Alice Matheson, saison 1 (6 tomes)



« Je me nomme Alice Matheson.
Je suis une infirmière qui tue discrètement ses patients.
Je pensais être le seul monstre qui hante cet hôpital.
Jusqu’à cette nuit où ma patiente s’est relevée d’entre les morts. »

 

 
La sortie du tome 6 de Alice Matheson nous offre  l'occasion de revenir un peu sur cette série éditée par Soleil.

À l’origine du scénario, on trouve Jean-Luc Istin (oui, le co-initiateur de la série concept Elfes dont je vous ai déjà parlé à deux reprises puisqu’elle engendra d’autres séries comme Maîtres Inquisiteurs, Nains, Orcs et Gobelins et enfin… Mages, dont vous pourrez trouver mes chroniques des tomes 1 et 2 ici-même) et Stéphane Betbeder.
Au dessin se succédèrent Philippe Vandaëlle  (tome 1 et… retour au tome 6, belle façon de souligner le « retour à la normale » qu’est l’arrêt de l’épidémie), Zivorad Radivojevic (tomes 2 et 3), Federico Pietrobon (tome 4), Lucio Leoni et Emanuela Negrin (tome 5).
Les couleurs, elles, froides et cliniques, sont initialement l’œuvre de Jean Bastide (tomes 1 et 2) et c’est dans un total respect de cohérence graphique que Digikore Studio poursuivra ensuite le travail.
Alice Matheson, ce sont six tomes à ce jour décrivant un arc entier et autosuffisant appelé « Saison 1 » (ça devient très à la mode, ces derniers temps).

Le thème


Pour beaucoup, Alice Matheson n'est sans doute qu'une énième histoire fantastique à la sauce zombie dont la seule caractéristique originale est de se dérouler dans un hôpital. Si l'on se limitait à regarder les couvertures des albums, on pourrait en effet souscrire à cette idée mais ce serait aller un peu vite en besogne et oublier de tenir compte du fait que cette série s'inscrit bel et bien dans la collection "Anticipation" de son éditeur et non dans une approche fantastique du phénomène zombies.
En effet, l'on a ici un traitement doublement original de l'apparition des zombies dans la bonne ville de Londres, tant au niveau du point de vue que du contexte. Et l'un comme l'autre déploient tout un éventail d'arguments ancrant le récit dans un environnement réaliste et contemporain.

Le point de vue


Notre héroïne, Alice, n'est rien d’autre que ce que les tabloïds appellent "un ange de la mort", une de ces infirmières donnant prématurément la mort à des patients qu'elle estime condamnés à plus ou moins court terme.
Mais Alice est plus complexe que ça. Dès les premiers instants, l'on apprend qu'elle n'a nul besoin de ce travail pour vivre et qu'elle est très largement surqualifiée pour le job. La demoiselle ne donne pas la mort à ses patients en raison d'une pitié quelque peu dévoyée mais elle a au contraire choisi d'être infirmière pour avoir des patients à se mettre sous la seringue ! Alice est une prédatrice. Intelligente, séduisante et d'une totale insensibilité, elle s'interroge elle-même fréquemment sur sa sociopathie en en cherchant les origines dans son passé... passé sans doute très traumatisant puisqu'elle a tout oublié de son enfance et ne se souvient finalement de ses jeunes années que depuis son adoption par la très opulente famille Matheson.
L’on pourrait reprocher à la série la difficile identification à son héroïne mais… cet argument usé jusqu’à la corde est d’une pauvreté abyssale et, dans ces abysses, on ne trouve nulle trace de pertinence. J’adore lire Les Annales du Disque-Monde, du regretté Sir Terry Pratchett, et principalement ceux impliquant Mémé Ciredutemps. Il m’est pourtant impossible de m’identifier à une vieille sorcière adepte de têtologie, crainte de tous, vivant dans une zone boisée d’une planète plate et circulaire posée sur le dos de quatre éléphants eux-mêmes juchés sur le dos d’une tortue géante errant dans l’espace… Mais ça marche quand même ! Même sans m’identifier à personne. Parce que l’histoire est prenante, parce que le style me plaît et parce que, si Mémé n’a rien de sympathique, son manque apparent d’humanité est mis en situation de contraster avec la bonhommie de ses consœurs. La mayonnaise prend et ça suffit amplement.
Alice ne ressent aucune émotion, certes. Elle n’attire guère la sympathie, certes. Si vous me dites vous identifier à elle, je vous conseillerai d’urgence de consulter un professionnel compétent, certes. Mais elle est intrigante, intéressante, troublante. Elle est mystérieuse et maîtrise une forme de séduction venimeuse et mensongère qui ne peut que susciter curiosité et intérêt. À certains moments, lorsqu’elle nous explique sa façon de naviguer parmi nous en multipliant les masques, feignant les émotions, stratégisant le moindre contact avec autrui, elle a beau ne pas être sympathique, elle n’en est pas moins fascinante.
Et comme c’est aussi le cas pour Mémé Ciredutemps, sa froideur offre un contraste entre elle et son entourage. En effet, là où les sens et les passions n’affectent aucunement notre tueuse, tous ses collègues, eux, en sont les marionnettes : l’un est obsédé par une femme, un autre est amoureux d’une morte au point de faire des folies, un troisième couche avec tout ce qui bouge au point de même tourner autour d’Alice malgré sa froideur, une femme négligée et moquée avoue sa passion amoureuse en sacrifiant sa vie… Alice est un glaçon dans une fournaise. Et c’est précisément parce que, malgré la chaleur, le glaçon ne fond pas le moins du monde qu’il finit par être intéressant.
De plus, même si ma phrase va paraître étrange, la sociopathie est un élément narratif terriblement actuel. Cette passion que nous avons pour les thrillers, les faits divers et les tueurs en série est une caractéristique contemporaine qui permet à cette série de paraître parfaitement actuelle et réaliste.


L’environnement


Sans la composante zombie et l’urgence bien compréhensible qui en découle, cette histoire pourrait bien être un épisode de Grey’s Anatomy un peu glauque qui aurait décidé de faire de l’œil aux spectateurs d’Esprits Criminels en choisissant comme personnage principal la sœur sexy de Dexter. Mais cet environnement hospitalier est surtout, à mes yeux, l’endroit privilégié pour faire ce que la plupart des autres récits de zombies ne font pas : donner au phénomène une explication médicale, cartésienne et même lui offrir une origine crédible et originale (pour le béotien moyen en médecine que je suis, en tous cas).
Vous ne trouverez ici que des comportements pragmatiques et plutôt rationnels de la part des personnages diplômés et, finalement, seul Sam Gibbs, le geek de service sous-qualifié passionné de survival, se la jouera The walking dead en s’armant et en fonçant dans le tas. Avouez que c’est quand même rafraîchissant, pour une fois, de ne pas voir comme unique réaction de la part de gens voyant une invasion de morts dans les rues : « J’ prends mon shotgun et j’ casse du zombie… et si j’ croise un autre taré comme moi, j’ trouve une raison pour lui trouer la peau à lui aussi… parce que la solidarité en période de crise, c’est très surfait ! » Vous croyez que je vise The walking dead, là ? Moi ? Mais non, jamais !
À dire vrai, j'aime bien The walking dead mais force est de constater que cette série fait naître autant d'espoirs qu'elle en assassine... et depuis quelques tomes déjà, les espoirs ont ressuscité et Rick les a plantés sans plus aucune chance de retour.  

Un survol rapide


Tome 1 : Jour Z. On découvre Alice et sa vilaine addiction au meurtre de personnes à l’agonie. Dans la morgue où elle s’y adonne, les morts se relèvent… elle y comprend qu’il faut leur blesser le cerveau pour les arrêter, ce qui fait d’elle la première experte de ce problème. Un des zombies disparaît de l’hôpital… la contamination à l’extérieur commence.
Tome 2 : Le tueur en moi. On étudie de plus près les infectés de façon médicale pendant que la situation se complexifie pour Alice. L’étau se resserre sur elle et elle doit gérer de plus en plus de problèmes… à sa criminelle façon. Son passé, lentement, refait surface.
Tome 3 : Sauvez Amy ! Ce tome nous expose les vices de plusieurs membres du personnel hospitalier qui, la plupart du temps, causeront plus ou moins leur perte. Alice se souvient le temps d’une vision de ceux qu’elle identifie comme ses parents. Une ancienne connaissance reprend contact avec elle et l’on en apprend plus sur les masques que porte Alice en société pour cacher son manque d’émotions. Les événements prennent bientôt un parfum de trahison.
Tome 4 : Qui est Morgan Skinner ? Cet album est quasi uniquement centré autour du grave secret que cache Skinner, le directeur soupçonneux de l’hôpital. Ce long développement aux allures de quasi spin-off offre à Alice un moyen de pression sur son patron trop curieux.
Tome 5 : Les obsessions de Sam Gibbs. Sam est un obscur membre du personnel d’entretien, un peu trop geek, un peu trop gras, un peu trop banal pour être remarqué dans cet hôpital où l’on croise le haut du panier de la médecine londonienne. Mais c’est pour ainsi dire un standalone que ce tome lui offre pour exprimer sa passion et ses frustrations, tant Alice est peu présente dans ce livre un peu atypique dans la série mais néanmoins bien foutu et utile à la conclusion de l’arc narratif.
Tome 6 : L’origine du mal. Ou l’origine des maux puisque ce tome au titre honnête nous révèle l’origine de l’épidémie et effleure l’origine possible des troubles comportementaux de notre sombre héroïne. Une conclusion au goût de situation initiale qui laisse présager d’une saison 2 moins claustrophobe et plus nécessairement sous forme de huis clos : Alice s’est libérée de l’hôpital et le monde s’offre à elle… un monde où son besoin de tuer à nouveau se fait déjà sentir !


La construction narrative


Une construction en parallèle, un peu métaphorique, saute aux yeux : l’environnement hospitalier qui y est décrit, avec ses obsédés, ses queutards et ses coucheries multiples est un magma de vie dans lequel s’insinue la mort, gueule béante et chair putréfiée… un peu comme Alice injecte elle aussi la mort. Sauf qu’elle le fait dans le corps de patients alors que l’épidémie le fait, elle, dans tout le corps… médical !
Une autre construction, en miroir, s’étale au long des six livres : plus la mort s’invite, claudicante et avide, sous formes de morts-vivants, moins Alice a l’opportunité d’infliger la mort à des vivants. C’est même ce manque qui créera chez elle la frustration suffisante pour la pousser à découvrir la cause de l’épidémie et aider à l’endiguer, lui permettant donc de reprendre en fanfare ses exécutions.
C’est donc paradoxalement par attrait pour la mort que l’héroïne va restaurer le respect de la vie. Parce que si Alice désire quelque chose, c’est contenter ses pulsions meurtrières et, pour cela, il faut que chaque chose soit à sa place, que les morts le soient pour de bon… sa passion est de voir la vie s’enfuir des yeux de ses victimes, ce n’est pas pour les voir se rallumer, fut-ce d’une lueur plus faible !
Au fil de l'histoire, on se questionnera autant sur les origines d'Alice que celles de l'épidémie. Les six tomes de cette série auront le bon goût de ne pas vous laisser sur votre faim : vous apprendrez beaucoup de choses sur le passé d'Alice (même si certaines zones d'ombres subsistent, justifiant l'existence des tomes à venir) et découvrirez à l'épidémie une véritable explication qui semble crédible et scientifique au profane que je suis (par contre, l'idée étant plutôt bonne et originale, je ne vous la divulgue pas... je dirai juste que cette astuce scénaristique m'a étrangement fait penser à Deadpool, mais ça doit être moi, j’ai tendance à faire des connexions bizarres, parfois).

La qualité graphique


À mon sens, on ne prendra pas cette série en défaut à ce point de vue.
Malgré les changements de dessinateurs, les styles restent très proches les uns des autres et l'alternance se fait à peine sentir. La charte graphique constante aide à la cohérence de la collection. C’est beau, sobre, traité de façon assez réaliste et crue et cela colle parfaitement à l’ambiance nécessaire pour que cette histoire fonctionne. Hôpital, zombies et meurtres obligent, on a droit à une palette dominée par des verts « médicaux », des couleurs claires livides et des rouges bien sanglants… quoi de plus logique !


En conclusion…


Alice Matheson est une série intelligente, graphiquement un peu austère mais à juste titre et qui a le bon goût, narrativement, d’être tout ce que la référence The walking dead n’est pas ou pas assez.
Ici, pas de mec pouilleux qui a du mal à survivre face à des cadavres qui clopinent, non… Ici, on a une femme supérieurement intelligente habituée aux meurtres. La mort est son jardin. Face aux zombies, nulle peur… juste une sorte d’agacement : ces morts qui reviennent à la vie, c’est pas de la belle ouvrage !
Ici, la société n’est pas dirigée par des gogols qui ne pensent pas à tenter de circonscrire la propagation du phénomène : l’armée est vite déployée en un cordon sanitaire et adopte des stratégies certes perfectibles mais vraiment pas absurdes pour limiter les dégâts.
Ici, pas de gunporn à outrance : ces crétins de zombies peuvent être enfermés, attachés, on peut les ralentir, les arrêter avec n’importe quel outil permettant d’endommager le cerveau. Les seuls qui abordent le problème en fonçant dans le tas comme l’ami Rick le paient de leur vie. Ici, c’est l’intelligence et la ruse qui permettent de survivre.
Ici, quand un gars vous trahit, il a ses raisons, pas juste parce qu’il est d’un autre camp… les humains, par défaut, se serrent les coudes quand les macchabées nous la jouent Thriller.
Ici, l’épidémie a un fonctionnement et une origine. Parce que bon, il est bien gentil, le brave Eugène de The walking dead mais il nous a fait miroiter au bout de maints albums une explication à cette apocalypse zombie pour finalement se dégonfler comme un tas de fake news fadasses. Et que c’était frustrant ! Que j’ai eu envie de mettre une bonne fessée déculottée à tous les gars dont le nom était écrit sur la couverture de cet album quand on a appris la vérité sur l’ami Gégène !
En bref. Si vous aimez les histoires bien foutues avec des changements de points de vue, des héros atypiques, des zombies et un peu d’anticipation ; si vous aimez vous dire « Bah ouais, logique ! » à la vue d’une réaction face au danger et non pas « Mais ne fais pas ça, débiloïde ! Tu penses à quoi ? » ; si vous aimez avoir entre les mains de la bonne bande dessinée contemporaine jouant avec les codes de plusieurs genres sans jamais trop se perdre et respectant assez le lecteur pour apporter de vraies réponses aux questions qu’elle soulève… eh bien Noël approche, les gars ! Six tomes sous le sapin !
Demandez une sociopathe à Papa Nouyel !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un cycle qui relate en six tomes une vraie histoire avec un début, un milieu et une fin.
  • La vraie fin ne clôt néanmoins pas la série.
  • L'histoire est cohérente.
  • Le dessin est beau.
  • Le choix de la palette de couleurs est efficace.
  • L'héroïne est atypique.
  • Le genre zombiesque un peu revisité.

  • Le changement de dessinateurs, même si ça ne se voit guère.
  • Quelques personnages intéressants sous-exploités mais tous ne pouvaient s'illustrer, il fallait bien que certains se fassent trucider.
  • Quelques longueurs de-ci de-là et quelques répétitions dans l'introspection d'Alice.