Jukebox Motel 1/2 - La mauvaise fortune de Thomas Shaper


"Où les hommes renaissent au monde. Où les femmes reviennent toujours.
Où les lumières se voilent. Pour mieux rayonner ensuite."


Il faut toujours cent fois, sur le métier, remettre son ouvrage, à ce qu'on dit. Eh bien voilà une BD au scénario travaillé et retravaillé, les amis. Et pour cause !

En 2011, le compositeur/adaptateur Tom Graffin (qui travailla avec Scarlett Johansson et Lulu Gainsbourg sur l'adaptation de Bonnie & Clyde, par exemple) rencontra une scénariste pour réaliser la bande originale d'un court-métrage narrant l'histoire d'un jeune couple à la recherche du Jukebox Motel, refuge de stars des eighties oublié de tous...
Peu à peu, Tom s'impliqua dans la réécriture du scénario.

Une fois le court-métrage réalisé, l'histoire semblait encore l'habiter car il décida, lui qui avait déjà une expérience d'écriture suite à la rédaction d'une biographie familiale, de faire de cette histoire un roman qui raconterait non pas la redécouverte du Jukebox Motel mais bien sa création par le jeune Thomas Shaper... il écrivit un préquel, en somme.

C'est maintenant au tour de ce roman d'être adapté au format BD grâce à Bamboo Edition et sa collection Grand Angle.
Marie Duvoisin s'y colle niveau dessin et couleurs et c'est elle qui m'a, par son trait, convaincu de me pencher sur ce diptyque (même si seul le tome 1 est sorti à ce jour). Je suis heureux de constater à la lecture que ce que me suggérait le dessin est confirmé par l'histoire. Autant ne pas tourner plus longtemps autour du pot : je vous conseille cette lecture. Graphiquement comme narrativement, cet album est un voyage !

L'écriture est poétique et ne ménage pas ses personnages : que ce soit en bien ou en mal, la vie leur réserve des hauts et des bas permanents propres aux vies aventureuses et passionnées. Tout cela prend presque parfois des allures de rêveries mais reste néanmoins réaliste et crédible. Enfin... crédible en dehors de quelques cases hallucinées en raisons des émanations de peinture qui montent au cerveau du personnage principal. Personnage dont nous allons parler de ce pas ! 


Nous sommes en 1967. Thomas James Shaper vient de fuir le Canada et la fraiseraie familiale pour se rendre à New York. Le jeune homme, au grand désespoir de son père, fuit le destin d'agriculteur qui lui était tracé pour apprendre la peinture à Big Apple. Thomas tente de percer mais il doute de son talent... 
Peintre underground, il tente de trouver son propre style qui sera à même d'interpeler, de choquer le spectateur, pour faire parler de lui. Un soir de rage, persuadé d'être nul, il fout tout en l'air dans son atelier. C'est au matin qu'il se réveillera face à une toile qui ne nous sera pas montrée mais qui semble avoir cette fulgurance qui manque aux autres. Il émane d'elle toute sa colère de la veille. D'ailleurs, un investisseur peu commode ne s'y trompe pas et offre à Thomas une valise entière de billets en guise d'acompte pour la commande de dix toiles du même acabit. 
Abasourdi, Thomas confie la nouvelle à sa compagne, avec qui il entretient une relation amoureuse respectant leur indépendance individuelle et que la jeune femme a baptisée "indamour". Suite à leur discussion, le jeune homme est bouleversé et a besoin de recul. Il décide donc de prendre la route pour la Californie.
Dans son errance, il tombe un soir, par hasard, dans un bar de Los Angeles, sur rien moins que Johnny Cash qui, à ce moment-là, est déjà une légende vivante de la musique américaine. Les deux hommes sympathisent rapidement et se rendent compte qu'ils traversent tous deux une période de remise en question. Par bravade autant que pas envie, Thomas promet à Johnny de lui dégotter pour leur prochaine rencontre un "diable d'endroit" où il pourrait se ressourcer, loin de la folie de sa vie trépidante.


Si ce début vous intrigue, n'hésitez pas : cette BD est sans doute, alors, ce que vous attendez. Et ça se lit très bien avec un fond de Cash en guise de musique d'ambiance, voire même avec la bande originale composée pour le roman (oui, l'idée est originale) comme tapis sonore... les guitares et les voix de Lewis Evans, Juliette Armanet, Joan Grant, James Shaper (eh oui !) et Tom Graffin himself sont très plaisantes et remplissent parfaitement cet office. Un petit pincement au cœur est même à prévoir à l'écoute de One road, two roads (qui a rejoint ma playlist) si vous avez lu la BD... C'est en effet la chanson dont les paroles sont écrites par la copine de Thomas et... c'est un joli moment, voilà tout. 
 
Voilà. Vous aurez remarqué que je ne déflore pas la suite mais vous avez là tous les ingrédients de ce tome 1 : un artiste underground ayant quitté sa famille en mauvais termes qui palpe une somme folle pour une de ses toiles et qui, laissant sa copine derrière lui, part à la recherche d'un lieu où se recentrer qui pourrait non seulement lui convenir mais convenir également à Johnny Cash.
À partir de là, c'est tout ou rien : soit on a une œuvre attachante qui sent bon le sable de Californie, le goudron des routes et l'odeur résineuse des planches de ces lieux intimistes où l'on se rassemble autour d'un gars avec une guitare qui nous chantera les filles et l'amour, la vie et la mort... soit on a un machin prétentieux et grandiloquent qui veut se la jouer et qui ne reste dans l'âme que comme une fausse note qu'on s'empresse d'oublier.
Une chance : nulle fausse note ici.

Mieux que ça : la BD a même le bon goût de ne pas nous noyer sous la présence de Johnny Cash qui ne nous apparaît ici que de façon fugace et toujours au naturel, il n'écrase jamais les autres personnages de sa notoriété. Toute la BD, d'ailleurs, bénéficie de ce côté intimiste fort plaisant.

En l'état, Jukebox Motel raconte la vie d'un jeune homme fuyant la pression familiale d'un destin tout tracé dans le but de vivre de son talent et de sa passion mais que le système et les aléas de la vie vont broyer jusqu'à ce qu'il décide de se libérer de tout... mais est-ce seulement possible ? Et le veut-il vraiment ?


Reste à parler du dessin mais est-ce vraiment utile ? Vous le voyez dans les quelques aperçus ici même... C'est beau, bien colorisé, expressif... Les paysages ne sont pas en reste, les ambiances lumineuses sont bien rendues et... pfff. Inutile d'en dire davantage : tout va très bien. C'est ce que l'on peut appeler un bel objet.
Alors si vous pensez être potentiellement client de ce genre de BD, n'hésitez pas. Il y a peu de chance que quoi que ce soit puisse vous décevoir.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un scénario crédible qui respire la liberté et sur lequel souffle un vent d'aventure accessible.
  • Un dessin d'une grande maîtrise et une mise en couleurs de bon goût.
  • L'évocation d'une époque iconique des États-Unis.
  • Un album à feuilleter au rythme d'un bon blues ou d'un album de country acoustique intimiste.
  • La vie de Thomas est un terrain miné... le pauvre gars n'a pas de chance mais c'est loin d'être impossible, à ce niveau.
  • Rien d'autre. À moins que vous soyez insensible ou uniquement intéressé par la BD quand elle met en scène des boules de muscles volantes se mettant sur la tronche à grands coups de pouvoirs claqués au sol, ça ne peut que vous plaire !