Voilà un grand roman. Le dernier (en date) de ce diable d'auteur qu'est Stephen King.
Le bougre sait y faire pour vous happer très tôt dans ses livres et entretenir la curiosité qui se mue petit à petit en passion dévorante par la minutie avec laquelle il dépeint ses personnages, toujours très riches, toujours si réalistes, et construit ses intrigues. Certes, il a parfois tendance à nous perdre à la fin avec des conclusions qui se traînent ou déçoivent par certaines facilités, raccourcis ou biais improbables, toutefois on en ressort la plupart du temps lessivés, émotionnellement vidés et heureux d'avoir vécu cette aventure. Car même lorsque le sujet est plus modeste (cf. son précédent thriller, Après), cet amoureux de l'écriture parvient par ses facultés indiscutables de conteur à le rendre intéressant. Ce n'est pas pour rien que sur UMAC, il est l'un des auteurs les plus cités et commentés (cf. ce dossier). Et appréciés.
Dans l'ouvrage qui nous intéresse, il réussit la gageure de nous plonger dans la tête d'un bonhomme immédiatement sympathique bien qu'il soit, avant tout, un criminel : Billy tue des gens pour de l'argent. On l'accompagne alors dès les premières lignes : Billy est descendu du train dans un petite ville de la côte Est des États-Unis et se retrouve accueilli par deux hommes de main qui le mèneront au commanditaire de son prochain assassinat. On se surprend à le trouver tellement cool, avec son analyse du style littéraire de Zola et sa manière de faire semblant d'être idiot devant les autres. On tombe malgré nous dans ce piège un peu trop facile qui nous fait passer des bandits pour des héros, et on se console avec sa ligne de conduite avouée : Billy ne tue que les méchants. Il a défini comme principe de n'accepter que les contrats sur des types qui méritent d'être exécutés : se substituant à la Justice, il débarrasse la Terre d'une engeance aussi inutile que dangereuse.
Un argument qui excuse parfois les actes de certains anti-héros qui fleurissent sur nos écrans : pirates avenants, gentlemen cambrioleurs, tueurs serviables. Mais un argument spécieux, qui ne permet pas de faire d'un Lupin ou d'un Léon des héros légitimes et exemplaires. Et dont Billy est parfaitement conscient : il sait, au fond de lui, qu'il n'est pas un "mec bien". Même avec les meilleures intentions du monde, tuer reste un crime. Et il se fait payer pour cela.
Alors Billy décide que ce sera son dernier contrat. C'est ce qu'il dit à Nick, son commanditaire habituel, un mafieux légèrement moins con que ses sbires, porte-flingues caricaturaux issus de la pègre. Et Billy l'accepte car il y a beaucoup d'argent à la clef. Un gros paquet de pognon. Pour éliminer un sale type : une vraie ordure. Il ne faudra pas beaucoup le pousser, le Billy, pour qu'il accepte l'affaire : un méchant à buter et assez de fric pour vivre peinard le reste de sa vie (sous une autre identité, évidemment, car n'oublions pas que Billy est beaucoup moins stupide qu'il en a l'air). C'est vrai que, dans les films (Stephen King aime beaucoup utiliser cette formule de référence), chaque fois qu'un criminel décide de faire son dernier coup, ça foire : il y a toujours la fameuse couille dans le pâté, le grain de sable dans l'engrenage qui fichera tous les beaux projets par terre. Ça aussi, Billy le rumine. On vous l'a dit : Billy est loin d'être bête. Il va donc tout faire pour que ça ne plante pas.
D'autant que le boulot ne sera pas aisé. Si Billy est un des meilleurs hitmen du pays, c'est non seulement parce qu'il est un sniper de haute volée, formé sur le terrain militaire lors de tournées au Moyen-Orient (car Billy a connu l'enfer de Falloujah), mais aussi parce qu'il sait faire ce qu'il faut pour être pleinement opérationnel au moment le plus propice. En l'occurrence, il va lui falloir patienter des mois, le temps que sa cible soit extradée depuis la Californie jusqu'à ce petit patelin tranquille. Alors Billy va rester sous couverture pendant tout ce temps, se fondre dans le décor. Il est méthodique, il est affûté, il sait faire cela. On lui procure une identité factice, celle d'un écrivain sommé de rédiger son premier roman par un agent new-yorkais : il aura un bureau à lui dans une tour mitoyenne au Palais de Justice et donc des horaires extrêmement flexibles. Il aura un petit pavillon en banlieue, il lui faudra sympathiser avec les voisins - mais il sait qu'il sera nécessaire de ne pas nouer de relations trop étroites. On lui fournit une porte de sortie pour le jour où il devra exécuter son contrat et même des diversions pour lui permettre de quitter la petite bourgade incognito lorsqu'il sera temps de disparaître.
Tout cela est parfaitement mis au point, millimétré, et Billy se sent largement capable de mener cette délicate opération à son terme afin d'empocher le reste de son dû (car il a reçu, histoire de le convaincre encore plus rapidement, une confortable avance). Néanmoins, son instinct lui souffle qu'il y a quelque chose de louche là-dessous, des détails qui ne collent pas parfaitement, des sous-entendus, et des hommes de confiance auxquels il ne parvient pas... à faire confiance. Billy s'en est toujours sorti, jusque là, tout seul, et voilà qu'on lui construit exprès un alibi et une issue. Tout cela pue un peu trop pour être honnête, ce qui pousse Billy à se prémunir contre toute mauvaise surprise. Il a du temps devant lui, et il sait tout à fait échafauder des plans de secours au cas où ça foire. Le moment venu, il saura quoi faire.
En attendant, il devra s'occuper. Tuer le temps, à défaut de tuer sa cible. Billy est d'un naturel affable, il parvient avec une aisance qui le surprend lui-même à s'intégrer dans la petite communauté qui peuple les bureaux de l'immeuble où il travaille (traders, agents de recouvrement et autres employés de bureau) ainsi que dans le quartier où il entreprend de redonner vie au gazon de sa pauvre pelouse. Il se retrouve invité à des barbecues, à faire des parties de Monopoly avec les enfants des voisins, à boire des bières avec tout le monde. Attention, Billy ! Gaffe à ne pas trop t'attacher ! Les voisins sont charmants, même la petite vieille alcoolique au regard inquisiteur, et il se surprend à les apprécier. Dangereux. Terrain miné. Et les yeux brillants de la petite Shanice pour laquelle il a réussi à gagner un gros flamant rose à la foire...
Mais il y a un autre problème, plus urgent encore. Il est censé être écrivain. Il doit écrire, donc. On lui a même confié un MacBook Pro pour cela. Alors, il va donner le change et il se mettra à tapoter les touches du clavier. Comme il a peur d'être piraté, ou simplement surveillé, sur écoute, il va faire ce qu'il fait le mieux : tromper son monde et écrire à la manière d'un simplet. Mais écrire quoi ? Certes, il aime la grande littérature, et il possède à ce sujet des références ahurissantes. Mais écrire, c'est autre chose. L'acte en lui-même lui semble difficile, étourdissant. Alors, il s'essaie et il couche sur l'écran la seule chose qu'il maîtrise à peu près : ses souvenirs. Nous découvrons ainsi comment Billy est devenu ce qu'il est aujourd'hui : le Billy d'avant, d'avant les assassinats rémunérés, d'avant la Guerre du Golfe. Car le temps est long et sa vie déjà bien remplie. De drames, de tragédies, d'amertume et de regrets. De quoi nous rassurer davantage s'il le fallait : quand on comprend ce qui lui est arrivé, on ne peut que l'en apprécier plus. Oui, Billy a souffert et il a connu tout jeune une expérience véritablement traumatique. Pas de quoi être acquitté dans une cour de Justice, mais largement de quoi émouvoir un jury et décrocher une tripotée de circonstances atténuantes.
Cela n'ôte toutefois rien au fait qu'il reste un tueur à gages mais nous permet d'insérer une parenthèse nécessaire : si le livre a eu un beau succès aux États-Unis, il a rencontré aussi quelques détracteurs, et notamment dans la manière dont certains événements sont dépeints. Or les plus décriés sont justement ceux que Billy raconte, et qui l'ont marqué à vie : il nous semble au contraire indispensable et pertinent, de ne pas censurer certains détails troublants ou voiler une vérité horrible, afin de nous faire entrer plus aisément dans la tête de ce garçon. Ceux qui se sont offusqués sont peut-être les mêmes qui se plaignent de trop grands sentiments dans la seconde partie de l'ouvrage, mais nous y reviendrons.
Quoi qu'il en soit, Billy sait que, malgré ses intentions louables, sa gentillesse, sa politesse, il n'est pas honnête - et s'il ment perpétuellement à son entourage, il essaie cette fois de ne plus se mentir. Car Billy est intelligent, on vous le répète. Et il a du temps. Pour ruminer. Sur sa vie, qu'il couche par épisodes, drames après drames, sans savoir véritablement s'il en fera un livre. Sur qui il est et ce qu'il fait. Sur la peine qu'il causera inévitablement à ces gens qu'il fréquente, pour lesquels il est le gentil voisin plein d'attentions, le mystérieux écrivain solitaire, un homme honnête et respectable.
Un homme honnête. Et respectable.
Mais voilà que le jour J arrive. Il est prêt. Il a une identité de secours (une troisième, donc), un plan B (ou C, pour le coup), une planque adéquate et même un véhicule caché. Il va appuyer sur la queue de détente, se barrer, toucher le pactole et disparaître mais, à sa manière, suivant ses propres règles. Il n'a pas confiance dans ses commanditaires, qui ne valent pas mieux que celui qu'il va abattre, sous leurs sourires de façade, leurs embrassades joviales et leurs palaces tape-à-l'œil. Il lui faudra oublier cette collègue au sourire désarmant, cette petite fille aux yeux attendrissants (il y a cette fois peu d'enfants dans ce roman, mais toujours décrits avec cette justesse de ton attendrissante - cf. justement cet article sur les Enfants dans l'univers de King) pour définitivement quitter cette vie. Mais il a d'abord un boulot à terminer...
... et on n'en est qu'à la première moitié du livre. Car King suit comme d'habitude le flot qui s'écoule des sources qu'il a ouvertes, et construit la suite de ce récit qui aurait pu s'achever sur la mission de Billy avec le constat d'un texte déjà bien chargé, un personnage attachant dans ses paradoxes et ses atermoiements, trop humain même si définitivement hors-la-loi, un bon gars qui a été conduit à faire de mauvais choix. Pourtant l'auteur de Ça choisit d'aller plus loin encore, et de développer non seulement son personnage (son passé s'enrichit par les pages qu'il ajoute au roman de sa vie) mais aussi son intrigue : outre la machination que Billy subodorait, une influence occulte et des motivations douteuses, vient se greffer un nouveau personnage. Une jeune femme. Qu'il sauve de justesse d'un sort atroce...
Tueur malgré lui, gentil voisin de façade, discret collègue de bureau et bon Samaritain. C'est tout cela Billy, et plus encore lorsqu'on parcourt les phrases de plus en plus enfiévrées, de plus en plus détaillées de sa jeunesse difficile et de ses missions dans l'armée. L'histoire de Billy, véritable livre dans le livre (matérialisé par une typographie différente conférant une seconde voix à la narration), élabore un échafaudage complexe qui sous-tendra les actions futures d'un Billy pris entre deux feux, à l'heure des choix cruciaux qui décideront du reste de son existence.
Au polar haletant vient donc se greffer une histoire plus dense qui se muera en road trip tout en diffusant un puissant plaidoyer pour le pouvoir salvateur de l'écriture (un thème de prédilection chez Stephen King, qui en a fait d'ailleurs le moteur de certains de ses récits les plus connus, comme Misery ou la Part des Ténèbres) et en incluant des séquences intenses puisées dans les souvenirs du Billy soldat : car si sa jeunesse lui a procuré son lot de vertiges émotionnels, son passage dans les Marines a fait de lui l'homme qu'il est à présent. C'est ce Billy complexe, à l'âme torturée, gentil assassin et sauveur nocturne, qu'on ne peut s'empêcher d'aimer et d'accompagner jusqu'au bout d'un périple qui verra peut-être sa rédemption ou sa crucifixion dans un monde trop glauque, trop inhumain, vidé de ses principes mais illuminé brièvement par des actions, des intentions et des sentiments qui sauvent l'honneur de notre espèce. On peut peut-être, par moments, y trouver un peu de naïveté, mais c'est faire preuve d'un peu trop de cynisme face à la cruauté, la barbarie et l'ignominie dont peuvent faire preuve les hommes de pouvoir sur les humbles. Sans qu'il y ait de systématisme, on peut aussi reprocher à certains enchainements d'être trop évidents ; cependant, le confort de lecture que cela procure, par leur truisme narratif, entraîne d'excellentes surprises après coup. On croit souvent deviner ce qu'il va advenir et l'auteur nous pousse soudain dans une direction imprévue. C'est très fort, parfois agaçant ou frustrant, mais lorsqu'on referme le livre, on ne peut s'empêcher de verser une larme sur ces personnages qu'on quitte : pas de chevaliers blancs ni de héros sans tache, mais des êtres complexes qui font parfois des choses pas très nettes, voire carrément sordides, mais savent faire preuve d'empathie, de courage et d'abnégation pour sauver ce qui leur est cher. Des criminels dotés d'une bonne âme, bossant pour des salauds qui l'ont perdue, eux-mêmes à la solde de monstres pervers, dirigeants sadiques régnant sur une pyramide de la malignité. Simple rouage dans la machinerie infernale, Billy est un rouage qui pense, et qui se donne soudain les moyens d'agir.
Malgré une hénaurme allusion à Shining (peut-être légèrement capillotractée, mais insérée avec tant de sincérité qu'on lui pardonne), vous ne trouverez pas d'élément précisément fantastique dans cet ouvrage qui s'avère donc une excellente surprise : sans doute moins rigoureux et construit que l'Institut, avec une propension à s'épancher sur les états d'âme de chacun et à divaguer un peu - sans que cela soit, au contraire, lassant ou redondant - mais beaucoup plus riche dans les thèmes abordés.
550 pages de plaisir intense.
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