Psycho-investigateur - La genèse

Il y a de cela un an et demi, je chroniquais en ces pages l'excellente bande dessinée Dans la tête de Sherlock Holmes scénarisée par Cyril Liéron et dessinée par Benoît Dahan. La qualité indéniable de l'ouvrage fut récompensée par un succès mérité en librairie (plus de 25 000 exemplaires vendus !) et je m'en réjouis. Mais cela eut un autre effet : cela m'a poussé à m'intéresser à la genèse du travail de ce dessinateur atypique en lisant sa première série et, le hasard faisant bien les choses, il se fait que La genèse s'offre précisément une réédition aux éditions Petit à petit. De toute évidence, il me fallait vous en parler.

Posons les bases : Psycho-investigateur est une série débutée en 2005 et axée autour du personnage de Simon Radius. Initialement, c'était un triptyque narrant les enquêtes étranges d'un analyste aidant les services de police grâce à un pouvoir dont l'origine nous sera expliquée en fin de trilogie. 

Les trois premiers tomes sont un tout, un cycle. Le quatrième tome, lui, lance Simon Radius dans une nouvelle enquête. C'est un one shot. Je suppose que, si la série rencontre le succès qu'elle doit avoir (car, autant le dire de suite : c'est très sympa), elle connaîtra par la suite d'autres albums de ce genre avec un personnage dont les trois premiers tomes nous auront donné les clés de compréhension... 

Mais revenons-en au triptyque initial : il est ici regroupé intelligemment dans un agréable recueil de 144 pages cartonné et bénéficiant d'une couverture ajourée (avec une découpe) dont Benoît Dahan semble décidément friand (cette coquetterie étant aussi présente sur la couverture de Dans la tête de Sherlock Holmes). Après tout, le gars a son univers et son identité graphique bien à lui, de toute évidence... alors pourquoi ne pas lier ces deux œuvres par quelques gimmicks communs ? Ça semble cohérent. Et profitons aussi de l'occasion pour féliciter les éditions Petit à petit qui s'offrent une maquette et une production dont les plus grands éditeurs feraient bien de s'inspirer. Ça fleure bon la passion de l'édition ! Excellente porte d'entrée dans cette série, le recueil a en plus le bon goût de nous offrir trois albums pour 19,90€. À une époque où le moindre tome des Lapins crétins coûte 9,95 €... il n'y a pas photo !


L'histoire

Simon Radius a l'étrange faculté de pénétrer les souvenirs de ses contemporains en plongeant virtuellement dans leur mémoire, à la recherche de souvenirs dissimulés consciemment ou non par leurs détenteurs. Cet homme aux allures de psy typique offre ses services à une police locale pas toujours très convaincue pour faciliter la résolution de crimes apparemment insolubles. 

Cette faculté inédite a bien entendu une origine. Parallèlement à trois enquêtes pour la police, Simon va également fouiller son propre passé pour comprendre les raisons du départ inexpliqué de l'amour de sa vie. Ce qui va peu à peu lui permettre de retourner aux sources de ce pouvoir.
La série offre donc au lecteur, en trois tomes, des enquêtes mémorielles dans un récit lui-même construit comme une lente reconstitution de la mémoire du personnage central. Avouez que c'est élégant ! Cette sorte de mise en abyme n'est qu'une des multiples facettes du puzzle qu'est cette bande dessinée (même la couverture vous l'annonce).
Nombre de détails vous sont en effet accessibles, de-ci, de-là dans les cases, éparpillés à la vue du lecteur comme des personnages. Et vous pouvez même, parfois, devancer de peu Simon dans ses découvertes si vous êtes observateur. 

On a entre les mains le travail de deux authentiques auteurs : tout a été réfléchi et retourné dans tous les sens pour être intéressant, crédible et intrigant. Les pièces s'emboîtent et, au final, quand tout est en place et qu'on prend du recul, malgré le fantastique assumé des capacités de Simon, on ne peut nier que ça fonctionne : le tableau d'ensemble est cohérent et forme un tout parfaitement intelligible.
Certains personnages peuvent sembler un rien stéréotypés, c'est vrai. Mais ce sont des personnages secondaires. Les plus importants sont plus élaborés, qu'il s'agisse de Simon, de son assistante (j'aime bien, ce personnage, d'ailleurs !), des cas analysés par Simon ou même de son rival, de sa Némésis insupportable : le très horripilant John-Lou Bonseigneur ! 

Alors oui, je sais : cette histoire pourrait sembler rébarbative... un psy comme héros, des allusions à diverses pathologies comme les traumatismes, la paranoïa, la mythomanie ou la schizophrénie, ça pourrait décourager certains lecteurs. Mais tout arrive tellement à point nommé, tout y est tellement logique et chaque trouble y est illustré de façon tellement ludique et évidente par Benoît Dahan qu'il est impossible de ne pas comprendre de quoi il retourne, et ce même si l'on n'a guère de notion en psychiatrie. À dire vrai, ce pourrait même être considéré comme une oeuvre de vulgarisation pour ceux qui ne connaissent pas le vocabulaire de base de cette discipline ! Rien à redire, donc, au sujet de l'écriture. Au contraire !



Le dessin

Et là, c'est plus compliqué. Impossible pour moi de réellement décrire la patte de l'auteur. Je suis bien heureux de pouvoir vous montrer ici quelques cases afin que vous compreniez mieux mes dires. Il nourrit une approche semi-réaliste qui peut déplaire à certains mais qui m'a d'emblée convaincu.
Toutefois, comme il l'avoue lui-même : le premier tome date de 2005 et il a énormément progressé depuis. J'ai d'ailleurs trouvé très intéressant de voir, au fil du recueil, s'améliorer peu à peu le trait de celui qui dessinera ensuite un de mes Holmes préférés. Comme le premier tome est déjà très loin d'être indigne graphiquement, on éprouve simplement un plaisir croissant à la découverte des aventures de Simon... et plus le dessinateur affine son trait, plus il se décomplexe : on voit de plus en plus de trouvailles visuelles s'affirmer et l'on comprend vite que les ingéniosités de Dans la tête de Sherlock Holmes sont les enfants de celles qui apparaissent ici. C'est original, comme leitmotiv mais Benoît Dahan semble se spécialiser dans la représentation des mécanismes mentaux, pour notre plus grand plaisir.


Appréhensions initiales

Je dois bien avouer être pour ma part assez rétif à la psychologie... essentiellement parce que mes études et ma carrière m'ont confronté à des praticiens élevant certaines théories au rang de dogmes et voulant les plaquer à toute force sur des individus au lieu, précisément, de partir de l'individu pour en induire la pathologie qui peut l'affecter.
Nulle crainte à avoir ici : Simon a parfois ce réflexe de s'imaginer omnipotent mais, lors de ses plongées dans les souvenirs des gens, la réalité ne tarde jamais à lui faire prendre conscience de l'incomplétude ou de la fausseté de son diagnostic initial. 
Il arrive même que ces fausses pistes le poussent à commettre des erreurs assez graves et ça, ce n'est pas fait pour me déplaire : un héros faillible est à mon sens toujours bien plus intéressant.

En plus de ce premier a priori, il en est un autre sur lequel le livre a dû me rassurer : je n'aime guère les récits policiers. Je n'y trouve d'intérêt que dans ce qui est périphérique à l'enquête... le travail d'investigation a le don étrange de m'ennuyer au plus haut point. On ne se refait pas.
Si vous êtes comme moi, rassurez-vous : les enquêtes mémorielles sont tellement particulières et originales que je ne m'y suis pas ennuyé, à ma grande surprise. C'est plaisant, inventif mais totalement inutile dans le contexte légal puisque Simon ne récolte pas de preuve matérielle lors de ses plongeons dans les souvenirs des témoins ou des accusés... il lui faut donc mener une enquête de terrain en parallèle mais toujours à sa façon un rien alambiquée. L'originalité de la démarche a botté le train de mon possible ennui plus d'une fois !

Et pour en finir avec l'ennui, même l'humour s'invite dans ces planches. Il n'est pas rare en effet que, durant ses plongées dans l'inconscient des gens, Simon soit tellement pris dans ses visions que son corps réagisse comme le fait sa projection dans la mémoire de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à pas mal de situations cocasses au possible pour le pauvre Simon qui se retrouve à son "réveil" dans des positions ou situations on ne peut plus embarrassantes.


Impression globale

Avec Psycho-investigateur, vous tenez entre vos mains le genre d'objet un rien luxueux mais abordable qui, une fois refermé, vous donne l'impression d'être un peu plus bédéphile qu'avant son ouverture : on ne vous a pas pris pour un imbécile, vous avez été emporté par la narration sans qu'on vous prenne trop par la main et le tout contient une histoire avec une semi-fin, un milieu, un début et une fin (oui, dans cet ordre-là, pour ainsi dire). 
En cette époque où l'on est gavés de séries dont les tomes semblent parfois ne se succéder que parce que le public a envie de revoir le personnage, il est bon de se plonger dans la lecture d'aventures d'un personnage que seule l'écriture rend sympathique et que l'on a envie de retrouver qu'en raison de la qualité des récits dans lesquels il interviendra. 
Longue vie à Simon Radius !
Et encore merci aux éditions Petit à petit pour le soin apporté à l'objet physique... je sais que je me répète mais prenez un de ces volumes en mains et vous comprendrez !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'histoire est indéniablement originale et bien construite.
  • Le recueil constitue une histoire complète, un stand alone.
  • Le travail d'édition est remarquable.
  • Le dessin de Benoît Dahan est très personnel.
  • Le prix est extrêmement démocratique pour 144 pages.
  • Certains reprocheront un manque relatif de constance du dessin là où il n'y a en réalité qu'une bien légitime progression.
  • On peut ne pas adhérer au pouvoir psy fantastique qui fait partie des fondamentaux de la série.
  • Il y a parfois l'un ou l'autre personnage qui semble trop archétypal.
  • Comme pour tout dessinateur ayant un style particulier, celui-ci peut déplaire.