la Maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan


C'est qu'il m'en aura fallu du temps pour venir à bout de cet ouvrage fascinant, doué de ce magnétisme propre aux œuvres-monde, celles qui nous interpellent, nous agacent parfois de leur mystères indescriptibles, nous embrouillent dans leurs méandres tortueux mais nous couvent aussi d'une attention bienveillante, nous accueillent avec spontanéité et allégresse tout en cherchant à nous perdre en leur sein.
Malgré sa longueur, son côté touffu et dispersé, la multiplicité des personnages, ses changements de narrateur et de repères temporels, malgré surtout sa narration constellée d'ellipses et de non-dits, la Maison dans laquelle est un roman qui se mérite et qui, surtout, vaut le coup d'être vécu. Au moins une fois, bien qu'il ait ce goût de revenez-y qui vous laisse avec la certitude que sa lecture aura semé quelque chose en vous, une promesse, tout comme elle aura arraché de vous un morceau de vos propres fantasmes. 

Tout d'abord, le livre est beau. Son format est imposant du fait de son nombre de pages élevé (près de mille !) mais les éditions Monsieur Toussaint Louverture ont effectué un travail véritablement remarquable pour le rendre le plus pratique possible, tout en en faisant un objet agréable, d'une rare élégance. Les lecteurs réguliers d'UMAC savent que nous sommes ici sensibles tant à la forme qu'au contenu d'un ouvrage : l'objet-livre a son importance, il nous parle, il transmet des sensations et des informations supérieures à (et parfois différentes de) la somme des mots qui y sont imprimés. Or cette édition française d'un best-seller slave est une réussite absolue : le lecteur est confortablement pris en mains, orienté, accompagné, dans un cadre raffiné. Tout comme les grands réalisateurs vont jusqu'à soigner leurs génériques de début, estimant qu'il fait partie intégrante du film en lui-même, chacune des pages est soigneusement préparée, tant celles de la couverture que les feuillets intérieurs. J'apprécie tout particulièrement la mention à la fin de l'ouvrage non seulement de l'imprimeur (une entreprise lettone) mais également de la qualité des pages, de leur grammage aux polices utilisées. Et puis ce paragraphe ultime, qui résume tout l'investissement mis dans l'édition du livre :
L'ouvrage compte 960 pages et mesure 160 mm de largeur sur 235 mm de hauteur, avec un dos de 48 mm, ce qui est déjà grand en soi ; cependant, l'univers qu'il contient n'a absolument aucune limite.
Une profession de foi comme UMAC souhaiterait en voir davantage. D'autant que la mise en page comme les travaux de relecture et correction ont été tout aussi soignés : alors qu'il m'arrive parfois de trouver dans un roman de 300 pages en format poche plus d'une vingtaine de coquilles, je n'en ai pas relevé une seule (allez, peut-être un oubli de virgule) ! Ce qui devrait être la norme chez tout grand éditeur est ici de mise. Eh bien, mesdames et messieurs les éditeurs de chez Monsieur Toussaint Louverture, sachez que je salue bien bas votre travail !

Bon. ça, c'est fait.
Mais qu'en est-il du contenu, justement ?
Voilà un livre qui a une de ces histoires singulières, sans doute un peu magnifiées par les agents littéraires à l'origine du projet. Il s'agit du seul roman de l'auteure, une Arménienne née en 1969 qui commencera à rédiger certaines des histoires du texte final dès l'âge de 18 ans, et pendant une bonne dizaine d'années ensuite. Ce qui devait n'être au départ qu'un amusement à destination de ses proches a fini par aboutir chez un éditeur russe qui en est tombé littéralement amoureux. La suite est classique : dès 2009, succès immédiat, rééditions multiples et des prix littéraires à la pelle avant d'entamer son périple en Europe de l'Ouest. Aujourd'hui, nantie de ce seul livre, Mariam Petrosyan est considérée comme une des écrivaines les plus représentatives de la jeune culture russe (rappelons tout de même qu'elle est Arménienne...) et jouit d'une aura dépassant les frontières continentales.
On a beaucoup évoqué William Golding (Sa majesté des mouches) à propos des nombreuses sources d'inspiration possibles. Sans doute à raison, mais le lecteur attentif saura trouver d'autres références tant dans la culture populaire (de Stephen King à Led Zeppelin) que dans les classiques littéraires. Souvent présenté comme une métaphore du passage de l'adolescence à l'âge adulte, comme un roman d'initiation à multiples clefs et niveaux de lecture, le livre est bien davantage que cela.


On y parle d'une Maison. La Maison. Elle est dans le titre et c'est par son nom que commence le préambule, avant même que le premier personnage soit nommé. D'emblée, on sait qu'en ouvrant le roman, en en tournant les pages, on entre dans ce lieu, et qu'il n'est pareil à nul autre (Tristan Garcia parlait d'un mélange entre "Gormenghast et un Poudlard abandonné" et je trouve cette image assez proche du sentiment qui s'en dégage). On entre donc dans cette Maison, qui est à l'écart des autres dans un quartier populaire d'une ville jamais nommée. On y entre, à nos risques et périls. La présentation de cette bâtisse est loin d'être flatteuse, et fait appel à certains codes de la littérature de genre (fantastique, voire épouvante). Elle n'est pas abandonnée mais en donne furieusement l'impression. Pourtant, non seulement des gens y vivent, mais elle a un but : héberger des enfants. Des enfants particuliers. Des handicapés, des inadaptés, des orphelins dont les parents se débarrassent presque pendant plusieurs années, le temps qu'une évolution positive puisse les rendre aptes à mener une vie normale. En dehors de ses murs. A l'Extérieur.
Mais les mots que je viens d'utiliser ne sont pratiquement jamais évoqués. On va faire connaissance avec bon nombre de personnages et le premier réflexe, c'est d'oublier qu'il s'agit d'handicapés. C'est une des particularités des points de vue choisis par l'auteure. L'ouvrage est séparé en trois parties, elles-mêmes découpées en petits chapitres selon le point de vue adopté, la narration se faisant parfois à la première personne. A cela s'ajoutent des intermèdes dont on comprend assez tard qu'ils se déroulent dans un passé plus ou moins lointain (plusieurs années). Si on nous aide à la lecture en présentant ces intermèdes avec une autre typographie, on manque très vite de repères.  
Dans le temps présent (mais l'est-il vraiment ?), on fait la connaissance de ces enfants, plus vraiment des gamins, mais pas encore des adultes. Progressivement nous serons données les clefs permettant de décoder les informations relatives à l'espace qu'ils occupent - mais n'espérez aucune révélation magistrale, le travail de synthèse ne repose que sur le lecteur. Je vous aurai donc prévenu : il est recommandé de ne pas lire en diagonale, et de rester attentif à chaque nom, chaque description, voire chaque détail évoqué. Au départ, tout semble assez simple : on découvre que chaque pensionnaire est doté d'un surnom (même les adultes, professeurs, éducateurs ou membres du personnel soignant) et que les enfants sont répartis en groupes, qui disposent de leur espace réservé (une chambre). Si les groupes sont numérotés, ils ont surtout également un surnom (la seule annexe, disponible en fin d'ouvrage, nous donne la composition des cinq groupes principaux de garçons, sachant qu'il y a aussi des groupes de filles mais qu'elles n'apparaîtront que très tard dans l'histoire). Le premier personnage à entrer en scène est Fumeur, membre des Faisans, mais qui en sera expulsé afin de rejoindre le Groupe 4, groupe sans nom mais pivot du roman, dont les éléments (L'Aveugle, Sphinx, Chacal, Noiraud, Bossu, Lord et le Macédonien) serviront régulièrement de fil conducteur à chaque petite histoire constituant la trame du récit. S'y grefferont parfois les péripéties survenant à quelques autres individus, en général les chefs des autres groupes (Vautour, le chef des Oiseaux ; Roux, celui des Rats ; Pompée, celui des Chiens). Fumeur va donc tenter de s'intégrer dans le Groupe 4 avec ses personnalités marquantes et jouer pour nous le rôle de Candide. Le problème est que, s'il passe son temps à poser des questions légitimes, il ne reçoit souvent que des réponses énigmatiques. Petit à petit, on comprend que de nombreux mystères hantent les couloirs de la Maison. Ces jeunes sont presque livrés à eux-mêmes (on ne suit jamais le moindre cours, même si on sait qu'ils existent) et respectent des règles atypiques, parfois cruelles. Les murs et plafonds sont couverts de leurs fresques dont certaines révèlent des fragments d'un passé trouble (on comprend qu'au moins un des leurs a été tué en ces lieux), le Temps semble ne pas s'écouler de la même manière qu'à l'Extérieur et quelques-uns d'entre eux parviennent à lire les rêves des autres, à se déplacer dans un monde parallèle (une Forêt moussue tapie dans les angles de chaque pièce) voire à réaliser de véritables... miracles.
Enfants ou ados, tous s'expriment étrangement, avec le vocabulaire et l'aplomb d'un adulte, mais en conservant les attitudes et les réactions d'un enfant. Il n'est pas rare de les entendre philosopher, rimer ou inventer des contes de fées (pendant leur Nuit des Contes). A l'Extérieur, ils auraient été des parias. Ici, ils sont des seigneurs, des guides, des Messies. Ils n'ont parfois pas de bras, ou pas de jambes fonctionnelles, mais une imagination illimitée. Ils tissent des liens d'amitié profonde, se disputent pour un rien, collectionnent des objets incongrus et jouent à se faire peur. Ils fument, beaucoup, boivent des alcools de leur propre conception et vont jusqu'à créer des drogues hallucinogènes. Bien qu'il craignent la Mort, ils ont encore plus peur de disparaître et, avant tout, de retourner à l'Extérieur. Car un jour viendra où leurs parents viendront les récupérer. 
Ou pas.

Des drames se jouent, auxquels on n'assiste pas toujours. Un chef de groupe sera tué, un autre évitera de peu une tentative d'assassinat ; un adulte sera enlevé, un ange (ou un phénix ?) apparaîtra. Pourtant, on a surtout l'impression qu'il ne se passe pas grand chose devant nous : Fumeur ne parvient pas vraiment à se faire des amis et, dans le passé, le petit Sauterelle essaie surtout de se faire une place parmi les Crevards Pestiférés, fatigué d'être brimé par ceux de son groupe d'appartenance. Les mystères se multiplient, on finit par se rendre compte que ces enfants d'avant deviendront les jeunes du présent (mais leurs noms et leur apparence aura changé entre-temps) et il y a constamment cette frustration qui émerge dans ces discussions où celui qui sait ne révèle rien et ne s'exprime que par allusions. Qui sont les Log ? Que se passe-t-il pendant la Nuit la Plus Longue ? Qu'est-ce au juste qu'un Tombant, ou un Sauteur ? Pourquoi Lord est-il revenu de l'Extérieur ? Que sait vraiment Ralf (le seul éducateur qu'on suit régulièrement, les autres adultes étant systématiquement présentés de manière grotesque) ? Peut-être les réponses sont-elles cachées dans une seconde lecture. Peut-être n'y en a-t-il pas.
La Maison dans laquelle m'a autant séduit qu'exaspéré par sa richesse et sa densité, ses personnages incroyablement présents, ses énigmes insondables et ses recoins inexplorés. Il y a dans cet amalgame vaguement construit, dans cette succession de points de vue et dans ces sauts dans le continuum temporel balisés par des concordances thématiques et sémiologiques (un peu à la manière des films de David Lynch), dans ces témoignages et ces récits des liens ténus, pas toujours intelligibles, mais perceptibles, qui font tenir le tout sans qu'on en saisisse parfaitement les règles, sans qu'on en discerne la structure. On ressent davantage qu'on assimile ce qui se passe et on peste souvent en quête de notes de bas de page ou de fin de chapitre, d'annexes, de schémas ou de cartes. Peine perdue, on ne peut se fier qu'à ses souvenirs qui parfois nous mettent sur la piste d'un sens caché mais ne suffisent pas à tout comprendre.

La Maison se dévoile progressivement mais ne dit jamais tout. Ses habitants en connaissent certains ressorts et dynamiques mais jamais l'intégralité, se parlent comme des adultes sensés tout en se comportant comme les gamins qu'ils sont censés être, répondent par des ellipses aux questions qu'on leur pose ou s'éloignent avec un air entendu, nous laissant interdits, pantois et dubitatifs.

On a souvent envie de revenir en arrière, retrouver le passage éclairant, la référence obscure. Parfois, cela aide, un peu (le chapitre se déroulant dans la Cage avec les photos d'enfants permet au moins de comprendre qui est qui dans le passé et le présent). Parfois non. Cela peut rebuter. Mais ce livre se vit plus qu'il ne se livre, se devine plus qu'il ne se révèle, se referme en ouvrant des portes. Vers l'Ailleurs et l'Absolu.
Vers l'Enfance et sa magie incandescente.
Vers l'imaginaire infini.
Merci Mariam.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une très grande richesse.
  • Une galerie de personnages extraordinaires.
  • Un univers singulier qui vous happe et ne vous laisse pas indemne.
  • Un travail éditorial exemplaire.
  • Une utilisation remarquable du fantastique, entre le merveilleux et le gothique.

  • De très nombreuses questions demeurent sans réponse.
  • On n'arrive pas toujours à faire le lien entre les événements passés et présents.
  • Une dramaturgie particulière où les éléments-clefs ne sont pas mis en lumière.
  • Un découpage un peu chaotique (c'est plus linéaire dans la troisième partie).