Bloodshot reborn


Bliss éditions propose un catalogue issu de chez Valiant comics, maison fondée en 1990 aux États-Unis et qui fut même un temps le troisième éditeur derrière DC et Marvel avant de sombrer. Les années 2010 voient son retour outre-Atlantique et en France. Comme ces deux aînées, elle propose pléthores de héros tels que Bloodshot (adapté en film avec Vin Diesel...), X-O, Manowar, Faith, Shadowman... Valiant comics a laissé une certaine liberté créatrice dans la réinterprétation des personnages issus de son vieux catalogue, dessinateurs et scénaristes ont donc pu s’en donner à cœur joie.
Bloodshot reborn, qui part sur un postulat des plus convenus, parvient, avec l’habileté de Jeff Lemire, à devenir une histoire qui, à défaut d’originalité, s’avère prenante et tient dans une intégrale de 712 pages. Aucune connaissance n’est prérequise pour s’immiscer dans cet univers. Les informations importantes sont distillées au fur et à mesure de la lecture.


Un cercle rouge sur le torse, une peau blafarde, voilà qui semble porter à confusion. Non, Bloodshot n’est pas japonais. Il s’agit de la marque d’une douloureuse opération de métamorphose d’un homme en super soldat  par une organisation paramilitaire secrète : le projet Rising Spirit. En injectant des nanomachines (les nanites), les souvenirs et le métabolisme du cobaye se modifient en profondeur. Sa peau devient blafarde, ses yeux se teintent de sang. Sa puissance est décuplée et ses mouvements sont plus rapides. En contrepartie, les microrobots, qu’il doit alimenter en protéines animales, le soignent en permanence. Fauchant des vies à tour de bras, accomplissant ses missions sans broncher, Bloodshot trouve le temps de gamberger sur la probabilité de devenir autre chose qu’un assassin : un héros. Son vœu est presque exaucé avec la mort d’une femme qu’il avait appris à aimer, Kay, dont le pouvoir lui a permis d’expulser les nanites qui polluaient son corps. Délivré, Bloodshot subtilise le dossier confidentiel qui renferme sa véritable identité et fuit.

Désormais dépourvu de capacités hors normes, emplis de souvenirs factices implantés lorsqu’il était un broyeur sur pattes, il prend le nom de Ray Garrison et il se terre dans un motel miteux du Colorado. L’ex-Bloodshot souffre d’un syndrome post-traumatique. Alcoolique, drogué, tourmenté par des visions, il ressasse des questions existentielles. Il pourrait en savoir plus sur sa personnalité avant manipulation, mais il n’ose pas consulter le contenu du dossier qui le concerne. Ray Garrison, consterné, découvre aux actualités télévisées un homme grimé en Bloodshot. Puis un autre.... avant de comprendre que les nanites expulsées demeurent actives et parasitent d'autres corps. Face aux massacres perpétrés par ces inconnus, il sort de sa tanière pour récupérer les microrobots, car lui seul en a le moyen ; en réabsorbant son mal, il pense en empêcher la prolifération. Mais doit-on se fier à un homme si perturbé ?

Les tueries ne passent pas inaperçues aux yeux du FBI qui dépêche ses enquêteurs sur le coup. L’agent spéciale Diane Festival, citadine pur jus (la voiture hybride...), aux méthodes peu conventionnelles, flanquée d’un coéquipier âgé, Hoyt, sont persuadés de la culpabilité de Ray. En remontant la piste des nanites, l’albinos rencontre Magic, une jeune femme qui décide, malgré les horreurs dont elle est témoin, de l’accompagner. Entre eux s’installe une relation à la manière du conte La belle et la bête. Saura-t-elle lui rendre une part d’humanité ? Sans oublier les sbires du projet Rising Spirit qui ont des yeux et des oreilles un peu partout afin de suivre l’évolution de la créature qui leur a échappé, tout en menant une stratégie politique et militaire de conquête... du monde. Rien que ça.

L’intégrale se découpe en plusieurs arcs abordant un point thématique différent tout en demeurant raccord avec l’univers que Lemire installe. Le récit brasse allégrement plusieurs genres, allant de la science-fiction, au thriller, en passant par l’horreur... sublimés par une armée de dessinateurs et un graphisme semi-réaliste avec parfois une touche proche du cartoon. Les rebondissements nombreux et le suspense empêchent l’ennui et la routine de s’installer.

Bloodshot reborn présente une classique quête d’identité d’un homme qui a tout perdu, aliéné par des savants fous. Ray tente de comprendre ce qui différencie un héros d’un simple assassin ou d’un vigilant sanguinaire. Tout au long de l’ouvrage, il va ainsi se chercher, relativiser sa situation avant de se prendre en main et de déployer son potentiel à mesure qu’il devint maître de son destin, libre dans sa tête. Un "supe-soldat" qui s’émancipe reste un thème récurrent au sein des comics, souvenez-vous de John Cannon, au cerveau "lavé".

L’écriture de Jeff Lemire nous perd, comme le héros, entre les illusions et la réalité. L’esprit flottant entre hallucinations et lucidité, Ray Garrison côtoie une espèce de sale gosse démoniaque, Bloodsquirt. Ce lutin, au graphisme cartoon contrastant avec le dessin semi-photographique du récit, va le tourmenter tout en apportant un ton décalé au drame terrible qui se joue. Le fantôme perverti de Kay s’invite pour lui pourrir la vie. Bloodshot n’est jamais aussi pertinent que lorsqu’il frôle la folie. Une intrigue conduite par un être perturbé introduit le doute sur la réalité/vérité dans laquelle il se trouve.

Scénariste canadien de renom, Jeff Lemire s’est emparé d’un personnage casse-gueule loin d’être un modèle de vertu, un héros au sens noble du terme. Bloodshot apparaît comme un surhomme bourrin, violent, solitaire, doté d’hallucinantes capacités de régénération. Pour contrebalancer sa radicalité, il lui insuffle des sentiments pondérés tels que la culpabilité, l’affection, le pardon... qui vont jouer sur la libération de son identité. Il prend le temps d’installer Ray et l’univers dans lequel il évolue et pose les bases de son propos autour de l’humain augmenté et de la manière dont il est employé, développant ainsi un futur probable, mais surtout un passé par le biais d’anciens prototypes.

Le scénariste épouse le point de vue de Bloodshot sur une large partie du récit pour penser les transformations qu’apporteraient les nanites. Comme toute créature "artificielle", Bloodshot est créé par un savant fou dont il va s’émanciper. Cette mécanisation de l’humain est liée à la Révolution industrielle. Entouré de machines, il devient symboliquement le rouage d’un dispositif plus imposant. Un pantin manipulable à l’ère de la reproductibilité technique, un être creux où l’intériorité a été supprimé. La présence des prototypes Bloodshot puis la distribution en masse des nanites participent à l’expansion des corps-machines. Ces créatures furent conçues à différentes périodes du XXe siècle, en réponses aux guerres à laquelle elles sont destinées. Le plus mignon, sans conteste le chien, Bloodhound, symbole des animaux embrigadés [1]. Tank man a été élaboré pour la Seconde Guerre Mondiale ; pas de nanites mais pistons et drogues lui délivrent les capacités surhumaines dont il a besoin. Viet man, comme son nom l’indique, est un projet dédié à la guerre du Vietman ; Cold man pour la guerre froide, Quiet man pour les guerres du Golfe... et leurs caractères s’en ressentent. Bloodshot a été conçu au début du XXIe siècle. L’un parlera de coopération, l’autre des mensonges de la guerre, un autre sera muré dans le silence... Mais au-dessus d’eux plane une entité froide, assassine, annihilant tout sur son passage : Deathmate, un corps féminin.
Cette galerie d’hommes augmentés se paye le luxe de confronter leurs souvenirs guerriers et questionnent la politique des États-Unis. De quoi développer des comics avec ces nouveaux soldats (et le mercantilisme qui va bien) [2].
Que donnerait une utilisation à plus grande échelle des nanites sur des citoyens lambda ? Le scénariste étudie cet aspect en déployant l’infection sur la population de Manhattan. Logiquement, les habitants perdent le contrôlent d’eux-mêmes et s’entretuent. Le projet Rising Spirit, organisation retorse, peut ainsi apparaître en sauveur en proposant le remède à leur poison. Serait-ce une pique dirigée contre les entreprises peu scrupuleuses jouant sur deux tableaux ?

Jeff s’avère à l’aise avec Bloodshot tant celui-ci partage des similitudes avec d’autres personnages sur lesquels il a travaillé : que ce soit le robot Tim-21 à l’apparence de garçon dans Descender en passant par Gus, mi-homme mi-cerf dans Sweet Tooth. Il recycle des idées employées dans d’autres de ses récits : par exemple, le champ de force qui emprisonne un lieu. Ici une île, dans Black Hammer, un village. Et avec un chien ! Tout comme dans Sweet Tooth, il traite d’une épidémie qui fait régresser les comportements humains et s’embarque dans un road movie post apocalyptique, employant à certains moments une narration composée de deux récits intrinsèquement liés avec une enquête policière en milieu rural et la quête des personnages principaux, ce qu’il a aussi fait dans Gideon Falls. L’ensemble est mâtiné d’horreur portée par une violence rude, une ambiance malsaine et des visions dantesques. Il n’oublie pas non plus les symboles : comme manger un requin blanc pour en acquérir la force.

Côté graphisme (assuré par Mico Suayan, Raúl Allén, Patricia Martin, Butch Guice, Lewis Larosa, Doug Braithwaite, Tomas Giorello, Renato Guedes, Stefano Gaudiano), le photo-réaliste dominant retranscrit avec force la fureur des scènes d’action et de violence et alterne avec des moments plus calmes, prompts aux dialogues et aux développements des intrigues. La narration s’avère nerveuse, à l’image de l’urgence dans laquelle se trouve Bloodshot. Les super soldats débordent d’une musculature digne des culturistes (eux aussi nourris aux protéines). Des références à des films comme Mad Max ou Terminator apparaissent dans certaines planches, ainsi que, dans une moindre mesure, d'autres clins d'œil à l’art, avec un pseudo radeau de la méduse, le cannibalisme en moins. Les coloristes apportent de belles palettes, tels les contrastes rouge/vert, vert/violet, bleu/ocre seyant à merveille aux ambiances et donnant de la lisibilité aux dessins détaillés. 

Cet imposant opus est une suite directe de The Valiant, ce qui est précisé en début d’histoire, mais il peut se dévorer sans avoir lu au préalable cette première partie. Jeff Lemire offre un récit dense, fouillé avec un personnage aux aspérités touchantes malgré sa fonction première : tuer. Un jeu sur la rédemption, sa place dans le monde, l’émancipation de son créateur, le pardon qu’on lui accorde. Le poids de la politique, des magouilles des grandes puissances et des entités secrètes pèsent sur le destin de Bloodshot. Sans révolutionner le genre, l’intégrale s’avère bien écrit. Peu de points demeurent obscurs et les apparitions des autres protagonistes Valiant n’affaiblissent pas le propos, bien qu’ils n’aient pas le temps d’être développés. Les intrigues trouvent une solution, le scénario offre assez de matière pour une suite, tout en se suffisant à lui-même.

Une bonne pioche pour qui ne souhaite pas se lancer dans une histoire à rallonge. Niveau qualité/prix, c’est imbattable ! 712 pages comprenant les 19 épisodes de Bloodshot Reborn, la mini-série Bloodshot U.S.A. en 4 numéros, plusieurs récits courts. Couverture rigide, dos cousu.
Divertissement intense et moins crétin qu’il n’y paraît pour qui aime les héros testostéronés possédant plus de deux neurones.


[1] Très bon traitement de la question animale en tant qu'armes dans Nou3 (We3), excellent comic de Morrison et Quietly.
[2] Ce n’est pas sans rappeler les errances de Captain America dépassé par la politique menée par les États-Unis après la Seconde Guerre Mondiale.

Sur le site de l'éditeur

+ Les points positifs
- Les points négatifs
  • Une histoire qui tient la route malgré un personnage casse-gueule.
  • Un condensé du savoir-faire de Lemire.
  • Des dessinateurs et coloristes qui font le taf.
  • Rapport qualité/prix du pavé.


  • Rien d'original.
  • Un démarrage un peu lent