Bien qu’il existe en deux tomes séparés, et dans une intégrale incomplète, c’est avant tout de l’album de l’intégrale de 2018 dont nous allons parler ici. Car s’il est doté d’un scénario accrocheur empli de rebondissements et de références à la vie culturelle de la France sous la Restauration, et est fondé sur le principe d’une vengeance dont Le Comte de Monte-Cristo constitue l’incontestable archétype, cet album est d’abord le fruit d’une collaboration… et d’un pari. C’est aussi une œuvre ambiguë et hybride, pas totalement achevée et dont certains petits coquins attendent une version intégrale… encore plus intégrale.
Ça y est ? Vous êtes intrigués ? Alors plongeons-nous dans les arcanes de cette BD qui avait tout pour faire parler d’elle. Et commençons d’abord par le casting : à ma droite, Rosinski, exilé de sa Pologne natale avec un diplôme d’Académie des Beaux-Arts de Varsovie et qui vient de connaître la gloire et la consécration pour la série Thorgal rédigée par le grand Jean Van Hamme. Touche à tout et désireux de faire évoluer son style, il choisit de ne pas se reposer sur ses lauriers et entreprend de s’essayer à d’autres genres du neuvième Art. C’est à ce moment qu’il rencontre Yves Sente (avec lequel il devait plus tard continuer la saga sur le Viking balafré venu des étoiles).
À ma gauche, donc, ce jeune scénariste qui s’est fait connaître en signant un scénario de reprise pour Blake & Mortimer et qui se voit proposer une collaboration pour un one-shot. Désireux de satisfaire le maître polonais auréolé de prix, il décide de coucher sur le papier les passions plus ou moins avouées du dessinateur afin de lui offrir sur un plateau le « scénario ultime » qui parviendrait à réunir dans un seul récit une histoire de pirates et une autre de cape et d’épée autour de peintures… érotiques.
Synopsis : Paris, 1843. Fraîchement débarqué des Amériques, un inconnu se faisant appeler le comte Skarbek décide d’acquérir des toiles du peintre Louis Paulus, toiles sur lesquelles le marchand d’art Northbrook possède un droit d’exclusivité. Grâce à l’appui de l’ancien modèle et égérie du peintre, la troublante Magdalène, le comte intente alors un procès retentissant au marchand, procès dans lesquelles de nombreuses révélations vont jeter le trouble dans la capitale encore meurtrie par les excès de l’Empire…
Des pirates, des brigands, des duels à l'épée et du cul... C’est ainsi (mais en d'autres termes) que Sente présente, dans son avant-propos de la réédition de 2018, la genèse de la gageure qu’a été la création de cette histoire. Toutefois, cela ne s’arrête pas à ce moment précis : à sa sortie, en 2004, le script fonctionne suffisamment pour remporter l’adhésion du public et le Grand Prix du Scénario à Bruxelles, pourtant il ne contient pas certains des éléments fournis par Sente. Car le dessinateur, peut-être trop timoré, a choisi de s’en passer. La réédition de l’intégrale n’apporte donc quasiment rien de neuf à ceux qui ont lu les deux albums – pour ce qui est de l’intrigue proprement dite – mais elle insère plus ou moins adroitement en plusieurs endroits du récit, stratégiquement choisis, des planches très olé olé. Ces dernière se repèrent vite : elles ne sont pas finalisées, nous n’avons droit qu’aux crayonnés d’un Rosinski qui couche avec passion sur le papier les fantasmes de son auteur. Des scènes très osées qui permettent de remarquer un changement dans la physionomie de Magdalène par rappoer à celle qu'elle arbore sur les planches définitives. Sans doute raviront-elles les amateurs d’actes sexuels dessinés car tout y passe ou presque. En revanche, leur intégration n’est pas toujours heureuse et peut même nuire à la fluidité du récit – sans parler du changement radical dans l’encrage. Cette rupture de ton a le don d’agacer, surtout si l’on commençait à se sentir à l’aise avec l’utilisation des couleurs directes, principe après lequel le dessinateur courait depuis un certain temps et qu’il reproduira par la suite sur Thorgal.
En dehors des planches supplémentaires, l’album est fort agréable à parcourir : les arrière-plans et les décors (les chambres luxueuses des hôtels particuliers, les rues d’un Paris en plein bouleversement, les scènes maritimes et leurs combats navals, la baie des pirates et le somptueux palais aux jardins luxuriants du chef corsaire Delfrance) sont rehaussés par une technique parfaitement maîtrisée et surtout un emploi judicieux de la lumière. Les marines ou certaines cases au crépuscule ou dans une aurore feutrée et embrumée font penser à du Turner, et les scènes de foule rappellent Delacroix. Incontestablement un album très graphique, profondément inspiré par la peinture pré-impressionniste. Mais il saura aussi flatter l’intellect et la culture du lecteur, qui y trouvera assez tôt quelques indices sur des personnages-clefs de la période ainsi que bon nombre d’expédients narratifs dont Alexandre Dumas, qui est d’ailleurs plusieurs fois nommé dans le script, se fera le parangon. Ce qui se présente assez tôt comme une histoire de procès se mue instantanément en chronique d’une vengeance, âpre et mûrement réfléchie, à la mesure des avanies dont l’accusateur prétend avoir été la victime : il ne faut pas beaucoup de pages pour voir le comte révéler sa véritable identité et découvrir comment l'infâme Northbrook l'a spolié naguère, le mutilant et le condamnant à l'oubli. Intrigué par ces affirmations péremptoires, le juge va laisser assez généreusement Skarbek narrer ses mésaventures - et elles sont nombreuses ! Le (faux) comte va ainsi s'épancher sur son passé et les circonstances qui l'ont fait fuir son pays natal, trouver refuge en France et entamer une carrière prometteuse d'artiste-peintre. Les retournements de situation abondent, et bon nombre de situations se résolvent dans le noir, à la nuit tombée : les silhouettes et les ombres s’entremêlent, et on règle ses comptes à coups de couteau et sans pitié.
Un album riche en anecdotes sur l’époque et en événements, où les personnages connaissent l’amour, l’amitié et la haine, se trahissent et se vengent, s’invectivent et se battent en duel ; un ouvrage plein de fougue et de sensualité où les canons tonnent en pleine mer. La vérité est mise à mal, les masques tombent et les langues se délient. Pour peu que l’on soit dupe, ébloui par le procédé, on ira de surprise en surprise et on admirera la pirouette finale, pleine d’à-propos et un brin tendancieuse. En revanche, on peut regretter aussi certains détails inutilement appuyés (servant à guider le lecteur ou à l’orienter sur une fausse piste) et une trame déjà vue et lue maintes fois. C’est alors qu’on se dit que ces fameuses pages de sexe, finalement, n’avaient pas d’utilité.
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