13h17 dans la vie de Jonathan Lassiter



"Quand on n'a plus rien à perdre, on peut prendre tous les risques..."



Il est rare que l'on commence une chronique en parlant de l'auteur de la bande dessinée que l'on va aborder mais, ici, le palmarès du bonhomme le mérite sans doute. Il s'agit d'Eric Stalner, dont le nom ne doit pas nécessairement stimuler la libido bédéistique de notre lectorat mais qui a pourtant à son actif un grand nombre d'œuvres de qualité.

Dressons une liste rapide du travail du monsieur... Tout d'abord avec son frère : 
  • Chez Glénat : Les Poux, Le Boche, Le Fer & le Feu. 
  • Chez Dargaud : Fabien M., Malheig
Ensuite en solo :
  • Chez Glénat : Le Roman de Malemort, Le Triangle secret, Voyageur, La Zone
  • Chez Dargaud : La Croix de Cazenac, La Liste 66...
Depuis quelques temps, il a intégré la très recommandable collection "Grand Angle" de Bamboo avec L'Oiseau rare, Bertille & Bertille et, comme vous pouvez le constater, 13h17 dans la vie de Jonathan Lassiter.

En quoi cette énumération peut-elle bien être utile ici, allez-vous nous demander ? Eh bien à vous faire réaliser sa boulimie de travail, déjà... mais aussi et surtout son éclectisme.
Navigant entre les genres et les époques, écrivant autant qu'il dessine, Stalner n'a de limites que ses envies et, cette fois, c'est vers la haute société américaine des sixties qu'elles l'ont porté. 
Depuis Bertille & Bertille, cet auteur a envie de se pencher sur des rencontres improbables et, donc, des duos de personnages tout aussi inattendus. 

1962, Keanway, USA. Nous rencontrons bien vite Jonathan Lassiter qui, le même jour, se fait larguer par sa fiancée, virer par son patron et détrousser par un pickpocket. Une chouette journée, en somme ! Mais, dans le petit pub quasi désert où il escompte bien noyer sa peine, il rencontre Edward, un homme aussi distingué que cynique qui fête là, seul face à son verre, un mystérieux anniversaire. Une relation étrange va alors se tisser entre eux et, un peu contre son gré, Jonathan va se voir embarquer dans les adieux d'Edward à la petite ville dont il connaît les moindres rouages et les plus viles turpitudes. De petites surprises en innocentes incivilités, leur escapade va bientôt mener le jeune homme à être témoin et parfois acteur de faits de plus en plus graves, jusqu'à un aboutissement détonant.


Cette bande dessinée n'est pas pour tout le monde. Voilà une étrange façon de débuter un paragraphe, n'est-ce pas ? D'autant plus que nous allons bien vite nous lancer dans une telle défense de celle-ci que cela prendra quasiment des airs de campagne de promotion. Mais, définitivement non, ce n'est pas fait pour tout le monde. En revanche, les gens à qui elle plaira vont tout simplement succomber ! Ne nous étendons pas ici sur ce qui pourrait déplaire à certains car, c'est tout simple, c'est exactement tout ce qui pourrait séduire les autres !


En effet, lorsque l'on connaît un peu nos contemporains (attention, la suite risque de révéler quelques facettes un rien misanthropes de ma pourtant si attachante personnalité, hum...), il n'est pas difficile de deviner la réaction de certains face à cet album.
L'on voit d'ici, par exemple, leur regard interdit face à cette couverture façon "splitscreen en quasi totale bichromie". Il n'est pas plus malaisé d'imaginer leurs commentaires lorsqu'ils constateront que cette palette de couleurs limitée de la couverture a toute sa raison d'être, étant la même que dans tout l'album. Je ne saurais que trop anticiper le rejet qu'ils témoigneront lorsqu'ils comprendront (lentement, ces gens comprennent lentement) que ce choix n'est pas seulement esthétique mais qu'il s'attache aussi à créer une ambiance suggérant les années soixante et convoquant un certain cinéma noir faits de thrillers et de polars. Je me marre déjà tant je suis certain que quelques-uns se demanderont même où son passés les cadres noirs autour des vignettes... Quoi de plus simple que de visualiser leur incompréhension devant le comportement de dandy d'Edward ? Quoi de plus logique que leur affolement face au côté verbeux de certaines planches ?
Parce que oui, notre époque compte fort heureusement tonnes de gens qui aimeront cette belle BD à la narration élégante, aux cases soignées, aux personnages parfois archétypaux, parfois extravagants mais toujours crédibles et réceptacles possibles de notre empathie. Mais elle est aussi farcie de gens qui ne sauront, par manque de goût, de bagage culturel, de curiosité, d'intelligence ou de poésie, apprécier ce tome à sa juste valeur. Le drame étant que ces gens sont pourtant ceux à qui cette lecture devrait faire le plus de bien.
Il faut dire que, outre son histoire plaisante à laquelle ces cucurbitacées resteront forcément insensibles,  elle interroge aussi le lecteur sur les carcans de notre société et le sens que nous donnons à nos existences... et s'il est bien des individus qui devraient se remettre en question, ce sont les pédoncules qui ne parviennent pas à aimer ce genre d'objet, bord d'aile de merle !

Mais soit ! 13h17 dans la vie de John Lassiter est donc un généreux one shot de 103 pages dont on vous recommande chaudement la lecture et dont je vous déconseille personnellement de me dire que vous ne l'avez pas au moins un peu apprécié si vous tenez à pouvoir manger des aliments solides dans les semaines à venir.
C'est beau, un peu drôle, un peu cynique, un peu provocateur, un peu philosophique, un peu référencé... mais c'est surtout un peu un coup de cœur, comme vous l'aurez remarqué. 
Et c'est vachement frustrant, aussi... parce qu'il est trop bon, ce Stalner ; ça fout des complexes. En plus, il se lance des défis en nous balançant des angles de vue originaux, des architectures complexes, des voitures d'époque (la vache, que j'aime ces caisses, ça a une autre gueule que les boites à chaussures de notre époque !) et des éclairages contrastants (phares, gyrophares, flammes...) au sein de cette bichromie générale...
Vous l'aurez compris : c'est bien, jetez un œil dessus ! Ni pour nous ni pour l'auteur... mais pour vous !

 
+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une narration élégante.
  • Une histoire originale.
  • Un propos sous-jacent interpelant.
  • Un dessin impeccable.
  • Une mise en couleurs originale et réussie.
  • Des personnages intéressants. 
  • La déception que générera chaque personne capable de s'avouer insensible à cette BD.