Persistance de la vision de John Varley


John Varley
est apparu aux yeux des fans de science-fiction en 1977, avec un quasi chef-d’œuvre, le Canal Ophite, qui fit grand bruit lors de sa parution : une imagination débordante et une écriture sensible venaient enjoliver les solides bases scientifiques de ce physicien, qu’on croyait voir s’orienter davantage vers les parages rigoureux de la hard science : de fait, on retrouve davantage chez lui les préoccupations d'un Theodore Sturgeon (cf. cet article sur les Plus qu'humains) plutôt que l'assise scientifique d'un Hal Clement. Car ce qui compte chez cet écrivain singulier, c’est l’humain, l’évolution de ses personnages ainsi que les relations qu’ils entretiennent avec leurs pairs et leur monde, que ce soit sur une Terre d’un proche mais triste futur, sur Mars, Vénus ou encore un satellite de Jupiter.  Et peu importent l’âge, le genre ou même les fragiles barrières métaboliques quand la science permet de réparer, remplacer ou modifier des éléments de votre organisme, au point de transcender le corps et de tutoyer l’immortalité : les interactions sociales demeurent et les rapports, physiques ou simplement amicaux, engendrent toujours leur lot de drames et d’incompréhension…  


Malgré un accueil enthousiaste pour son roman, Varley s’est dans un premier temps principalement consacré aux récits courts, dans lesquels il excelle, accumulant un nombre invraisemblable de prix avant de faire une longue pause d’écriture. Entre-temps, il proposa un recueil de certaines de ses meilleures nouvelles (novellettes ou novellas suivant les acceptions anglo-saxonnes) qui a été traduit en France en 1979 et édité d’abord en deux volumes : Persistance de la vision est l'un d'eux, qui présente trois nouvelles et un récit un peu plus long dans un ouvrage plus qu'intéressant dont la lecture laisse une sensation étrange, une sorte de gêne aux entournures de la pensée, une gêne pouvant s'avérer… persistante. On ne sait effectivement comment réagir à ces visions très proches de nous, chargées de nombreuses préoccupations - toujours actuelles - sur l'avenir de l'espèce humaine, la manière dont elle va (ou peut) s'adapter pour évoluer ainsi que les travers qu'engendrera la course à l'immortalité promise par la science toute-puissante... Varley sait de quoi il parle lorsqu'il évoque les expériences virtuelles, les banques d'organes et les mutations : son verbiage scientifique est pertinent et clair, il n'apparaît pas dans le but d'obscurcir l'esprit ou d'emberlificoter inutilement ses intrigues. Néanmoins, ce qui l'intéresse avant tout réside dans les sentiments et émotions que ressentent ces êtres lancés dans une quête perdue d'avance, cherchant ailleurs le but d'une vie souvent misérable, parfois futile. Doté d'un humour corrosif mais dénué de tout cynisme, l'auteur explore librement des avenirs possibles au sein de notre système solaire au travers du regard de personnages généralement pathétiques bien que bercés d'illusions.

Dans le chaudron/In the bowl
nous raconte à la première personne le périple d’un citoyen de Mars venu s’encanailler sur Vénus en quête de gemmes mythiques, mais qui se retrouve forcé de quémander l’aide d’une jeune médicanicienne (sic) afin de remplacer un organe défectueux, avant d’accepter à contrecœur qu’elle lui serve de guide pour le reste de son séjour. Davantage que les péripéties qui émaillent leur voyage, ou le décor futuriste à mi-chemin entre le golden age désinvolte et une SF plus mûre et désenchantée, c’est la relation particulière qui se tisse entre cet homme un peu blasé dans une société en déliquescence et cette pré-ado pleine de morgue et de fougue qui enflamme le texte. 
Une liaison qui ferait s’évanouir les bien-pensants actuels mais qui s’inscrivait plutôt adroitement dans les questionnements identitaires de la fin des années 70.

Dansez, chantez/Gotta sing, gotta dance
est plus surprenant sur tous les plans. Barnum et Bailey arrivent sur Janus à bord de leur vaisseau, à la recherche d’un… agent musical célèbre du nom de Xylophone - car ils ont l’intention d’enregistrer un titre. Ce n’est pas tant qu’ils s’ennuient dans leur environnement habituel (en apesanteur au milieu des astéroïdes), mais c’est avant tout du fait que leur statut particulier leur confère une capacité artistique hors normes. En effet, Barnum et Bailey sont liés par une symbiose spécifique, l’un étant une sorte de végétal évolué procurant à l’autre toute la protection et l’alimentation nécessaires, lui servant autant d’armure que de poumon. Et ce couple extraordinaire, parfaitement adapté aux conditions d’existence en orbite, se fait violence pour se rendre sur ce satellite de Jupiter afin que quelqu'un puisse transcrire en musique les symphonies qu’il a dans sa tête. On va donc assister à un lent et tumultueux processus de création, où Xylophone usera d’une sorte de synthétiseur afin de rendre concrètes les notes qui hantent le double cerveau du symbiote, allant jusqu’à une sorte de fusion spirituelle afin de parvenir à produire la symphonie espérée. Constamment déroutant par son humour et sa légèreté, le récit d'une étonnante densité s’avère également capable d’engendrer des visions inhabituelles et explore le concept même de l’art tout en présentant une vision d’une humanité future extrêmement décalée.

Trou de mémoire/Overdrawn at the Memory Bank
est plus “classique” dans ses thèmes, et permettra au jeune lecteur de retrouver des bases plus connues. Fingal déprime et son psychologue lui a conseillé d’aller faire une cure au disneyland du Kenya en se fondant dans la peau d’un félin de la savane le temps qu’on mette de l’ordre dans ses souvenirs et qu’on lui fasse une sauvegarde mémorielle (procédé permettant ainsi de se réincarner à l’infini dans des corps tout neufs). L’opération, routinière, est normalement sans danger mais évidemment un incident survient après la visite d'un groupe d'écoliers (faut toujours qu'il y en ait un qui fasse le con !) et Fingal se retrouve coincé dans sa réalité virtuelle. Une informaticienne viendra régulièrement l'orienter, le consoler ou le conseiller en se projetant à ses côtés, le temps que les services ad hoc trouvent la panne et la réparent sans endommager ses souvenirs ou sa psyché. Plongé dans une monde où il peut littéralement tout accomplir, Fingal devra en profiter pour faire un peu d’introspection et tenter ainsi de se guérir des troubles qui pourrissent sa vie. Malgré de grandes similarités avec Total Recall, la nouvelle fonctionne remarquablement bien grâce encore à cet humour pince sans rire qui désamorce le tragique tout en donnant de l’épaisseur aux protagonistes de l’histoire, lesquels finissent par tisser un lien dépassant le simple cadre du patient/médecin. Un obscur téléfilm (connu surtout des amateurs de curiosités) avec Raul Julia en a été tiré dans les années 1980. 

Enfin on retourne sur Terre pour la dernière nouvelle, les Yeux de la nuit/the Persistence of vision, la plus longue, la plus dérangeante aussi, située dans une fin de XXe siècle alternatif, sur un territoire américain désordonné. Avec une liberté de ton étonnante, Varley évoque le périple d'un auteur raté qui se retrouve dans une communauté d'aveugles et sourds ayant développé un langage absolu par le biais du toucher. Il présente cette entreprise avec un tel luxe de détails qu'on ne peut s'empêcher de se demander si cette communauté a réellement existé . Pourtant, là encore, l'intérêt est ailleurs, et notamment dans la manière dont le héros va tenter de s'intégrer au sein de cette sorte d'utopie où des invalides manifestes passent outre leurs lacunes pour parvenir à vivre en une autarcie presque totale. Aujourd'hui encore, certains de ses propos frisent le tabou (on pourrait penser que certaines remarques ont été imaginées à l'époque où l'écrivain avait participé au Summer of love) mais il ne se formalise pas des antiques barrières morales, lesquelles devront forcément tomber le jour où la technologie et les progrès de la médecine briseront les codes des genres. Tout de même, on retrouve un parallèle équivoque entre la première et la dernière nouvelle avec un personnage principal masculin qui s'éprend d'une toute jeune fille à peine pubère mais dotée d'un caractère bien trempé. 
De quoi faire jaser les puritains, ce qui n'a pas empêché le récit de remporter les prix les plus prestigieux à la fin des années 70 (prix Hugo, prix Nebula et prix Locus, plus le prix Apollo pour le recueil de nouvelles), ce qui aurait tendance à prouver que les lecteurs, critiques et auteurs de SF savent voir plus loin que les limites de leur société étriquée.

Des textes emplis d'une imagination foisonnante servant des réflexions profondes sur l'individu, l'être et le paraître, et constituant un jalon indispensable dans la science-fiction contemporaine.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un recueil d'une rare densité avec quatre récits aussi différents qu'intéressants.
  • Un auteur au style clair et à l'imagination débordante, proposant une vision du futur pleine d'à-propos.
  • Des textes au contexte stimulant mais qui se concentrent davantage sur l'évolution et les rapports de l'homme avec ses pairs.
  • Une écriture sensible et un humour piquant.


  • L'apparente légèreté avec laquelle sont traitées les liaisons entre un homme adulte et une jeune fille peut prêter à confusion, voire choquer ou outrer le lecteur.