouve toujours la réponse, s'effaçant invariablement derrière un constat tout en modestie : les Veufs Noirs ont défriché le terrain, il ne restait donc que la dernière possibilité. Henry, l’homme de l’ombre, incapable de la moindre malice mais dont l’intelligence et le bon sens sont bien supérieurs à ceux de tous les autres. Sa présence même, ainsi que ses interventions, font tout le sel des récits.

Reste que les résolutions dans ces nouvelles peinent à présent à surprendre, ou en tout cas à stimuler véritablement, bien qu'Asimov parsème son récit d'indices permettant parfois de devancer la chute finale. C'est souvent gentillet, lié à un défaut d'observation, une précision linguistique, une interprétation erronée pour lesquelles un peu de logique mais tout de même une sérieuse culture (pour le dernier récit, il fallait bien connaître Alice au pays des merveilles ; une autre nouvelle s’épanche sur le contenu des pièces de Shakespeare) permet de démêler le vrai du faux - et accessoirement à Asimov de faire étalage de sa culture monumentale avec élégance et style. L’inéluctabilité de la conclusion (Henry finira par trouver lorsque tous les autres auront épuisé leur savoir) confère en outre un petit côté amusant, bien que répétitif - c'est souvent le défaut des anthologies thématiques. On est tout de même encore loin d'un texte comme Le Crime Ultime (paru dans un recueil ultérieur) dans lequel les Veufs noirs tenteront de déterminer de quoi pouvait bien parler le seul ouvrage que, selon Conan Doyle, Moriarty aurait publié, une nouvelle bien plus complexe et dense où chacun des protagonistes se voit valorisé dans ses compétences.
Agréable, avec un doux parfum distingué de nostalgie.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un style aisé à lire, confortable, alerte, construit sur une série de dialogues piquants.
  • Des personnages intéressants, dont on découvre à chaque fois un petit trait de caractère, un détail signifiant de la vie privée.
  • Des situations stimulantes pour lesquelles on se prend à se creuser également les méninges.
  • Henry, l'homme à tout faire dont la subtile intelligence, la capacité de raisonnement et surtout l'exquise modestie rehaussent les divagations parfois vaines des Veufs Noirs.
  • La perspective de trouver des enquêtes de plus en plus fouillées et surprenantes dans les tomes suivants.

  • Des intrigues manquant de sel ou de poids (l'un des Veufs noirs, se prenant au jeu de l'investigation, finit d'ailleurs par demander plus de crimes sordides).
  • Un côté répétitif (Henry finit toujours par trouver la solution).
  • Un côté suranné (ces Veufs noirs font en outre très bobo avant l'heure).