Gaspard de la Nuit


" Le monde est étrange, tu sais. Ceux qui croient très bien le connaitre s'y perdent souvent. Et ceux qui pensent tout en ignorer y retrouvent bien des souvenirs" [1]



Je ne remercierais jamais assez le Bibliobus d'avoir laissé des BD en dépôt à la mairie du village dans lequel je vivais enfant. Gaspard de la Nuit, fabuleuse série que j’ai eu un mal fou à rendre, est l’une des meilleures bandes dessinées tout public se déroulant dans un univers merveilleux que j’ai lue.

Alors que le soir tombe, Gervais et son ami envoient par mégarde leur avion miniature dans la propriété d’un apothicaire. Le jeune garçon entre par effraction afin de récupérer son jouet, mais dans le dédale des pièces il pénètre dans une salle dont les murs sont recouverts par des masques diversifiés qui lui parlent ! À sa grande surprise, l'un d'eux lui demande son aide. Il lui explique qu’il a jadis été un adolescent et que Satrape l’a métamorphosé en masque. Comme pour la taxidermie [2], la masquération [3] permet de conserver le visage pourvu de sa conscience. Le masque du jeune garçon souhaite retrouver son corps. Gervais se saisit du faciès de bois et fuit. Poursuivi par le maitre des lieux, il pénètre dans un passage ensorcelé qui l'amène dans un univers parallèle : Le monde magique de la Nuit, un lieu rempli de féérie exploité par de cruels hommes stricts. Ils produisent toutes sortes de fantasmagories qui sont expédiées dans l'univers des terriens pour adoucir, émerveiller et égayer leurs normes vies. Sa figure désormais dissimulée par celui du masque — le masque ayant adopté en échange ces traits — Gervais endosse son identité. Il se fait appeler Gaspard, un étudiant très turbulent du mutinatoire de Magençais, une école située dans un château où l'on apprend, par ailleurs, la magie et la malice. Mais sa nature humaine est découverte. Il s’enfuit vers la capitale où règne l’Enfant-Roi dont il espère l’aide. De fil en aiguille, Gervais/Gaspard est coincé dans un complot politique autour du jeune souverain. Dans sa quête pour aider son masque à retrouver son corps – s’il existe toujours — ainsi qu’un moyen pour rentrer chez lui, il croisera les rejetons autoritaires du Duc, Kargus et Bali, le Prince des larmes sèches, le masquereur, et de très nombreuses créatures inquiétantes.

Édité par Casterman à la fin des années 80, Gaspard de la Nuit a été écrit par Stephen Desberg et mis en images par Johan De Moor, fils du dessinateur Bob de Moor. Johan De Moor entre aux Studios Hergé dans les années 1980 pour travailler sur Tintin et l'Alph-Art puis sur Quick et Flupke ( le dessin anime et les albums). Les premières planches de Gaspard de la Nuit sont encore imprégnées de l'influence pesante d'Hergé. Heureusement, l'auteur s’en affranchit rapidement. Les décors, les personnes, l’encrage se complexifient, deviennent tortueux, douloureux, angoissants. Les cases sont recherchées. Les pages regorgent de vraies réussites visuelles, que ce soit dans les arrière-plans ou dans les scènes avec de la foule. Le dessinateur puise dans diverses sources d’inspirations, dont Bosch (p29, tome 3). Le titre, quant à lui, rappelle immanquablement Gaspard de la nuitFantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot —, un recueil de poèmes en prose écrit par Aloysius Bertrand, et le triptyque pour piano que Ravel en a tiré.

Les quatre albums qui composent cette série à destination de la jeunesse foisonnent d’idées. L’histoire est tour à tour onirique, troublante, cruelle, noire, cauchemardesque. Le monde dépeint est complexe et merveilleux : parfumeurs, plantes, animaux et jouets animés. L’intrigue ne traine pas : dès le second volume, un coup d’état vient renverser les enjeux. L’atmosphère se fait oppressante et violente. Gervais doit survivre dans un pays dont il ne connait ni la géographie ni les us et coutumes. Malgré ses premières peurs, il est vite subjugué par la beauté qui l’entoure. Au fil des pages, son caractère évolue. Il devient plus courageux, entreprenant, colérique, impatient et se confond avec Gaspard. Le masque, ressemblant au visage de Gervais, voit aussi son tempérament se modifier : jaloux, traitre… Les personnages qui l’accompagnent n’ont pas des réactions prévisibles. Le Duc, fomenteur du coup d’État, n’hésite pas à tuer devant toute une assemblée son propre fils. Des scènes sont poignantes dans leur cruauté mais jamais gratuites. En ce sens, Gaspard de la Nuit ne prend pas ces lecteurs pour des imbéciles et n’utilise pas de gants pour être clair dans son message.
Gaspard de la Nuit aborde des thèmes sérieux : colonisation, profit, lutte de pouvoirs, faux semblant, manipulation et identités interchangeables en posant un masque sur son visage, ce qui modifie aussi le physique. L’aventure, passionnante, recèle néanmoins des faiblesses : Gaspard, le jeune homme masquéré, n’est pas développé. De rares informations transparaissent sur sa personnalité d’avant sa métamorphose. On ne sait pas non plus comment il supporte sa condition de masque et ce qui le pousse à la trahison. La première partie du récit se termine en trois volumes et laisse un goût de précipité. Le quatrième offre une histoire auto-conclusive qui creuse un peu plus l’univers original de La Nuit.

Gaspard de la Nuit demeure une aventure marquante grâce à son pays captivant, pourvu d’un graphisme qui sort du commun. Il ne faut pas se fier à l’aspect désuet des couvertures qui ne font pas honneur au contenu. Cette trop courte série n’a jamais été rééditée. Elle est encore disponible dans les réserves des bibliothèques, en occasion ou dans les fonds de placards de certaines librairies ! 

[1] Gaspard de la Nuit, de l'autre côté du masque, p.23.
[2] L’art de préparer, d’empailler les animaux vertébrés morts pour les conserver avec l’apparence de la vie.
[3] L'un des nombreux néologisme créé par le scénariste, Stephen Desberg.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'univers dépeint
  • Le graphisme

  • Jamais réédité
  • Une fin rapide