La Grande Arnaque, suivi de L’Iguane


Son apparence dérangeante sème la peur où qu’il aille ; dans le pays où il réside, l’Iguane file la chiasse à quiconque croise sa route. Son nom suffit à terroriser les plus téméraires. Mais qui est-il donc ?
Ce livre regroupe deux histoires qui se complètent :

La Grande Arnaque 

Quelque part dans une dictature fictive d’Amérique latine, laconiquement nommée la Colonie, sévit un despote, « le Suprême Gouvernant », en conflit avec les rebelles qui se terrent dans la jungle. Pour les affaiblir, il met en place, aidé par le dramaturge officiel du régime Méliton Bates, le mythe de la Vierge Blanche, qui peut guérir n’importe qui de n’importe quoi d’un seul geste. Le rôle revient à la nièce du dictateur, Malinche Centurion, avec qui il a des rapports sexuels. Sous son emprise, elle incarne une forme de pureté chaste afin que le taux de natalité de la population chute et impacte mécaniquement celui de ses ennemis, les guérilleros.
Mais un jour la jeune femme décide d'aller trouver le frère du ministre de l’Intérieur, avec qui elle couche en douce, pour lui demander de l’aide : chaque jour, ils reçoivent une photo compromettante... Qui veut les faire chanter ? Et pour quel motif ? L’ex-flic Donaldo Reynoso, alcoolique tendance dépressive et possédant un cœur d’artichaut, ne sait pas dans quelle merde il fourre ses pénates en aidant ainsi la belle. Car la nièce est séduisante, terriblement désirable et pourtant brisée en son for intérieur. Face au gouvernement, du dictateur en passant par ses ministres, dont l'ex-nazi Reiner Von Fritz, l’improbable duo se dresse. Mais voilà que l’Iguane, l’exécuteur assidu et persévérant des basses œuvres du régime, sort de sa tanière pour les traquer.

Cette bande dessinée aux somptueux graphismes noir et blanc joue sur plusieurs tableaux : son aspect polar, dur, froid au réalisme sordide, contrebalancé, comme indiqué dans la préface, par un ton « vaudeville » potache, sans que l’on ne ressente de rupture. Le récit est fluide, diablement bien découpé et mis en scène.
Les auteurs, Carlos Trillo et Domingo Mandrafina, n’hésitent jamais à faire intervenir des personnages hauts en couleur qui vont conter l’histoire à la manière des chœurs antiques chantant les événements passés, à venir ou les petits secrets des uns et des autres en mettant les lecteurs dans la connivence. Les prostitués, les policiers, les badauds ont tous quelque chose à confier. La Colonie, minuscule territoire, apparaît comme une synthèse caricaturale d’un régime dictatorial sud-américain qui concentre tout ce qu’on peut trouver dans ce genre de lieu, du bordel au palais, en passant par les boutiques et les bars ou, bien sûr, la jungle.

Graphiquement, les personnages offrent des expressions travaillées, à la limite du semi-réalisme, mais toujours dans une élégance et une sensualité de tracé époustouflantes. Le dessinateur, habile dans le clair-obscur, est capable de retranscrire l'ambiance de l’Amérique latine, tour à tour froide et dure, puis humide, poisseuse et étouffante.
Ce premier récit tout à la fois dramatique, comique et pathétique, pointe les horreurs perpétrées par un régime totalitaire délirant, à coups de torture, meurtre, corruption, sans oublier le pouvoir exercé par les exilés nazis (tel que ce fut le cas en Argentine). Il dénonce aussi la place des médias, organe de propagande et de manipulation des foules, la censure des corps.

Un tour de force pour le scénariste, Carlos Trillo, car La Grande Arnaque est bien loin d’être une bande dessinée moralisatrice. Elle est plus que cela : une histoire complexe à multiples tiroirs, à lire et à relire.


L’Iguane 

Susan Ling, une journaliste américaine, et son assistant Bill débarquent dans la Colonie ; la jeune Américaine désire dresser un portrait de l’Iguane dans le Morning News afin d’obtenir le prix Pulitzer. N’éprouvant aucune sympathie ni empathie pour les habitants de cette dictature, et ne se souciant pas de leur détresse et de leur misère, elle poursuit sa quête de ce monstre légendaire, au comportement violent autant envers les hommes que les femmes. Dans l’esprit de la population locale, les traces qu’il a laissées demeurent indélébiles. Ainsi, Susan croise une bonne partie des protagonistes de La Grande Arnaque, dont madame Beremba ou Méliton Bates. La journaliste dirige les entretiens, la mise en scène des photos, remontant le fil de son existence jusqu’à découvrir le masque représentant la tête de l’Iguane. La voilà envoûtée, prisonnière d’une forme de désir morbide...

Beaucoup plus court que le récit précédent, mais tout aussi intense, L’Iguane dépeint la manière dont la presse s’approprie un sujet pour le recracher à ses lecteurs et s'interroge sur ce qu'il est possible de faire pour obtenir un prix, au mépris de toute déontologie. Car l’Iguane se voit ainsi ainsi mystifié : de tueur implacable, son aura désormais rayonne, fascine, tordue par le récit qu’en fait une étrangère à la Colonie. L’histoire racontée dans le Morning News se teinte de mensonges, d’interprétations et pose un voile sur la vérité.
Le trait de Domingo Mandrafina reste d’une tenue égale à celle de La Grande Arnaque ; élégant, travaillé, magnifié par un découpage impeccable. Quant au scénario, Trillo questionne la malléabilité d’un mythe et la manière dont les événements se déroulant dans un pays lointain, comme la disparition d’une dictature, peuvent être réduits à un personnage par les journalistes. Le masque, façade extérieure d’un visage, sans corps, sans âme, peut être enfilé par n’importe qui. Quid de l’incarnation et de la désincarnation, d’où le parallèle avec le cinéma, sur la fin du récit.

Carlos Trillo demeure l’un des scénaristes argentins les plus importants de ces dernières années. Il est l’auteur de nombreux grands récits dont Les Vieilles Canailles et Spaghetti Brothers, avec Domingo Mandrafina. Il a aussi collaboré avec nombre d'artistes talentueux, dont Alberto Breccia, Carlos Meglia et Eduardo Risso.

Près de vingt ans après la première édition chez Albin Michel, iLatina ressort en intégrale La Grande Arnaque et L’Iguane. Ce très beau livre propose des planches retravaillées et une traduction revue. Ces récits furent publiés dans les années 90 en Argentine, avant d’être une première fois éditée en France en 1998, où l’Alph art du meilleur scénario a été décerné à L'Iguane, un an plus tard

Les toutes jeunes éditions iLatina ont pour ambition de mettre en lumière la richesse de la bande dessinée sud-américaine, assez méconnue dans nos contrées, alors que plusieurs auteurs ont pourtant été publiés en France, comme Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Nine ou Carlos Trillo. Cette fois-ci, ce sont des beaux livres qui sont proposés, à un prix honnête et avec une qualité de papier et de façonnage indéniable. La bande dessinée sud-américaine est tout aussi variée que les BD franco-belges, les manga ou les comics, et elle n’a pas à rougir de ses scénaristes et dessinateurs.

Cette intégrale (La Grande Arnaque suivi de L’Iguane, 210 pages) touche à des questions essentielles et universelles et contient des récits qui demeurent, des décennies après leur réalisation, pertinents et prenants.  


+ Les points positifs
- Les points négatifs
  • Qualité graphique
  • De très bons scénarii à portées universelles
  • Une belle réédition


  • Rien