Pulp


Max Winter a connu le Far West et désormais, dans ses vieux jours, il est à cheval sur deux époques.
Mais n'est-il pas trop vieux pour remettre le pied à l'étrier et remonter en selle ?


Vous trouverez nombre de sites où vous repaître d'un récapitulatif du parcours de Brubaker (Gotham Central, Fatale, Criminal...) et de Phillips père et fils, à l'origine de Pulp.
Leur combat pour imposer un nouveau format de comics à destination des librairies et non plus des press shops (par le biais de leurs éditions reliées de Criminal incluant des scènes inédites par rapport au format souple, par exemple) est très intéressant mais n'est plus guère d'actualité maintenant que leur démarche est lancée depuis plusieurs albums.
Sachez juste que Pulp s'inscrit dans cette même logique et, à ce titre, se lit comme une BD européenne : c'est un one shot de 77 planches aux dimensions habituelles pour un comic édité chez Delcourt.
Pulp témoigne une fois de plus (après Bad Weekend qui était plus explicite encore) de l'intérêt du regard de ce trio sur le marché des comics.
En effet, c'est sur leur ancêtre que se focalise cet album car il nous donne à voir les derniers jours de Max Winter, auteur vieillissant de pulp magazines, en proie à la précarité, à la vieillesse et aux remords.
C'est que Max n'est pas un perdreau de l'année. S'il parle dans ses manuscrits des aventures d'un cowboy vengeur nommé Red River Kid, c'est que, dans sa jeunesse, il avait lui-même un surnom se rapprochant de celui-là et que, dans l'Ouest américain en passe d'être dompté, ses activités illicites l'ont amené à devenir une des proies chassées par la très célèbre Pinkerton National Detective Agency
Max est un homme, à cheval sur deux époques, qui fut un des derniers cowboys spoliés par les barons du bétail. Habile au revolver et habitué aux duels, convaincu que la justice est au bout du fusil et n'a rien à voir avec les juges, il deviendra un de ces hors-la-loi à la gâchette facile peuplant le Far West... jusqu'au jour où il lui fallut disparaître, abandonnant même la famille qu'il s'était construite au Mexique.
Il subsistera dès lors, à New York, en vendant à des magazines les chroniques romancées de sa tumultueuse jeunesse.

Mais Max est vieux. Son éditeur diminue sa part de droits d'auteur arbitrairement et censure toute tentative de Max d'offrir à son personnage de fiction une retraite au Mexique que lui-même s'est pourtant accordée. Max est confronté à la recette de la rentabilité trop souvent prônée par les éditeurs depuis plus d'un siècle : "Les gens n'aiment pas le changement, ils veulent de la continuité." Mais ces suites incessantes sans nouveauté ni surprise, Max n'en veut plus. 

Sur un quai de métro, le vieil homme se met en tête de s'interposer entre un jeune homme juif et deux brutes antisémites. Mais Max n'a plus reçu le moindre coup depuis 1922. Max s'effondre, non seulement sous la violence de l'agression mais surtout à cause de son cœur qui, sous le choc, choisit ce moment pour se lancer dans sa première attaque.
Remis sur pieds, Max rentre chez lui où il retrouve celle qui partage sa vie et qui incarne sa seule raison d'encore tenir debout : il veut offrir à Rosa, la femme qui l'a extirpé d'une longue cuite de dix ans, la coquette maison du Queens dont elle rêve pour eux deux. 

Prêt à tout pour embellir enfin la vie de cette femme et, peut-être, se payer un peu de rédemption, Max va même accepter de collaborer avec un ancien Pinkerton qui l'a retrouvé après toutes ces années et qui compte l'engager pour délester de sa caisse un quartier général du Bund, un groupe américain partisan de l'Allemagne nazie.
Mais un bandit repenti peut-il faire confiance à un Pinkerton, fut-il désavoué par ses supérieurs ?


Brubaker sait raconter des histoires et ce Pulp nous le prouve une fois de plus. Tantôt vif, tantôt contemplatif, le récit, riche en flashbacks sur la vie criminelle de Max, aborde nombre de thèmes. Cela va du manque d'ambition artistique des maisons d'éditions aux affres de la vieillesse en passant par ce monde qui, en 1930, bascule peu à peu dans une folie que Max entend venir à grands pas bottés.

Il se dit que Brubaker a été inspiré, pour la création de ce personnage luttant une dernière fois contre la grande faucheuse, par un récent épisode de sa vie. En effet, l'auteur a récemment failli se noyer, emporté qu'il fut pendant plus d'une demi-heure par un contre-courant retord. Il ne doit apparemment sa survie qu'à la courageuse intervention d'un jeune homme plein de sang-froid.
Dès lors, le récit crépusculaire qu'est Pulp se forma peu à peu dans son esprit, comme un besoin urgent de créer une sorte de baroud d'honneur.

C'est en effet avec la volonté d'expier une partie de ses fautes et de faire, pour une fois, le bien autour de lui, que Max va surmonter ses défaillances cardiaques et se jouer une dernière fois de la mort... jusqu'à une fin de récit culminante mais néanmoins annoncée, pour tout lecteur attentif.
En plus, pour sa dernière danse, Max se voit offrir des opposants littéralement indépassables en terme de taux de détestation par le lectorat : des nazis !

Limpide dans son scénario comme dans ses intentions et sa forme, Pulp est une bonne histoire servie par un dessin efficace et une palette de couleurs restreinte mais appropriée.
La grisaille de l'Amérique urbaine du début du XXème siècle cède parfois sa place à des flashbacks saturés d'un ocre convoquant le soleil plombant du grand Ouest et la violence du passé de son protagoniste principal jusqu'à ce que, à son apogée, les actes de Max s'inspirent de ce qu'ils auraient pu être bien des décennies plus tôt... et que les dessins représentant 1930 se colorent d'un ultime rouge-orangé pour accompagner Max dans son baroud rédempteur.

Mais plus que tout cela, ce qui m'a touché personnellement dans ce comic, au-delà de son esthétisme efficace, de sa narration classique mais entraînante, de son dessin cohérent avec le propos et de cette allusion aux pulps, c'est ce destin exceptionnel d'un homme qui aura connu la fin du temps que nous identifions comme celui des cowboys et l'arrivée de la seconde guerre mondiale avec son cortège de terreur.
Que certaines personnes aient pu ainsi vivre à deux époques qui nous semblent si radicalement différentes me semble toujours fascinant. Je me souviens d'un reportage filmé vers 1980 et rediffusé il y a quelques années où un jeune journaliste courtois disait à une actrice nonagénaire qu'elle avait encore de belles années devant elle. Celle-ci, en minaudant un peu, lui répondit en substance : "Vous êtes bien gentil, jeune homme, mais j'ai connu le monde avant même l'invention du tube néon, quand même !" Et ça m'avait mis une claque ; cette petite phrase taquine toute simple m'avait sauté à la figure comme une évidence : avec l'accélération du progrès et l'allongement de la durée de vie, nous allons de plus en plus connaître des anciens qui pourront sans nul doute dire avoir appartenu à deux époques très distinctes de notre monde, voire plus encore. Nous même, pour peu que nous ayons plus de quarante ans, pourrons estomaquer nos petits-enfants en leur disant que nous avons connu le monde d'avant internet. Je ne doute pas qu'ils nous prendrons pour des extraterrestres : mes jeunes élèves ont déjà du mal à y croire tant ça fait partie de leur quotidien. Imaginez : un monde sans UMAC !
Ici, en plus, Max ira puiser dans la fougue de son passé renié et si différent toute l'énergie nécessaire pour entamer un dernier combat potentiellement rédempteur, si ce n'est au yeux du monde, au moins aux siens. C'est symboliquement très fort. 

Brubaker et le duo de Phillips livrent ici un comic qui ne révolutionnera pas le genre (sauf, sans doute, pour ceux qui commenceront, aux USA, à consommer les comics autrement grâce à lui) mais qui constitue un beau petit one-shot auquel il est difficile de faire le moindre reproche. 
Certes, ils appliquent une recette qu'ils maîtrisent et, de fait, on reconnaît là leur patte... Mais si la recette est bonne, pourquoi ne pas s'en resservir ?


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Tout y est réussi : histoire, dessin, colorisation.
  • Le personnage de Max est touchant dans sa fragilité et impressionnant dans sa force de caractère ; un personnage complexe mais amené avec intelligence, que l'on découvre aisément.
  • Le propos méta sur le monde de l'édition.
  • La piqure de rappel historique au sujet du German American Bund.
  • L'ensemble fait de ce comic de 77 planches un authentique "page turner".
  • Cela a beau être bien réalisé, je ne suis pas adepte de ce type de colorisation... mais c'est subjectif et, dans ce style, c'est bien exécuté.
  • La couverture qui ne montre qu'une des deux époques couvertes par le comic. L'illustration est belle mais, du coup, risque d'attirer un public qui ne se retrouvera que dans les flashbacks... choix étrange que celui-ci...