Qui se souvient encore aujourd’hui de Georges Bayard ?
Écrivain pourtant prolifique, il est notamment l’auteur de la série Michel, parue en son temps dans la mythique Bibliothèque Verte. Il n’a pas la renommée d’un Stephen King, le côté sulfureux d’un Houellebecq et encore moins le lyrisme et la résonnance poétique d’un Hugo, mais il fait partie de ses hommes de lettres, de ses honnêtes artisans d’un temps révolu bien que pas si lointain, qui parvenaient à modifier des vies en manipulant des mots.
Au même titre qu’un Maurice Leblanc, Bayard a eu sur l’enfant que j’étais une influence importante, me dévoilant un chemin caché que j’arpenterais bien plus tard. Contrairement à ce que le titre laisse penser, Michel n’est pas seul dans ses aventures. Il est accompagné de son cousin Daniel, de l’ami Arthur et de la charmante Martine. Ensemble, ils affrontent des malfaiteurs souvent stupides et toujours défaits par l’ingéniosité du groupe. Car Michel est un personnage à l’ancienne, façonné par une bienséance que d’aucuns jugeraient désuète aujourd’hui. Lui et ses compères sont polis, instruits, intelligents, raisonnables, débrouillards et bienveillants. Pas vraiment d’aspérités donc pour ces protagonistes destinés à faire figure de modèles dans une littérature pour la jeunesse qui est encore austère et n’admet même pas un quelconque sentiment amoureux (encore moins un baiser, même chaste !) entre des adolescents qui échappent aux affres de leur âge en même temps qu’aux contraintes de la vraisemblance. Mais cela n’avait pas vraiment d’importance, car c’était l’aventure qui comptait. Lorsque nos yeux encore juvéniles parcouraient les lignes du vieux Bayard, l’on se retrouvait sans peine dans les rues de Corbie, transposés dans une France d’un autre temps afin de résoudre mystères et énigmes. Et même si l’on devinait qu’il ne pouvait rien arriver de bien grave, l’on frissonnait tout de même sous la couette, en tournant les pages avec ce bonheur réel et paradoxal que la fiction engendre lorsqu’elle est bien écrite.
Et puis, le temps est passé. Les enfants ont grandi, les pages ont jauni, les éditeurs ont commencé à appliquer des idées de commerciaux (dont on sait la pertinence) à la littérature jeunesse, en l’esquintant, en n’utilisant que le présent dans ses lignes, en supprimant des descriptions jugées trop longues ou inintéressantes alors que, sans elles, le charme de l’action s’envole aussi sûrement qu’une bernache en septembre. Mais, contrairement à ses britanniques confrères du Club des Cinq, Michel a échappé à ce traitement. Non pas parce qu’il aurait bénéficié d’un quelconque sursaut de sagesse, mais simplement parce que ses aventures n’ont progressivement plus intéressé les lecteurs. Sur les 39 tomes publiés entre 1958 et 1985, seuls deux sont disponibles actuellement dans la collection « Les Classiques de la Rose » (pertinent pour une série issue de la… Verte).
Il faut s’y faire, c’est ainsi, certains personnages ne sont pas destinés à devenir immortels. Après quelques décennies, ils retournent dans ce néant d’où ils ont été tirés par des rites d’écrivain, à coups de gymnastique mentale et à l’aide d’un peu d’encre. Ce n’est cependant pas une raison pour les oublier. D’ailleurs, un lecteur qui a tenu compagnie à un héros pendant des milliers de pages peut-il réellement le chasser de son esprit ?
Victor Hugo a 2555 rues à son nom en France. Georges Bayard en possède une seule. Non là où il est né, pas plus que là où il est mort, mais à Corbie, lieu de résidence de son plus célèbre héros. Bayard n’a jamais reçu aucun prix ni aucune distinction pour son œuvre. Il ne reste de lui que cette ruelle, dans un petit lotissement de Corbie. Mais ce n’est pas ainsi que l’on mesure l’importance d’un écrivain. Ni au nombre de prix décernés par des comités compassés ni au nombre de rues rebaptisées que l’on peut arpenter. L’aura d’un auteur se mesure à la trace qu’il laisse dans l’esprit de ses lecteurs.
Georges Bayard fait partie de ces phares qui permettent aux imprudents d’éviter les pires écueils lorsque la nuit est noire et épaisse. Ces phares-là ne sont pas assujettis à la froide sentence des horloges et à la sinistre érosion qu’elles impliquent. Ils demeurent debout. À jamais.
Parfois, poussé à l’introspection par un élan nostalgique agréablement douloureux, j’ai l’impression d’être resté à Corbie, quelque part entre les lignes. Nous marchons, Michel et moi, dans une ruelle pavée bordée de murs sur lesquels se reflètent des ombres inquiétantes. Mais je sais que je ne suis pas vraiment en danger. Je suis sous la protection du meilleur bouclier qui soit : une plume.
ps : la photo illustrant cet article présente diverses éditions, issues de ma collection personnelle, du même roman. Il en existe au moins une autre, un livre "2 en 1" publié par Coëtquen Editions, qui contient donc Michel poursuit des Ombres mais aussi Nadine et les terroristes, une autre œuvre du même auteur. Je n'ai jamais réussi à mettre la main dessus, alors si vous lisez ces lignes et souhaitez vous débarrasser de votre exemplaire (en bon état), n'hésitez pas à me contacter en passant par UMAC. ;o)