"En cinq millénaires, nous n’avons pas développé de sens nouveau. Nous vivons dans une hypratechnologie que presque aucun individu n’est capable de comprendre ou de maîtriser… Une illusion d’évolution alors que nous sommes devenus plus fragiles que nos ancêtres. On voulait faire un humain augmenté… on a créé l’humain assisté."
Cette triste mais pertinente sentence, nous la devons à Zep, dans son dernier ouvrage aux éditions Rue de Sèvres : Ce que nous sommes.
Dans cet album, le papa de Titeuf délaisse une fois de plus le jeune public et le héros à la mèche qui a fait son succès pour nous livrer un récit d'anticipation humaniste de 88 pages au format imposant (24 x 32 cm).
Il y traite de la première génération d'humains augmentés qu'il imagine vivre en 2113.
Constant y est un jeune homme vivant avec un second cerveau connecté au DataBrain Center. Ce projet, lancé 30 ans auparavant, permet aux plus riches d'accéder à des connaissances encyclopédiques stockées dans leur mémoire informatique et de jouir d'expériences virtuelles se confondant avec la réalité.
Mais, comme tout a toujours un prix, le DataBrain consomme quasiment toutes les ressources mondiales en énergie et c'est donc au détriment de la plupart des gens que ce projet, dans un espace protégé par une barrière mortelle, prospère en affamant l'Humanité.
Constant n'a jamais connu l'école et maîtrise pourtant, grâce à sa capacité de stockage, nombre de langues et de savoirs... jusqu'au jour où un piratage l'isole du réseau. Le voilà privé de toutes ses connaissances acquises sans peine, livré à lui-même, paniqué.
Il sera bientôt recueilli par Hazel, ancienne chercheuse du DataBrain vivant recluse dans la forêt et bien trop consciente des dangers de cette technologie pour ne pas vite comprendre le désarroi de Constant.
Ce dernier ne sait plus rien : ni écrire, ni lire, ni même qui il est vraiment.
Voici donc le récit initiatique d'un jeune homme qui savait virtuellement tout et qui part en quête de savoirs réels une fois coupé de ce réseau qui lui conférait l'illusion de maîtriser tant de connaissances.
Ce résumé doit donner envie à tous les professeurs (dont je suis) de faire lire cette BD à leurs élèves. La génération "Pourquoi l'étudier ? C'est sur Google !" se verrait si démunie sans son smartphone (ne serait-ce que pour entrer en contact avec autrui) que l'on se dit que la prophétie pessimiste de Zep n'a rien de bien irréaliste. Après tout, ce petit objet n'a presque plus rien de différent avec le second cerveau de Ce que nous sommes, en dehors du fait qu'il tient dans la main et ne fait pas encore partie intégrante de nous. Pas encore !
Zep, depuis qu'il a gagné en liberté grâce au succès phénoménal de son blondinet fétiche, se lance fréquemment dans des projets de rupture, développant des nouvelles thématiques qui lui sont chères en expérimentant ou non au niveau du dessin.
Les Happy Books (Happy Sex, Happy Parents, Happy Rock, Happy Girls…) sont des bandes dessinées humoristiques visant un public adulte. Il a aussi publié What a Wonderful World (un recueil de dessins) et Découpé en tranches. Mais Ce que nous sommes fait, lui, partie des albums en style réaliste de l'auteur. Il rejoint, dans cette catégorie, Une histoire d’hommes, Un bruit étrange et beau et The End.
La question posée ici par Zep n'est pas tant une interrogation sur les potentielles dérives des progrès scientifiques comme on peut en rencontrer dans la série télévisée Black Mirror mais plutôt un questionnement sur la valeur de nos connaissances et l'intérêt de les avoir acquises par l'apprentissage et l'expérimentation. L'important est-il la destination ou le chemin parcouru ?
Zep tranche en faveur du chemin, de l'expérience authentique et, comme toujours dans ses histoires matures, de la nature.
Zep tranche en faveur du chemin, de l'expérience authentique et, comme toujours dans ses histoires matures, de la nature.
Cette réflexion sur un progrès technologique inégalitaire est servie par un dessin semi-réaliste agréable auquel on commence à s'habituer de la part du dessinateur suisse. L'on pourrait lui reprocher une mise en couleurs des plus simplistes mais elle ne nuit en rien à la lisibilité et ne devrait gêner qu'un nombre limité de lecteurs trop habitués à la flamboyance d'autres titres.
Une lecture intimiste impossible à ne par rapprocher de certains projets que les géants de l'informatique nous concoctent et dont ils annoncent déjà certains avancements avec une fierté parfois cynique. Rappelons que nombre des professionnels de la Silicon Valley sont terriblement réticents lorsqu'il s'agit de confier leurs propres inventions à leurs gamins, pour qui ils préfèrent encore et toujours la craie et le crayon au stylet...
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