L'Affaire de l'esclave Furcy


Un travail remarquable, une œuvre de mémoire nécessaire dans laquelle la fiction ravive puis supporte le souvenir, l'enveloppe et l'illumine. Prix Renaudot Essais en 2010.

Le journaliste Mohammed Aïssaoui nous explique comment, après avoir appris la mise aux enchères des archives sur "l'Affaire de l'esclave Furcy", il s'est penché sur cette histoire magnifiquement tragique et a décidé de nous la faire revivre, complétant les rares témoignages sur cette époque transitoire (la Restauration) par quelques passages imaginés, afin que la fiction vînt enrichir les faits. Mais quels sont-ils ? Un jour de l'an 1817, un jeune esclave nommé Furcy, employé comme majordome dans une riche exploitation de l'île Bourbon (ancien nom de la Réunion), se présente au Tribunal d'Instance de Saint-Denis pour y demander qu'on rétablisse ses droits à la liberté. Grâce à des papiers qu'il a retrouvés, il peut démontrer sa condition d'homme libre maintenu en esclavage. Il est débouté, et même mis en prison sous une accusation fallacieuse. Mais il n'en démord pas et, soutenu par sa famille ainsi que par des juristes intègres touchés par sa situation, il s'acharnera pendant 26 ans jusqu'à la conclusion du procès, à Paris, par la Cour de Cassation et la Cour royale.

De cette investigation patiente et méthodique, soutenue par une passion visible, naît un ouvrage stimulant et parfois émouvant, un peu maladroit dans son écriture avec cette alternance inhabituelle entre le récit circonstancié et le témoignage du rédacteur, entre ce passé qui nous a été caché et dont on sait peu et le présent de la recherche dans les archives. L'esclavage est dûment présenté à l'époque (les lendemains douloureux d'une Révolution étouffée par l'Empire) comme une convention, un mal nécessaire, voire un rouage indispensable à l'équilibre économique des colonies : l'auteur insiste pour qu'il soit perçu davantage en tant que système économique bien rodé et terriblement rentable que comme idéologie immorale millénaire. Si Napoléon avait finalement - et assez logiquement - fait abroger son abolition issue de la Révolution (les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l'Homme ne pouvaient omettre aucun ressortissant de l'espèce), les mentalités avaient permis tout de même une avancée majeure dans le droit hexagonal : "Nul n'est esclave en France" est l'un des principes solennels scandés par les défenseurs de la cause de Furcy. D'ailleurs, dès la fin du XVIIIe siècle, les Anglais affranchissaient déjà sur leurs terres des esclaves par milliers : le monde civilisé était prêt pour la suppression de cet odieux asservissement des hommes par d'autres hommes. Cependant, c'était sans compter sur le pouvoir de l'argent, balayant tous les principes moraux, les étouffant sous son talon doré et faisant taire jusqu'à l'éthique des puissants.
L'esclavage (qui ne fut nullement l'apanage des États européens) était, sur les colonies du début du XIXe siècle, un système incontestablement fonctionnel, qui dépassait les cadres déjà discutables de la religion et de la justice : il en allait de la pérennité d'un mode de vie entièrement fondé sur cette main-d'œuvre inespérée issue d'un commerce pourtant nauséeux à propos duquel commerçants et exploitants préféraient se voiler la face. L'abolition était ainsi dans l'air du temps et la mentalité métropolitaine prête à s'en saisir, mais c'était compter sans les notables colons, incapables d'envisager l'avenir sans leur armée de manutentionnaires noirs qui, s'ils n'étaient pas payés pour leurs tâches, leur coûtaient déjà bien assez. Mieux : la plupart des Noirs nés chez leurs maîtres étaient sinon réticents, du moins fort hésitants quant à leur affranchissement possible : on ne naît pas esclave, nous serine l'auteur avec raison, on le devient. Et l'apprentissage de la liberté ne se fait pas aisément, ni sans douleur.

Et de suivre l'extraordinaire histoire de ce jeune homme patient, posé, placide et étonnamment cultivé qui décida un jour de revendiquer sa liberté, laquelle lui revenait de droit, sa mère étant née libre et ayant voyagé sur les terres de France, ce qui lui conférait légitimement ce statut. Une liberté qui lui avait été cachée et qui lui sera encore niée. Maintes fois. Cependant Furcy attendra que l'heure vienne, son heure, celle où enfin la Justice lui rendra éventuellement ses droits.

"Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises" - François-Auguste Biard

Une véritable aventure judiciaire dépassant le cadre de l'existence d'un seul homme pour toucher à des vérités fondamentales et des drames ethniques. Facile et rapide à lire, on regrettera parfois la tendance de l'auteur à se justifier ou à expliquer, en se répétant, combien son investigation fut ardue tant les archives sur les populations asservies sont lacunaires (après tout, on ne confère pas d'identité à une marchandise et la généalogie des descendants d'esclaves reste, encore aujourd'hui, presque impossible à retracer du fait de l'absence de traces écrites). Les passages fictionnels sur le mode du récit sont bien plus passionnants et engendrent un véritable suspense envers le destin de cet individu admirable qui a enduré de nombreuses déceptions en s'accrochant, littéralement, à la Déclaration des Droits de l'Homme
On a bien porté 20 years a slave à l'écran, d'une façon souvent ostentatoire, on pourrait faire un film magnifique à partir de l'histoire de Furcy.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une œuvre remarquable par sa portée.
  • Un texte aisé à lire, empli d'anecdotes savoureuses et/ou consternantes.
  • Un travail de fourmi exemplaire qui nous fait comprendre à quel point il est difficile de trouver les éléments factuels concernant cette période trouble.

  • Un aller-retour constant entre les circonstances de rédaction (ou le journaliste évoque ses difficultés à dénicher les archives) et le récit de l'époque, enrichi de passages fictifs et honnêtement plus captivants.
  • De nombreuses répétitions illustrant naïvement la passion de l'auteur pour ce sujet.