Grimoire Noir

Esthétique romantique aux allures de manga de luxe, sorcellerie enfermée dans un dôme digne de King, 
enquête à la façon d'un polar fantastique... Grimoire Noir, de Bogatch et Greentea.


Glénat
accueille un nouveau titre dans sa collection Log-In (pour jeunes adultes) : Grimoire Noir, de Vera Greentea au scénario (scénariste passionnée d'histoires de sorcières qui voit ici sa première traduction en français) et Yana Bogatch au dessin (très connue pour son compte Instagram d'artiste au plus de 50 000 abonnés).

Aux États-Unis, à une époque sans doute assez proche de la nôtre, la petite ville de Blackwell est couverte d'un dôme magique conçu pour retenir en son sein les jeunes filles de la ville, toutes dotées de capacités de sorcellerie en raison d'un lointain épisode funeste de l'histoire de cette bourgade. 
Dans cet environnement particulier, nous faisons la connaissance de la famille de Beauregard, alias Bucky. Accablée par le chagrin, la mère de Bucky pleure nuit et jour la disparition de Heidi, la benjamine de la famille. Et en cette ville où toutes les femmes et les jeunes filles sont investies de pouvoirs magiques, quand la mère de Bucky pleure, le ciel fait de même... voilà donc bien des jours et des nuits qu'une pluie torrentielle inonde Blackwell, offrant à cette aventure l'ambiance sombre et humide d'un polar à l'ancienne... et, accessoirement, un exercice de construction/paiement de toute beauté !
Bien que shérif, le père de Bucky peine à enquêter sur la disparition de sa propre fille car, dans cette ville où les sorcières existent, où elles sont tenues à l'écart du monde, les lois les protègent néanmoins et il est interdit de procéder à des fouilles à leur domicile. Dans cette configuration, la loi rendant son père impuissant, Bucky va prendre sur lui de mener l'enquête personnellement, aidé par son amie d'autrefois, la douce Chamomille qui a hérité du pouvoir de lévitation. Le jeune homme rebondira d'indices en fausses pistes et de fausses pistes en révélations, nous permettant de découvrir au rythme de ses recherches l'étrange univers imaginé par Vera Greentea.


C'est sur pas moins de 279 pages d'un papier glacé somptueux que l'envoûtante histoire de Bucky va nous transporter. 279 pages le mettant aux prises avec le crime et la sorcellerie. Dans une ambiance de roman noir, on y parlera également d'amour, d'amitié, de famille, de trahison, de malédiction et de machinations. 
Oui, l'histoire abordera nombre de thèmes différents avec une sensibilité propre aux œuvres destinées au public ici visé. 
Car en effet, autant se l'avouer, la cible de prédilection de Grimoire Noir est sans conteste les grandes adolescentes et les jeunes adultes... Toutefois, ne vous laissez pas leurrer par cet évident ciblage initial : le résultat final est d'une telle qualité générale que même le vieux briscard sans cœur que je suis n'a pu s'empêcher de tomber sous le charme de cet épais volume si soigné et généreux.
Le mérite en revient essentiellement au trait et au traitement des couleurs que l'on doit à la jeune Canadienne Yana Bogatch, qui signe ici sa première bande dessinée après avoir rencontré un succès notable sur internet avec ses illustrations souvent très féminines et adoptant nombre de codes des mangas au profit d'un traitement global se rapprochant davantage des comics. Sa façon d'ajouter ici et là au monochrome une couleur contrastante sert tout au long du récit cette histoire policière traversée par le fantastique.
L'ouvrage nous donne peu à peu à connaître nombre de personnages tous plus reconnaissables les uns que les autres, tant par leur caractère et leurs intentions que par le graphisme d'une constance propre à éviter toute confusion.
Looké à la Bogart, notre jeune héros est presque intemporel et toute la BD est elle aussi plongée dans une sorte de temps figé qui pourtant s'écoule inexorablement.

Dans cette sorte de présent coincé dans le passé, les jeunes filles sont elles aussi enfermées dans cette bulle magique qui est autant leur protection contre l'extérieur que la plus infranchissable des prisons. Le temps s'écoule lentement, comme l'eau qui stagne dans les rues, comme cette barque qu'utilise le héros pour rejoindre les différents endroits de la ville et qui impose au récit un rythme propice à l'admiration des cases. 
Tout ici est expressif : les couleurs employées, le rythme de la narration, la mise en page et, surtout, les traits des personnages. Ces derniers sont une réussite absolue tant leurs émotions ne font jamais aucun doute à nos yeux... au point parfois d'en être un peu troublants.


D'abord très mystérieuse, la BD en vient vite à dévoiler un à un tous ses mystères jusqu'à une conclusion certes pas impossible à anticiper mais néanmoins astucieuse. 
Comprenons-nous bien : nous n'avons pas sous les yeux une œuvre majeure d'un point de vue scénaristique apte à redessiner les contours du fantastique de demain... Par contre, c'est amplement assez intelligent, cohérent, innovant et intrigant pour offrir un excellent moment de lecture à un public suffisamment jeune ou suffisamment adepte d'enquêtes ésotériques et d'émois adolescents.

Je l'ai lu d'une traite. 279 pages, d'une traite ! Voilà qui doit vous éclairer suffisamment. C'est supposément édité pour des jeunes filles et des jeunes gens et un vieux daron y prend malgré tout un plaisir à peine coupable... autant dire que c'est plutôt très bon signe, non ?

C'est que c'est bien foutu !
Il y a bien des facilités dans lesquelles l'histoire a le bon goût de ne pas tomber et elle se paie même le luxe d'offrir à son univers et sa magie des explications originales et vraiment satisfaisantes.
Toujours au registre des bonnes idées, par exemple, le livre est découpé en douze chapitres permettant éventuellement, pour ceux qui ne seraient pas comme moi pris d'un engouement suffisant pour tout lire d'un coup, de respirer un peu au bout de certaines étapes de la narration.

Nous allons donc, cible oblige, être confrontés à tout ce qu'il faut pour constituer un conte moderne à destination d'adolescents : les relations fluctuantes entre garçons et filles, l'opposition avec les parents, la rébellion contre la société qui les étouffe... mais tout cela est amené avec suffisamment de subtilité pour que l'on ne repère pas les ingrédients de la recette au cours de la lecture.
Et, mine de rien, il faut souligner le petit exploit de parvenir à créer une BD qui coche toutes les cases de la BD pour jeune femme sans pour autant dégoûter les autres. Une sorte de comic monochromatique mâtiné de manga version romantico-gothique.

En plus, pour toucher cette génération de lectrices, on n'oublie pas qu'il faut forcément développer un propos un peu féministe... Qu'à cela ne tienne ! Ajoutons donc que, dans cet univers, le pouvoir est intrinsèquement réservé aux femmes puisqu'elles sont les seules à pouvoir maîtriser la magie mais que, malgré tout, elles sont très limitées dans leur champ d'action, les hommes ayant déployé autour d'elles ce fameux dôme qui limite leurs déplacements. Une fois résumé ainsi, j'imagine que vous voyez le sous-texte féministe, non ? Le fameux paternalisme protecteur et oppresseur à la fois... Eh bien c'est pourtant traité de façon assez subtile pour que ça ne passe jamais au premier plan et ne ralentisse en rien la lecture. 

Honnêtement, à moins d'être le plus insensible des bourrins phallocrates mononeuroné uniquement capable de prendre son pied, une Bud à la main, devant un duel durant lequel Hulk défonce She-Hulk au son d'un gros rock stoner aux basses amplifiées, difficile de ne pas apprécier cette bande dessinée ! 


Mais s'il ne fallait retenir qu'une unique qualité à cet album (jeu un peu étrange, en soi, que d'isoler une qualité de l'ensemble mais prêtons-nous à l'exercice), je parlerais sans nul doute possible de l'expressivité des personnages.
On sent le trait d'une illustratrice habituée aux portraits.
Chaque visage véhicule un sentiment, un état d'esprit, une intention quasi théâtrale... On ne peut s'empêcher, du coup, de s'attacher à eux, d'en trouver certains charismatiques et d'autres pathétiques, de vibrer pour eux comme on le ferait devant un bon film fantastique où tout le monde subit la force du surnaturel, tantôt en étant abasourdi par ses possibilités, tantôt en se pensant à tort capable de le maîtriser.

Héros comme ennemis, tous ont leurs motivations. Qu'elles soient héroïques ou cupides, logiques ou dictées par les émotions, aucune réaction n'est jamais inappropriée ou incongrue, aucune action n'est jamais inexplicable ni absurde.
L'on souhaiterait tellement que les séries TV et les dessins animés dont les plateformes de streaming et les chaînes de télévision abreuvent nos ados soient aussi crédibles et bien incarnées... mais malheureusement, elles nous habituent bien plus à voir des comédiens passablement insipides défendre péniblement des scénarios poussifs et convenus, bourrés d'incohérences.

Alors vous savez quoi ? Faites lire Grimoire Noir à vos ados. Puis subtilisez-le et lisez-le aussi... parce que ça vaut sincèrement le détour, quand même !

Et si les studios adaptant du Marvel ou du DC pouvaient penser à des scénaristes comme Vera Greentea pour enfin nous écrire ces fameuses histoires féministes qu'ils veulent à toute force nous imposer, ce serait enfin fait avec subtilité, respect et bienveillance envers les personnages, avec talent et cohérence par rapport à l'univers où ça se déroule. Ça changerait de ces meufs dont la seule féminité est d'être incarnée par des femmes mais dont tous les atours de pouvoirs se limitent à être plus viriles que les mecs des films dans lesquels elles apparaissent. 
Parce que bon... elle ne vous reste pas en mémoire comme étant totalement ridicule, cette scène de la A-Force dans Endgame ? Scarlet Witch, Valkyrie, Okoye, Mantis, Shuri, la Guêpe, Gamora, Nebula et Pepper Potts se joignant toutes pour aider Captain Marvel à protéger le gant qu’elle a en sa possession en une sorte de sororité super héroïque... ça sentait à mille lieues le scénario implorant aux féministes de bien vouloir ne pas le critiquer, non ? J'ai attendu en vain le moment où l'une d'elle lancerait un : " Yo, I'll tell you what I want, what I really, really want" auquel les autres filles auraient rétorqué par un chorus de : "So tell me what you want, what you really, really want"... Je sais : cette remarque n'a rien à faire dans cette chronique mais quand il faut que ça sorte, il faut bien que ça se dépose quelque part ! Alors, comme je tenais ici un livre ouvertement féministe mais bien écrit, nuancé et séduisant... je n'ai pas pu résister à la tentation de l'utiliser en exemple. Parce que le militantisme braillard et ostentatoire, ça ne séduit que les imbéciles. Par contre, la défense d'une cause menée de façon subtile, ça s'intègre comme un charme aux histoires que l'on narre et ça finit par s'installer en douceur dans l'inconscient collectif.
C'est compris, les Russo ? C'est compris ou Eric Kripke va encore devoir se foutre ouvertement de vous lors de la saison suivante de The Boys en parodiant vos scènes girl power pathétiques (merci à lui pour ça, d'ailleurs) ? 


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • C'est beau.
  • C'est intéressant.
  • Ce n'est pas niais.
  • C'est bien écrit.
  • C'est bien dessiné.
  • C'est féministe sans être forcé.
  • C'est une belle histoire complète en 279 pages pour seulement 22 €...
  • Si vous êtes le public-cible, vous adorerez. Alors foncez !
  • Rien ou presque...
  • À la limite, quelques intrigues secondaires sont dispensables mais elles offrent d'intéressantes fausses pistes.
  • À l'extrême limite, cette case presque en fin de livre suggérant la possibilité d'une suite potentielle... mais la survivance du fantastique est intrinsèquement liée au style.
  • Du coup, non... rien, parce que même si vous n'êtes le public-cible, vous aimerez sans doute quand même !