L'homme de la Quatrième Dimension


Découvrez la vie de Rod Serling,
pionnier de la télévision américaine,
auteur le plus récompensé de toute l'histoire de ce média...
et homme en colère.


La boîte à bulles nous propose de découvrir, sous la plume de Koren Shadmi, la vie d’un précurseur de la télévision américaine, un de ceux qui travailla autant pour elle qu’il se battit contre elle, un de ces hommes qui marqua une génération entière (voire deux ou trois, si j'en crois mon expérience personnelle) grâce aux images qui germèrent dans son cerveau et qui furent relayées dans les foyers américains par le rayonnement des tubes cathodiques : Rod Serling, le créateur de Twilight Zone (La Quatrième Dimension, pour les anglophobes... mais ce titre français est pourri, on devrait lui préférer La Cinquième Dimension car la quatrième, c'est juste le temps, selon la théorie de la relativité d'Albert Einstein).

Rod Serling vu par Matt Groening, créateur des Simpsons
Shadmi avoue lui-même n’avoir réellement découvert Twilight Zone qu’il y a peu, par les vertus de l’algorithme de Netflix. Il connaissait bien entendu la réputation de la série et avait croisé nombre d’allusions à elle dans d’autres productions de divertissement (après tout, même Les Simpson lui font parfois des clins d’œil... d'un autre côté, après une trentaine de saisons et presque 700 épisodes, à quoi Homer et sa famille n'ont-ils pas fait allusion ?).
Toutefois, ce n'est qu'au terme d'un récent binge watching qu'il s'est découvert une admiration pour cet auteur. Après s’être renseigné sur l’homme à l’origine de ce qui devait en son temps être une œuvre d’une rare originalité et avoir laissé un peu macérer l’idée d’en faire une nouvelle graphique, il se décida à concrétiser ce projet de dresser la biographie illustrée de cet artiste tourmenté. 

Le dessin est réaliste et d'une qualité constante, le noir et blanc (inévitable pour ce sujet) est soigné et bien maîtrisé... mais tout cela n'est finalement qu'un emballage au service du contenu car cette fois, c'est bien le propos qui importe !


Le livre s'ouvre sur une scène qui apparaîtra à cinq reprises et nous permettant de découvrir Rod Sterling dans un avion très long courrier en compagnie d'une séduisante inconnue avide de bonnes histoires. Rod va entreprendre de lui raconter sa vie... et l'auteur nous offre par là à la fois un découpage élégant des principaux chapitres de la vie de Rod mais aussi une mise en abyme habile...
Ce genre de procédé a beau être d'un grand classicisme, il n'est reste pas moins classieux à mes yeux.
J'aime quand un livre a le bon goût de se présenter à moi sous ses plus beau atours et, d'emblée, cette façon d'introduire la narration semble me dire : "Tu as vu ? J'ai été bien conçue et je suis toute jolie. Je sais que tu aimes ça quand on se fait belle pour toi." Bingo, narration, c'est tout à fait vrai, tu démarres bien.


« Apprêtez-vous à entrer dans une nouvelle dimension, qui ne se conçoit pas seulement en termes d’espace, mais où les portes entrebâillées du temps peuvent se refermer sur vous à tout jamais… la quatrième dimension ! »

Intelligemment, l'ouvrage ne commence que lorsque Rod Serling est confronté à ses premiers démons qui deviendront ses premières sources d'inspiration. C'est pourquoi l'on commence par nous raconter son parcours militaire qui, malheureusement pour lui, l'amènera au cœur de la guerre dans ce qu'elle a de plus absurdement horrible.
Rod adore les dramaturgies radiophoniques. Le maître en la matière, à ses yeux, est Norman Corwin... dont il n'aura de cesse de s'inspirer.
Mais Rod est aussi, comme le prouve sa pratique du noble art de la boxe anglaise, un gars hargneux qui veut prouver qu'il est un dur-à-cuire malgré sa petite taille. Il fait des pieds et des mains pour intégrer le corps des para-commandos et c'est au terme de sélections auxquelles on le voyait pourtant échouer qu'il finit par être admis parmi ces élites. 
Avide de casser du boche, c'est avec déception qu'il apprend que son premier terrain d'opération sera en réalité l'Asie.
Il en ramènera une somme de traumatismes qui le hanteront jusqu'à son dernier jour et dans lesquels il puisera certaines de ses créations les plus personnelles.
Il y apprendra aussi l'absurdité qu'il y a à être celui qui survit pour la seule raison que le hasard en a décidé ainsi.


« Au-delà des classiques notions d’espaces, où l’homme projette ses pas, il est une dimension où peuvent se glisser par les innombrables portes du temps, ses désirs les plus fous. Une zone où l’imagination vagabonde entre la science et la superstition, le réel et le fantastique, la crudité des faits et la matérialisation des fantasmes. Pénétrez avec nous dans cette zone entre chien et loup, par le biais… de La Quatrième Dimension ! »

De retour au pays, brisé, Rod va devoir se reconstruire et c'est par l'écriture qu'il exorcisera ses angoisses. Bientôt, il cessera la fuite en avant qui le jetait dans le lit de trop de femmes pour enfin trouver celle qui restera sienne jusqu'à sa mort.
D'abord directeur de la radio de son école puis dramaturge pour une radio de Manhattan, il arrondit ses fins de mois en servant de pilote d'essai dans des missions de plus en plus risquées.
Cette vie précaire change toutefois du tout au tout quand la télévision décide de lui acheter un scénario et tourne ce qui restera un de ses plus grands succès : Patterns.
Rod, du jour au lendemain, devient un auteur en vue très demandé. Gourmand, il accepte toutes les propositions et se jette avec frénésie dans une boulimie créatrice qui ne le lâchera plus.
Toutefois, il va se rendre compte à ce moment que les studios n'auront de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues : la censure guette le moindre message, le moindre thème, la moindre allusion, le moindre mot susceptible d'être trop sensible et Rod est trop souvent frustré par les refus, les transformations ou les coupes que subissent ses créations.
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« Nous sommes transportés dans une autre dimension. Une dimension inconnue de l’Homme. Une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais surtout d’esprit. Une dimension sans espace, ni temps, mais infinie. C’est un voyage dans une contrée dont la seule frontière est notre imagination. Un voyage dans les ténèbres. Un voyage au bout de la peur, aux tréfonds de nous-même. Un voyage dans La Quatrième Dimension ! »

C'est alors que lui vient l'idée de travestir tous les thèmes dont il veut parler en les déplaçant dans un futur imaginaire dont il serait le seul maître. Le programme d'anthologie fictionnelle The Twilight Zone était né. Il imaginerait le futur, par le besoin de son auteur d'exorciser son passé en s'affranchissant des contraintes du présent
Peu féru de science-fiction, Rod va s'entourer des auteurs de SF les plus fameux parmi ses contemporains pour le conseiller et l'aider à fournir des épisodes à CBS (Richard Matheson et Ray Bradbury, par exemple... comme j'aurais aimé avoir son carnet d'adresses, à cette époque !).
Cette série (mettant en scène nombre de vedettes qui exploseront par la suite) sera respectée mais ne deviendra culte que bien plus tard. Au bout de cinq saisons, la nouvelle direction de la chaîne décide d'en finir avec le programme et Rod, très mal inspiré, revend les droits de rediffusion... ça, c'était une mauvaise, mauvaise, mauvaise idée !


« Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais aussi d’esprits. Un voyage dans une contrée sans fin dont les frontières sont notre imagination : un voyage au bout de ténèbres où il n’y a qu’une destination : La Quatrième Dimension. »

La suite de l'existence de Rod ressemblera à s'y méprendre à une punition : une fois Twilight Zone sortie de sa vie, il n'aura de cesse de se retrouver encore et encore confronté à la censure et finira même, désabusé, par se prêter au jeu des grands annonceurs qu'il condamnait auparavant...
Même son adaptation célébrissime du roman de Pierre Boulle,  La Planète des Singes, lui laissera un goût amer tant le coscénariste qu'on lui imposera n'aura de cesse d'ajouter des scènes d'action et de l'humour là où Serling espérait offrir une vision sombre du futur, telle qu'il savait en composer.


Why so serious ? (le Joker est à la mode, je tapine un peu)


Depuis le début de cet article, pas un seul jeu de mots pourri, pas d'attaque gratuite envers les SJW, pas d'emportement surjoué face à tel ou tel défaut du livre, pas de low kick vicieux à l'encontre d'un autre chroniqueur de UMAC, pas même de dialogue fictif se voulant humoristique... rien de tout ça.
Alors je tiens d'abord à rassurer la famille : je vais bien.
Je tiens ensuite à rassurer notre rédac'-chef : oui, j'ai bien écrit ces lignes moi-même.
Je tiens enfin à vous rassurer, vous : il y a bien une raison à cette approche moins rigolarde qu'à l'accoutumée... le respect.

Respect de l'œuvre, déjà, qui est en effet une nouvelle graphique précise et d'un grand intérêt.
Respect ensuite envers Rod Serling qui fut, à n'en pas douter, l'inspirateur involontaire de la vocation de centaines d'auteurs qui ravirent mon adolescence et ravissent encore l'adulte que je suis peu ou prou devenu.
Respect enfin envers cette vie... Une vie brisée partiellement reconstruite par les vertus de la fiction mais une vie cassée quand même.

Serling est un produit de la Seconde Guerre mondiale. Traumatisé, il revient aux USA avec la tête chargée de cauchemars, de monstres et de questions là où son pays, lui, n'est plus qu'insouciance et apparences. Cet être profond, en proie aux plus douloureux questionnements, assoiffé de justice, va être sommé maintes fois de se taire par les apôtres de la toute-puissance américaine bien-comme-il-faut.
Pourtant, insidieusement ces images menaçantes du futur vont se frayer un chemin dans l'imagination des téléspectateurs américains, public de ce nouveau média balbutiant qu'est la télévision. Bientôt, ils vont se reconnaître en ces angoisses jetées sur les écrans par Serling... année après année, l'euphorie de l'après-guerre fait place à l'anxiété puis à la paranoïa face à la puissance atomique. Le monde n'était finalement pas si beau. Serling le savait, lui !

Et pour moi, fils de la fin du XXème siècle, père de ce début de XXIème, la lucidité censurée de Rod Serling résonne comme un ancêtre pas si lointain de nos propres convictions que l'on tait pour ne pas heurter la bien-pensance... 
Chaque jour, des évidences frappent à la porte de notre Raison et nous les étouffons derrière les murs clos de nos mâchoires serrées en un rictus docile, de peur d'être cloués au pilori pour avoir eu l'audace d'avoir exprimé une opinion en désaccord avec telle ou telle doxa.

Mais faisons fi de cette autocensure indigne de nos intelligences.
Soyons des Serling.
Trouvons nous aussi, loin des censures et critiques, nos espaces de parole libérée.
Faisons de la métaphore notre arme contre la pensée unique. Nous nous reconnaîtrons entre nous et ferons résistance contre le moule qu'on nous impose.
Sautons nous aussi à pieds joints, avec la franchise de l'enfant enfin libre, dans la Twilight Zone !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Parce qu'il est des vies exemplatives à défaut d'être exemplaires.
  • Parce que l'absurdité doit toujours être dénoncée.
  • Parce que la vérité se doit d'être dite.
  • Parce que la guerre est une absurdité.
  • Parce que la censure empêche la vérité.
  • Parce que Rod Serling était malheureusement une sorte de visionnaire.

  • Si vous lisez ce livre pour ce qu'il est : un témoignage autant qu'un ouvrage militant... vous ne lui trouverez aucun défaut majeur.
  • Si vous cherchez autre chose dans ce livre après cette chronique... le défaut majeur, c'est votre lecture.