En 2007, Delcourt publiait L'art Invisible (Understanding Comics : The Invisible Art), un essai sur la bande dessinée en bande dessinée et une manière astucieuse de pénétrer en profondeur dans les rouages du 9ème art.
Un petit mot tout d'abord sur l'auteur, Scott McCloud, lui-même scénariste et dessinateur de comic books. Il est connu essentiellement pour sa série Zot ! (une histoire de mondes parallèles) ou The New Adventures of Abraham Lincoln, et a travaillé pour DC Comics, notamment en réalisant quelques épisodes de Superman. C'est toutefois à partir de 1993, date à laquelle est publié en VO l'ouvrage qui nous intéresse ici, qu'il va s'affirmer comme l'un des grands théoriciens de la BD. Il va ainsi mener un important travail d'analyse et de décryptage des mécanismes de la BD en tant que médium à part entière et va notamment extrapoler à partir de l'expression "art séquentiel" dont Will Eisner fait usage dans son propre ouvrage La bande dessinée, art séquentiel.
Mais revenons à L'art Invisible. Il faut d'abord souligner la pertinence et l'ingéniosité de la forme qui permet, évidemment, d'illustrer immédiatement par l'exemple les propos de McCloud. Il s'agit également d'un pari audacieux, puisque se frotter à une réflexion d'une telle ambition en utilisant la BD comme support peut surprendre ceux qui en ont encore une image limitée voire négative. Mais McCloud connaît son domaine et il sait qu'il n'a nul besoin de se compromettre dans des relations adultérines pour le mettre à l'honneur.
C'est avec une grande habileté qu'il aborde donc les thèmes principaux liés aux comics mais aussi aux œuvres franco-belges ou aux manga. L'on commence par une tentative de définition de la bande dessinée grâce à un procédé amusant qui d'ailleurs nous entraîne assez loin dans le passé. Il convient ici de préciser que l'auteur n'a pas l'ambition d'être exhaustif mais simplement de bousculer des idées reçues et d'élargir notre horizon, ce qui, d'un codex précolombien à la tapisserie de Bayeux en passant par les hiéroglyphes égyptiens, est assurément fait.
La définition du genre et son historique aux contours flous ne constituent cependant qu'une partie de ce livre qui s'attache également à démonter et démontrer les principaux aspects du processus créatif. Un chapitre entier est ainsi consacré à ce qui est désigné, en français, sous le terme "ellipse" et qui fait référence en fait à un travail mental, souvent inconscient, de la part du lecteur. En effet, dans l'espace blanc entre les cases (le "gutter"), quelque chose de magique se passe (que l'espace soit réellement matérialisé ou pas d'ailleurs). Pour faire comprendre cet intéressant processus, McCloud s'emploie à utiliser des exemples simples mais percutants qui font aussi bien appel à la philosophie qu'à la psychologie de base. Et même si, comme tout essai, L'Art Invisible peut montrer des faiblesses ou des partis pris, il est absolument indéniable qu'il parvient à nous toucher, nous interpeller, nous faire réfléchir sur un médium plus complexe qu'il n'y paraît.
Outre ces fameuses ellipses, d'autres chapitres s'intéressent au temps dans la BD, au mouvement, à la couleur, ou encore aux différentes étapes créatives. Des sujets de fond mais toujours traités avec une élégante simplicité et un enthousiasme communicatif. McCloud va même jusqu'à inventer une structure triangulaire (dont les trois sommets représentent la réalité, le langage et le niveau pictural) qui permet de classer n'importe quelle œuvre selon son degré figuratif ou conceptuel. Rassurez-vous, c'est plus parlant en dessins.
Bien sur, si la BD possède ses propres caractéristiques, elle comprend également des éléments communs avec d'autres médias artistiques tels que le cinéma, la littérature, la musique ou encore la peinture. Et c'est peut-être en cela que réside la plus grande force de cet essai. Car le foisonnement des exemples ou des allusions est tel qu'il serait étonnant de ne pas en tirer quelque chose. Personnellement, ce livre m'a permis de remettre en cause des idées bien arrêtées que je pouvais avoir sur le noir & blanc, le minimalisme ou l'abstrait. Je ne dis pas que ce que je n'aimais pas avant me plaît mieux aujourd'hui, juste que je comprends mieux. Et si l'on arrive à trouver relativement aisément des BD qui nous touchent, celles qui modifient notre manière d'envisager l'art au sens large sont tout de même plus rares. Celle-ci en fait partie.
Et plus qu'Understanding Comics, elle aurait pu s'intituler Opening Minds.
Une œuvre d'une exceptionnelle intelligence, rendue parfaitement accessible grâce à un travail pédagogique exemplaire.
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