Chroniques des Classiques : L'Homme dans le Labyrinthe


Lorsqu’on explore les vastes et ténébreux domaines de la science-fiction, l’on finit immanquablement par tomber sur l’un des ouvrages de Robert Silverberg. Car ce "boulimique de l’écriture" (ainsi que le surnomme l’essayiste Stan Barets) a publié plus d’une centaine de romans de SF, sous son nom ou l’un de ses nombreux pseudonymes, collaboré à des dizaines d’anthologies et co-écrit avec plusieurs écrivains majeurs du genre.
Il a traversé l’âge d’or de la SF gernsbackienne comme un météore, publiant après-guerre (il est né en 1935) des dizaines de textes sans véritable saveur, parfois intéressants mais manquant systématiquement de la matière, de l’étincelle des plus grands. Connu des fans, auteur productif, méthodique et ordonné, il parvint assez rapidement à vivre de sa plume en explorant à peu près tout ce que le genre proposait alors.

Après une pause où il réorienta son désir frénétique d’écrire vers la vulgarisation scientifique, s’attelant à des traités abordant l’archéologie et surtout la mythologie (l'un des thèmes qui jalonnent son œuvre), il revint à la SF au moment où celle-ci opérait un tournant spectaculaire, consécutif au recueil
Dangereuses Visions
d’Harlan Ellison (auquel il participa avec une nouvelle stimulante, Les Mouches) et se propulsa sur le devant de la scène grâce à des textes plus profonds, parfois spectaculaires ou introspectifs, qui lui valurent une renommée méritée et sa place au panthéon des conventions. Celui qui avait reçu en 1956 le prix Hugo de l’auteur le plus prometteur recevait enfin le trophée convoité pour son court roman Le Livre des Crânes qui marqua sa génération (1969), la même année que Tous à Zanzibar de Brunner (cf. cet article). Une décennie moins prolifique que les précédentes, mais ô combien plus intéressante, avec la majeure partie de ses chefs-d’œuvre (Les Ailes de la nuit, Les Monades urbaines, Le Fils de l’Homme, L'Oreille interne).
Et pourtant, ce diable d’homme, malgré quelques pauses çà et là, n’a jamais véritablement cessé d’écrire, parfois dans un but ouvertement alimentaire, parfois pour compléter une saga comme celle de Lord Valentin de Majipoor, d’autres fois aussi pour commenter une de ses nombreuses anthologies, parfois encore afin de pondre un texte plus dense et plus riche que les autres, comme Gilgamesh, roi d’Ourouk (1990).

À l’orée de sa période la plus méritoire, juste avant Les Ailes de la nuit mais déjà en 1969, Robert Silverberg proposa L’Homme dans le labyrinthe. Très vite publié en France dans la prestigieuse collection du Club du Livre d’Anticipation chez OPTA, il n’est sans doute pas le texte le plus abordable de la carrière monumentale de l’auteur. Il est même déroutant, voire frustrant, parfois ardu, mais livre nombre de clefs sur l’état d’esprit de Silverberg et sur ses préoccupations, tout en nous ouvrant une porte pertinente sur les perspectives de la science-fiction américaine, qui demeurait encore résolument orientée sur les étoiles et le futur alors que les écrivains britanniques et français exploraient les "territoires de l’inquiétude" de nos sociétés en déliquescence.

On pourrait proposer deux résumés à ce petit roman suivant le point de vue qu’on cherche à prendre. Ce pourrait être : c’est l’histoire d’une expédition partie à la recherche du seul homme qui pourra sauver l’humanité de la menace représentée par une race extraterrestre refusant toute forme de communication. Mais on pourrait aussi présenter le roman de cette manière : c’est l’histoire d’un homme qui s’est retiré volontairement du monde, vivant reclus au fond d’un labyrinthe mortel.

Lemnos est une planète qui fut jadis peuplée. Ses vestiges d’une civilisation avancée mais complètement disparue ont longtemps fascinés les archéologues venus des quatre coins de la galaxie, et notamment cette cité labyrinthique et tentaculaire, dont chaque détour, chaque angle de rue, chaque passerelle, chaque esplanade, chaque arcade peut receler un danger mortel. Car la cité, bien que déserte (en dehors de quelques animaux indigènes parfois impressionnants), est demeurée totalement autonome, capable ainsi de de se "défendre" contre toute intrusion. Les aventuriers ont succédé aux expéditions scientifiques, mais personne n’a jamais pu explorer ce dédale dantesque et en ressortir pour en faire un compte-rendu. Or, il y a neuf ans de cela, un homme seul, sans l’appui de quiconque, y est entré. Cet homme n’est pas n’importe qui : Richard Muller, dont le nom résonne encore, mêlé de crainte et de respect, dans le cœur de chaque homme. Muller, ce héros grandiose et flamboyant, qui avait tout vu, tout visité, tout affronté, s’attirant l’admiration des uns et la vénération des autres, jusqu’à ce que, à l’issue d’une mission risquée et complexe, dont on sait peu de choses, il ait décidé de s’exiler là où personne ne pourrait le suivre. Or, voilà qu’une expédition militaire, sous couvert d’une mission scientifique, débarque sur Lemnos avec la ferme intention de retrouver Muller, de le ramener à la raison et de lui confier une ultime, périlleuse et capitale mission.

Premier problème : Muller est-il vivant ? Boardman, celui qui a naguère orienté les faits et gestes de Muller, celui qui probablement le connaît le mieux, est persuadé que oui. Il le faut, il faut que Dick soit vivant, sans quoi l’humanité est perdue. Alors, nanti d’une armée de robots et d’un bataillon de soldats ultra-entraînés, il entreprend, minutieusement, d’arpenter les circonvolutions piégeuses du labyrinthe géant. La progression est terriblement lente et les pertes sont énormes. Mais Boardman s’arc-boute sur ses résolutions et peaufine sa stratégie : car le plus dur ne sera sans doute pas de parvenir jusqu’à Muller, mais sans aucun doute de réussir à le persuader d’en sortir. D’autant qu’il sait qu’il est la cause première du mal dont souffre son ancien compagnon d’armes et qui lui a valu cette ostracisation volontaire.

Le lecteur, lui, a un coup d’avance sur cette mission. Car dès le début il a découvert Muller et son rythme de vie bien organisé – il lui faut de la rigueur pour survivre au cœur de la cité de tous les dangers, de la discipline, une mémoire infaillible et une capacité de réaction hors normes. Muller est bien le seul être intelligent sur Lemnos et il est capable d’user de certaines des technologies inconnues du labyrinthe pour se sustenter et mener une existence, sinon confortable, du moins propice à l’introspection. Il ne semble pas plus que cela souffrir de cette solitude, et l’on ne sait pas encore ce qui l’a poussé à cette extrémité.

Dès lors, sur les quinze chapitres de cette novella, quatorze seront consacrés à la lente progression de la mission de la dernière chance menée par Boardman, ce qui nous laissera le loisir d’explorer la psyché torturée de Muller, l’homme qui voulut être un héros, et de sa relation conflictuelle avec son ancien agent de liaison Boardman. On en apprendra davantage sur cette mission dont il est revenu transfiguré, au point de le condamner à l’isolement, devenu incapable de la moindre fréquentation sociale. Et l’on suivra ses atermoiements, ses réflexions souvent profondes sur l’humanité et ses travers, les rêves de grandeur et d’expansion d’une espèce qui s’avère incapable de se jauger au regard de l’univers qu’elle occupe, au point d’en oublier de tenir compte des autres races qui viendraient à croiser sa route. Par son cynisme désabusé, son amertume lancinante et son détachement existentiel, Muller rappelle fortement le personnage du Consul de la saga Hypérion de Dan Simmons (cf. cet article) qui, comme lui, conserve des blessures de son passé des cicatrices suppurantes qui orienteront ses actes à venir.

De fait, ce qui aurait pu être un récit enlevé, rythmé par les péripéties internes du labyrinthe (dont l’aspect "cité autonome" renvoie à un sous-genre de la SF traité entre autres par Arthur C. ClarkeLa Cité & les Astres, cf. cet article – ou Tanith Lee dont nous reparlerons sous peu) et tendu par le suspense lié aux décisions des protagonistes et par la résolution de la crise interplanétaire sous-jacente, nous obtenons un texte plutôt original, faisant la part belle aux songes étoilés et aux interrogations de chacun, avec l’irruption du personnage de Ned, le fougueux et innocent officier dont Boardman veut faire son arme fatale.

Et donc Silverberg de prendre systématiquement le contrepied des attentes du lecteur : certes, on aura droit à une belle panoplie de pièges, traquenards ou chausse-trappes immanquablement mortels qui va contribuer à méthodiquement décimer l’équipe montée par Boardman ; de fait, la description méthodique des surprises que recèle ce labyrinthe immémorial permettra de conserver de l’intérêt pour une histoire qui s’évertue à divaguer au gré des considérations vaguement philosophiques de nos personnages - Muller passant le plus clair de son temps à gloser sur les méfaits de la civilisation et sur ses erreurs de jeunesse – et à effectuer de constants retours en arrière afin d’étayer les arguments de chacun et d’enfin comprendre le pourquoi de leurs actes.  Ainsi, tout l’intérêt du récit se décale vers des perspectives resserrées autour de la personnalité du héros, Dick Muller, l’homme revenu de tout, qui a payé de sa personne au nom du bien commun et refuse à présent de faire partie de la société humaine ; au lieu de se concentrer sur le projet initial de Boardman (recruter le seul homme capable de préserver l’humanité d’un possible conflit perdu d’avance), on s’attèlera uniquement (en tout cas pour la majeure partie de l’ouvrage) à déterminer si Muller finira par être trouvé, et s’il acceptera de coopérer.

J’imagine des producteurs hollywoodiens appâtés par le pitch qui, au lieu d’un Starship Troopers (cf. cet article sur le roman dont a été tiré le film de Verhoeven) ou au moins d’un Ender’s Game, se retrouvent avec un Solaris : on sent bien dans le déroulé de l’intrigue une sorte de refus constant de se plier aux règles établies par les éditeurs pour lesquels il a longtemps été le yes man idéal (Silverberg écrivait tellement dans les années 50 qu’il allait jusqu’à accepter des demandes d’un responsable d’Amazing Stories ou Science-Fiction Stories comme, ainsi qu'il le raconte lui-même : "Faites-moi une histoire de trois mille huit cent sept mots autour de cette illustration."). L’auteur new-yorkais déploie alors librement un réel savoir-faire, ancrant son intrigue par des accroches scientifiques plausibles et développant avec une certaine malice la moindre opportunité pour ses personnages de critiquer l’ordre établi, digresser sur les fondements de la civilisation, la course au progrès ou les relations sociales, voire se pencher sur les principes régentant l’espèce humaine en tant que race évoluée. Afin de ne pas trop interloquer le lecteur qui se noierait dans les soliloques, Silverberg rompt sa litanie par des changements de points de vue opportuns, passant de Muller le reclus à Boardman le diplomate ou Ned l’idéaliste. L’écriture s’avère ainsi très "moderne" avec des ruptures de ton et de rythme et une structure en gigogne ouvrant de nombreuses voies de réflexion. Cela dit, on constatera malgré tout la portion congrue laissée à la gent féminine qui n’apparaît, au mieux, que comme faire-valoir de nos personnages très mâles, avec quelques intermèdes romantiques où l’auteur distille son goût pour les descriptions sensuelles préfigurant les passages légèrement érotiques du Fils de l’Homme (1971). En fonction de ses goûts, on pourra juger si Silverberg a (comme cela lui a été souvent reproché) bâclé sa fin ou si elle n'était là que pour clore les débats, l'essentiel étant ailleurs que dans la résolution de la crise mondiale.


Un roman atypique, fascinant par son personnage central (dont le côté bourru, opiniâtre et implacable rappelle le Richard Francis Burton du Fleuve de l'éternité de Philip José Farmer - cf. cet article) et son décor presque vivant, déroutant par sa structure et son développement, beaucoup plus riche que prévu et se terminant sur un très joli aveu.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman majeur dans l'immense bibliographie de Robert Silverberg.
  • Un format relativement court, partitionné en quinze chapitres eux-mêmes divisés en sous-chapitres.
  • Un personnage central fascinant, bourré de défauts, handicapé par "quelque chose" qui lui est arrivé lors d'une mission, mais tenace, inflexible et séduisant à sa façon.
  • Un auteur parfois en roue libre qui laisse ses personnages philosopher, critiquer, juger leurs propres actions, douter et se projeter.
  • Un décor tellement riche de possibilités qu'il semble sous-exploité. 


  • Une intrigue principale qui cède la place à un jeu de dupes assez frustrant.
  • Une vision de la femme trahissant l'âge du texte.
  • Un rythme haché, en dents de scie, refusant de céder au spectaculaire.