Gros plan sur Pierre Lemaitre, un auteur français talentueux qui a su réconcilier deux univers en apparence incompatibles : la littérature de genre et les prix prestigieux.
Pour bien parler d'un auteur, le mieux est encore d'évoquer son travail. Nous allons le faire aujourd'hui à travers trois de ses romans, tous brillants : Alex, Au-revoir là-haut, et Trois jours et une vie. Mais présenter un peu l'homme qui se cache derrière la plume n'est peut-être pas inutile. Lemaitre est psychologue de formation. Né en 1951, il publie son premier roman en 2006 et remporte dans la foulée le prix du festival de Cognac. Et un prix qui porte un nom d'alcool, voilà qui convient bien à l'univers du bonhomme, âpre, douloureux, piquant et addictif. Le style est direct, travaillé mais sans fioritures. Le type est un Conteur. Il privilégie l'intrigue et les personnages aux effets de manche. Il laisse les préciosités à d'autres. Pourtant il est habile. Et scrupuleux avec ça, puisqu'il cite à la fin de ses ouvrages, avec une grande rigueur, tous les auteurs à qui il pense devoir son inspiration et son savoir-faire. Mais malgré les influences, comme tous les grands, il est unique.
Allez, assez bavardé, il est temps de tourner les pages...
Alex
Alex, jolie célibataire d'une trentaine d'années, s'offre une petite virée au restaurant. La soirée va cependant rapidement mal tourner puisqu'un type la tabasse au détour d'une ruelle, la jette dans son fourgon et l'enlève. La jeune femme, terrorisée, est trainée dans un entrepôt où elle est enfermée dans une cage de bois, trop petite pour tenir debout, assis ou même s'étendre. Bientôt, la douleur est insoutenable, les articulations se soudent, les muscles se tétanisent... et que veut donc ce ravisseur ? C'est simple, il veut la regarder crever.
Ce roman, en trois parties bien distinctes, commence comme un polar bien écrit mais classique. Le psychopathe, l'enlèvement, la nana futé et malchanceuse, ok, on a déjà vu ça se dit-on. Et pourtant, l'auteur nous ménage pas moins de deux énormes retournements de situation. Alex, de victime, va devenir bourreau puis... victime de nouveau. Lorsque l'on croit avoir saisi la situation, Lemaitre nous entraîne, poliment mais fermement, dans la direction opposée. Tout cela avec l'aide d'une équipe de flics assez originale. Camille et sa petite taille, qui fait quasiment de lui un étrange enquêteur nain, Louis et ses bonnes manières, Armand et sa radinerie maladive. Et bien sûr toute une horde de personnages secondaires hauts en couleur, du juge agaçant au témoin trouillard en passant par une mère ignoble, la galerie est savoureuse.
Mais ce n'est là qu'une mise-en-bouche. Le meilleur est à venir.
Au revoir là-haut
Issu d'un extrait poignant de la dernière lettre d'un Poilu à son épouse, le titre, s'il ne faisait sens, pourrait être issu de cette mode ridicule qui a recouvert, ces dernières années, certains romans de titres fadasses et mièvres [1]. Pourtant, de la mièvrerie ici, il n'est point question. Même le jury du Goncourt ne s'y est pas trompé puisque Lemaitre va décrocher le prix en 2013 avec ce récit exceptionnel.
1918. Quelques jours seulement avant l'armistice. Les soldats n'en peuvent plus de ces combats stériles pour regagner une rigole sanglante dont tout le monde se fiche. Les officiers, eux, savent que ce sont les derniers moments pour se couvrir de gloire et rentrer en héros. Alors on part à l'assaut. Encore.
Alors qu'Albert tombe dans un trou d'obus puis est à moitié étouffé par une gerbe de terre qui s'abat sur lui, Édouard lui vient en aide et lui sauve la vie. Le geste est noble mais tragique, car dans l'action, Édouard est touché par un éclat d'obus. Son visage n'est plus qu'une plaie béante. Il n'a plus de mâchoire inférieure, plus de joues, il n'est plus que deux yeux hagards au dessus d'une fosse nauséabonde. Une gueule cassée...
Rendus (difficilement) à la vie civile, les deux hommes ne se quittent plus. Albert, ancien petit comptable timide, prend soin d'Édouard, le fils de bonne famille, défiguré, accro à la morphine. Seulement voilà, la morphine, ça coûte cher. Et dans l'esprit ravagé et désespéré d'Édouard nait alors une idée épouvantablement géniale. Il va mettre son talent de dessinateur au service d'une incroyable escroquerie. Lui et son ami vont arnaquer les mairies de France en vendant de faux monuments aux morts.
Certains ont pu reprocher à l'auteur l'aspect "caricatural" de certains personnages, en effet, pour les béotiens snobinards, dès que l'on ne s'emmerde pas à la lecture d'un roman, l'on tombe dans la "facilité". C'est pourtant une qualité que de divertir, surtout en alliant intelligence du propos et critique acide. Alors oui, l'on pourrait en rester à la surface des choses et se dire que le capitaine d'industrie implacable et sans cœur, l'homosexuel fantasque ou le salaud sans morale sont trop entiers pour être vraisemblables, mais ce serait mal connaître la nature humaine et passer à côté du sens même de ce récit.
Au-delà de l'arnaque, de l'intrigue habilement construite, des traits d'humour subtils et de l'émotion sous-jacente, presque pudique, il y a ce bilan sans concession de l'après-guerre. Le commerce des cadavres qu'il faut déplacer, enterrer, reconnaître. Les grandes déclarations et les symboles, censés remplacer les êtres chers. Le manque de considération pour les démobilisés qui ont parfois tout perdu, travail, épouse, même leur visage...
C'est de tout cela qu'il s'agit, de la peinture caustique d'une époque à la dureté inimaginable de nos jours. D'un brave type, un peu peureux, qui a fait son devoir et n'en a rien retiré, si ce n'est l'obligation, plus immense encore mais acquittée de bon cœur, de devoir s'occuper de son frère d'arme devenu un monstre.
On enrage, on s'attriste, on sourit parfois, car il reste un peu de lumière même au fond des ténèbres, et on en ressort heureux d'avoir lu un putain de bon roman qui, pour une fois, a réussi à mettre - presque - tout le monde d'accord.
Trois jours et une vie
Après le polar implacable et la fresque historique et tragique, Trois jours et une vie (sorti en mars dernier), pourrait apparaître au premier abord comme plus anecdotique mais s'avère, dans un autre genre, tout aussi riche et tendu que les précédents.
Antoine, douze ans, vit à Beauval. Il connait ses premiers émois amoureux mais en est encore à l'âge où l'on s'amuse follement en construisant une cabane dans les bois. Cabane qu'ils construit seul d'ailleurs, puisque la plupart de ses amis jouent aux jeux vidéo, or, la mère d'Antoine déteste ça et lui interdit donc de s'y adonner. C'est cette simple rigidité parentale (et la mort d'un chien) qui va précipiter le drame.
Après la disparition du petit Rémi, tout le village est en émoi. On organise une battue, on interroge les voisins. Antoine, lui, sait ce qu'il s'est passé. Il va alors vivre dans la hantise d'être découvert. Il imagine une fuite. Des aveux. Une fausse piste. Mais ce qu'ignore Antoine, c'est que ce petit moment de colère impulsive qui a fait de lui un meurtrier va impacter sa vie d'adulte et l'enraciner profondément à un Beauval qu'il voulait fuir.
Lemaitre, entre la tempête de 1999 et les réactions enfantines désespérées, décrit le chaos qui s'abat sur un jeune personnage sympathique, coupable mais loin d'être détestable. Il livre presque là une étude de mœurs avec son lot de mesquineries, d'hésitations, de non-dits, et le poids écrasant d'un destin qui se joue des projets et des vies.
Pas de guerre ici, ni de tueur ou de vengeance, juste les regrets, l'aléatoire et les illusions douces-amères qui tombent l'une après l'autre, comme les arbres couchés par la tempête.
La Magie du Conteur
Au final, voilà un auteur qui compte dans le paysage littéraire français. Non parce qu'il a obtenu un Goncourt mérité, mais parce que c'est le prototype même du véritable auteur, rusé, patient, étonnant. Le genre de type que l'on veut bien suivre sur ses chemins de papier, parce que l'on sait que l'on ne sera pas floué.
Et puis, obtenir la reconnaissance lorsque l'on est étiqueté "polar", voilà qui n'est pas simple. Car certains en sont encore à considérer qu'un roman de genre ne fait pas partie de la littérature. Comme si le fait de mettre un crime ou un extraterrestre entre les mots pouvaient les affadir ou leur voler leur noblesse.
1984 ne serait pas de la littérature parce qu'il s'agit d'un roman d'anticipation ? Le Maître du Haut Château ne serait pas respectable parce que c'est une uchronie ? Le talent d'un Leblanc serait contestable parce que le bonhomme était versé dans l'aventure et l'intrigue policière ?
Non décidément, la seule frontière valable qui sépare la littérature respectable des saloperies mal torchées, ce ne sont pas les genres ou les sujets, mais bien le travail ou son absence. Car même si beaucoup parlent encore avec pudeur de talent ou d'inspiration, l'on sait bien que derrière ces mots se cachent un labeur sur le long terme, certes prosaïque mais essentiel.
Finalement, un écrivain digne de ce nom, ce n'est que cela, un artisan qui manie ses outils avec une aisance et une efficacité que seule l'expérience procure. Et Lemaitre fait partie de ces artisans à qui l'on peut faire confiance, les yeux ouverts et avides de ces pages qui nous habitent encore longtemps après qu'elles sont tournées.
[1] Les exemples ne manquent pas : "Pars avec lui", "Avant toi", "Je suis là", "Parce que c'était nous", "Comme si c'était toi", "Elle et lui", "Seras-tu là ?". Le but étant de faire le plus ridicule possible, en adresse directe et avec des mots de moins de trois syllabes. C'est très amusant à faire : "Fuis-moi tout bas", "Lis ça sur moi", "Et si j'étais lui avant toi", etc.
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