La Véritable Histoire, de Stephen Donaldson


Surprenant.
Parvenir à rédiger un roman de 200 pages autour d'un trio dans l'espace, c'est à ce point remarquable que, malgré le resserrement de l'intrigue, le nombre restreint de personnages, l'envie d'en savoir davantage sur les tenants et aboutissants d'une variation sur le triangle amoureux l'emporte sur la frustration. 

Connu pour ses sagas de fantasy très wagnériennes, Stephen Donaldson se lance dans le space-opera avec une sorte de malice, jubilant d'avance de la manière dont il va se jouer d'un lecteur aussi incrédule que son héros le plus célèbre (cf. Les Chroniques de Thomas l'Incrédule). Avant de clore son roman sur une ouverture en filigrane vers quelque chose de plus vaste, tant de proportions que d'implications, établissant ainsi un prélude à une nouvelle saga prenant place cette fois dans l'espace interplanétaire (Le Cycle des Seuils).

Il faut avouer que, au long de cette lecture, on se sent tour à tour floué, puis intrigué, amusé et enfin stupéfait. La situation initiale est presque risible, et le premier chapitre nous le laisse croire : Angus Thermopyle, un pirate de l'espace aussi redoutable que redouté, entre dans un bar du Secteur Delta d'une Station spatiale. Cela aurait pu n'être que la répétition routinière d'une situation propre à tout bon western (ou film noir) qui se respecte s'il n'était accompagné d'une accorte jeune femme, aussi sublime qu'il est grotesque. Évidemment, tous les yeux de la clientèle (forcément) mal famée de l'établissement sont braqués sur ce duo improbable, et les rumeurs courent déjà sur la manière dont Angus a réussi à séduire, convaincre, voire forcer la belle. Extorsion ? Chantage ? Drogue ? Ou pire ? 
Mais voilà que le couple croise la route de Nick Succorso, autre fieffé gredin, mais de l'espèce opposée, de la race de ces gentlemen cambrioleurs, aussi charmant et espiègle que dangereux. Le beau Nick dont le regard croise celui de la belle Morn : le temps s'arrête, suspendu dans l'intervalle ténu séparant ces deux êtres faits pour être ensemble. Un destin honnête, celui des contes de fées et des grandes légendes, voudrait qu'ils finissent par s'unir et que le méchant de l'histoire, l'immonde Angus, cède sa place, meurt en duel ou finisse aux mains de la Justice afin de payer pour ses trop nombreux crimes.
Et c'est précisément ce qui se passera.

Que les deux du fond qui crient au spoiler se rassurent : c'est dès la fin du premier chapitre que l'auteur nous dévoile la fin de cette histoire ! Mais alors, quid des dix-sept autres ? C'est là que Donaldson révèle son audace et sa finesse et, au lieu de nous dire ce qui se passera, voici comment il conclut ce chapitre :

Et donc, plutôt que de gloser sur les conséquences de cet affrontement dont on ne sait finalement rien, on va reprendre depuis le début et y aller voir de plus près. Le deuxième chapitre nous invite ainsi dans la peau des observateurs un peu plus subtils, pas les piliers de comptoir de base ou les bandits de seconde zone, mais ceux qui, bénéficiant d'une certaine expérience, savent interpréter et connaissent davantage les rouages de cette micro-société qu'est la Station, sa dépendance envers les cargos terrestres et les relations entre les trafiquants et les mineurs des astéroïdes. On s'efforce alors de lire entre les lignes, de décoder le moindre geste, le moindre regard entre ces trois êtres dont on ne sait, finalement, pas grand-chose d'autre que leur réputation et leur physique. On suppute, on déduit, on extrapole : mais là encore, même si on parvient à aller au-delà des apparences, on ne sait toujours pas quelle est, a été, "la véritable histoire" d'Angus, Morn et Nick.

C'est ainsi lors d'une troisième étape que nous allons nous pencher sur chacun d'entre eux, à commencer par cette brute patibulaire, aussi abjecte que pathétique, que semble être Angus Thermopyle, dont on ne connaît qu'une seule passion : celle qu'il voue à son astronef, insolemment baptisé Lumineuse Beauté. De cette manière, en comprenant qui ils sont, comment ils se sont rencontrés, dans quelles circonstances ils se sont croisés, comment Morn en est arrivée à se retrouver aux bras de cet homme répugnant, on finit par défaire les nœuds gordiens scellant cette affaire : victimes, coupables, sauveurs, tortionnaires ne sont pas ce qu'ils semblent être - et parfois, un peu tout cela à la fois. Le dessous des cartes et des situations s'avère complexe, les intentions obscures, les conséquences dramatiques : meurtres, trahisons et destructions nous seront révélés petit à petit, remplissant progressivement les trous dans ce qui paraissait de prime abord une banale histoire de duo à trois.

Le procédé a de quoi surprendre et même agacer. Les amateurs de séries TV y reconnaîtront un schéma similaire à de véritables réussites que sont Damages (tout au moins la première saison) ou encore How to get away with murder qui vient de s'achever : dès le début, on connaît la fin mais les zones d'ombre sont telles qu'on manque d'éléments pour la comprendre tout à fait.

Et incidemment, l'écrivain de nous familiariser avec un univers qu'il dépeint avec sagacité, sans s'attarder outre-mesure, demeurant en permanence à hauteur d'homme, centré sur ses trois protagonistes aux rôles mouvants et aux objectifs insoupçonnés. Les amateurs de SF spatiale se retrouveront en terrain conquis, balisé par de nombreuses références à de grands classiques, tellement ancrés dans leur tête qu'ils seraient à peine surpris si on leur disait que, mais oui ma bonne dame, la Terre a colonisé d'autres planètes, inventé un mode de propulsion permettant aux hommes d'aller au-delà du Système solaire (mais ce n'est pas sans risques), lui permettant de continuer à exploiter avec avidité les ressources minières même les plus lointaines. Qui dit exploitation minière (par exemple dans la ceinture d'astéroïdes), dit routes commerciales et trafic de marchandises, donc piraterie et contrebande. L'espèce humaine ne fera que reproduire ailleurs ce qu'elle a commis sur sa planète mère : un bar dans une station spatiale fonctionne exactement comme un bar terrestre. Ceux qui ont vu Outland ne seront guère dépaysés.

Ce n'est donc pas dans cet univers sans véritable nouveauté (en dehors de la propulsion de Seuil, qui occasionne parfois des dérèglements psychiques - on n'est pas loin d'Event Horizon) que se trouvera l'intérêt du roman, mais dans la manière dont l'auteur tisse les destins tragiques de ces trois êtres, qu'il inscrit progressivement dans cette dimension mythique qu'il affectionne - au point, dans une postface, de nous faire un cours sur L'Or du Rhin, la Tétralogie de Wagner qu'il chérit tant qu'elle interpénètre la plupart de ses ouvrages. Son tour de force est donc d'avoir réussi à construire avec une remarquable aisance une histoire plus grande que son récit, une véritable tragédie dont les conséquences débordent de leur propre cadre, appelant des suites continuant à étendre les points de vue.

Un roman qui ne demande qu'à être adapté au cinéma.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une structure spiralaire qui s'avère beaucoup plus passionnante que prévue.
  • Trois personnages abondamment décrits dont le caractère, les actes, le passé et les intentions en font des créatures complexes et dignes d'intérêt.
  • Un univers spatial classique, facile à appréhender, doté de ce qu'il faut de jargon technique pour avancer sans heurt.
  • Un prélude intéressant à une saga nettement plus ambitieuse que le sujet du roman.


  • Une intrigue qui fait du surplace puisqu'on lit uniquement dans le but de combler les trous d'une histoire dont on connaît la conclusion.
  • Un style parfois redondant, qui trahit par moments la volonté de meubler.