De fait, Asimov avait des choses à dire et il possédait cette qualité merveilleuse de pouvoir écrire très vite et sans brouillon. Davantage qu’une passion : la littérature semblait un devoir pour cet homme qui adorait également parler de lui (on l’imagine fort bien inonder son compte Twitter d’innombrables anecdotes sur sa vie professionnelle). Et donc, outre des chefs-d’œuvre de la SF régulièrement réédités (Fondation serait en passe d’être adapté au cinéma !) et des ouvrages de science destinés au grand public, Isaac Asimov s’est frotté également au genre policier. Une frange de la littérature qui avait tout pour lui plaire : le côté millimétré et méthodique des récits d’Agatha Christie l’ont bien évidemment inspiré, ainsi que cet humour bon enfant dont faisaient preuve Miss Marple ou Hercule Poirot au cours de leurs enquêtes. Les habitués de ces récits reconnaîtront sans peine la référence, Le Club des Veufs Noirs rappelant celui du Mardi dans lequel officiait l’héroïne de Christie, cette détective « en fauteuil » qui connaissait si bien la nature humaine.
L’auteur de I, Robot ne s’est cependant pas cantonné à ces personnages de salon puisqu’il a publié quelques nouvelles mettant en scène Wendell Urth, un détective au puissant esprit d’analyse rappelant l’Auguste Dupin d’Edgar Poe. N’oublions pas non plus les romans les Cavernes d’acier et Face aux feux du soleil dont le héros est un policier pugnace flanqué d’un robot humaniste.
Mais revenons aux Veufs Noirs. Au début des années 70, après avoir accepté la commande d’une nouvelle pour un célèbre magazine spécialisé dans les histoires policières, Asimov s’est vite aperçu qu’il aimait beaucoup les personnages qu’il avait créés pour l’occasion – dont certains étaient directement inspirés de ses proches dont les écrivains Lester Del Rey et L. Sprague de Camp. Il a donc poursuivi l’aventure jusqu’à avoir suffisamment de matière pour un premier recueil, en appelant d’autres (il en existe 5 volumes à présent, trouvables aisément dans différentes éditions, dont une Omnibus). Un recueil plaisant où l'on retrouve la verve inimitable du Bon Docteur, sa manière bien à lui d'accompagner ses textes de petites anecdotes sur leur conception, le contexte de leur création voire la manière dont ils ont évolué ; les amateurs de ses Histoires Mystérieuses et de ses recueils de nouvelles de SF de jeunesse comprendront aisément.
Avec le recul, ces nouvelles policières perdent, il faut
bien l’avouer, beaucoup d'impact, en tous les cas davantage que ses histoires de
science-fiction. Construites sur des enchaînements de dialogues dont Asimov a
le secret (il n'est pas un écrivain d'action et préfère faire parler ses
personnages plutôt que de décrire des événements ou des décors), ces
historiettes se rapprochent davantage des enquêtes d'Agatha Christie (quand
bien même il s'en défende dans la préface) que des thrillers modernes. Pas de
sang, pas de violence et surtout pas d’investigation sur le terrain : l’on
est dans la subtilité, l'analyse rhétorique, la déduction à distance - puisque
ces enquêteurs en herbe, dont ce n'est pas le métier (on parle de quadras en
goguette se réunissant une fois par mois loin de leurs femmes pour parler de
tout et de rien avec cette toute-puissante dignité caractérisant le mâle en
meute), ne se déplacent jamais sur le lieu du forfait. Questionnant un invité venu
leur soumettre (malgré lui) un problème quelconque, souvent vraiment futile,
parfois ayant des répercussions possibles sur la Sécurité Nationale, ils
tentent de disséquer l'énigme en morceaux signifiants sur lesquels ils exercent
leur savoir-faire (chacun d'entre eux, sans être expert, a de sérieuses
compétences dans un domaine différent : écrivain, artiste, spécialiste des
codes pour le gouvernement, avocat ou chimiste). Méthodiques ou fougueux dans
leurs démonstrations, n'hésitant jamais à s'apostropher sur un détail, ils en
viennent systématiquement à la conclusion qu'ils ne parviendront pas à trouver
la solution, ou en tous cas pas une suffisamment satisfaisante. C'est là
qu'intervient l'ineffable Henry, homme distingué et racé, d'une politesse
exquise, qui se trouve être leur serviteur au restaurant où ils organisent leur
réunion mensuelle. Et Henry trouve toujours la réponse, s'effaçant
invariablement derrière un constat tout en modestie : les Veufs Noirs ont
défriché le terrain, il ne restait donc que la dernière possibilité. Henry, l’homme
de l’ombre, incapable de la moindre malice mais dont l’intelligence et le bon
sens sont bien supérieurs à ceux de tous les autres. Sa présence même, ainsi que ses interventions, font tout le sel des récits.
Reste que les résolutions dans ces nouvelles peinent à
présent à surprendre, ou en tout cas à stimuler véritablement, bien qu'Asimov
parsème son récit d'indices permettant parfois de devancer la chute finale.
C'est souvent gentillet, lié à un défaut d'observation, une précision
linguistique, une interprétation erronée pour lesquelles un peu de logique mais
tout de même une sérieuse culture (pour le dernier récit, il fallait bien
connaître Alice au pays des merveilles ; une autre nouvelle s’épanche
sur le contenu des pièces de Shakespeare) permet de démêler le vrai du faux -
et accessoirement à Asimov de faire étalage de sa culture monumentale avec élégance et
style. L’inéluctabilité de la conclusion (Henry finira par trouver lorsque tous
les autres auront épuisé leur savoir) confère en outre un petit côté amusant,
bien que répétitif - c'est souvent le défaut des anthologies thématiques. On est tout de même encore loin d'un texte comme Le Crime
Ultime (paru dans un recueil ultérieur) dans lequel les Veufs noirs
tenteront de déterminer de quoi pouvait bien parler le seul ouvrage que, selon
Conan Doyle, Moriarty aurait publié, une nouvelle bien plus complexe et dense
où chacun des protagonistes se voit valorisé dans ses compétences.
Agréable, avec un doux parfum distingué de nostalgie.
Agréable, avec un doux parfum distingué de nostalgie.
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