"Élargir le champ de la santé publique à l'intimité sexuelle du citoyen n'a qu'un seul but :
améliorer son bien-être socio-affectif et, par là, celui de la société tout entière."
Docteur Sidibe, fondateur de l'érospital de Montpellier 2
Tout part d'un projet de contrôle de la santé sexuelle des citoyens, dans une France future. Projet initié par le docteur Sidibe, il impliqua la bio-chimiste Jahida dans le cadre d'un programme communautaire de réhabilitation émotionnelle. Celle-ci se donna la mort en se jetant du toit de l'érospital. 112 mètres de chute, ça ne pardonne pas !
Une journaliste doute de cette version des faits et nous allons, avec elle, découvrir au fil de cette enquête ce qui se trame dans cette institution aux pratiques sujettes à controverses.
Vous l'avez compris, nous avons là une histoire qui va nous décrire une société future voulant tout contrôler dans la vie des citoyens, jusqu'à leur intimité.
Dans cette société dystopique, une ségrégation légale s'est installée entre les Swiiits et les ugs (comprendre les "sweets" et les "uglies"). Être génétiquement avantagé d'un point de vue esthétique donne donc accès à des droits et privilèges inaccessibles aux gens plus laids.
Cette idée a déjà été utilisée dans une trilogie de romans à succès de Scott Westerfeld (Pretties, Uglies, Specials) mais elle n'est dans eVen qu'un contexte offrant un terrain de jeu à une autre histoire pour s'épanouir.
On croisera dans cette BD des éditions Delcourt une galerie de personnages et une foule d'idées diverses et variées. L'univers se dévoile progressivement mais rassurez-vous : une fois l'enquête démarrée, on a tôt fait de cerner dans quelle étrange futur Zidrou veut nous emmener.
On rencontre donc parmi les patients des personnages aux sexualités contrariées ou déviantes qui, à l'érospital, viennent chercher un traitement ou une échappatoire légale à la castration chimique ; un traitement à leurs troubles par la stimulation inoffensive de leurs fantasmes les plus inavouables. Inoffensive, en effet... car le tout est dispensé par un complexe ensemble d'algorithmes neuro-érogènes générés informatiquement. C'est donc une intelligence artificielle qui interagit avec eux. Et pour certains d'entre eux, elle prend même corps au sens physique en se matérialisant sous la forme de l'humain de leur choix... voire même d'une personne décédée, pour peu que l'on fournisse à l'érospital son codigA.D.N, sorte de carte d'identité génétique du défunt. C'est cette technologie que l'on a baptisée eVen.
Vous trouvez ça un peu glauque ? Ne vous inquiétez pas, je pense comme vous... et nombre de personnages de la BD le pensent aussi. Mais c'est encore plus incommodant lorsque l'on apprend à connaître davantage le directeur de l'endroit. Le docteur Sidibe est un être assez décontenançant dont le bureau contient, par exemple, une sorte d'audiothèque d'orgasmes féminins... Ce bureau aux murs couverts d'hexagones produisant les sons en question est bien entendu rappelé sur la couverture de l'ouvrage et parfois ailleurs, sur un élément ou l'autre de l'album comme... sur la robe de l'image qui suit. Ce qui rend, lorsqu'on s'en rend compte, la lecture de cette planche on ne peut plus dérangeante en raison de ce que cela peut sous-entendre !
Zidrou sait raconter des histoires et en raconte à destination de public très variés. Il est l'auteur de séries tous publics aussi populaires que L'élève Ducobu, Léonard ou Tamara (et ce ne sont que des exemples parmi bien d'autres) mais il écrit aussi des œuvres bien plus matures et celle-ci, à n'en pas douter, n'est pas à conseiller au même lectorat que ce cancre de Ducobu...
L'histoire est intéressante et l'enquête trouve une résolution satisfaisante en ce qu'elle se conclut sur une de ses vérités dérangeantes que l'on était en droit d'attendre de la part de l'univers dans lequel l'action se déroule.
Les personnages sont tous assez torturés et aucun ne semble trouver vraiment sa place. Dans cet univers où l'on veut mettre des gens dans des cases comme autant de sons dans les alvéoles du bureau de Sidibe, on sent bien que personne ne se satisfait du rôle qu'on lui attribue et que beaucoup le jouent à contrecœur.
C'est une réflexion sur bien des aspects de nos sociétés modernes aliénantes et infantilisantes que nous offre ici l'auteur... nos sociétés hygiénistes, conformistes et consensuelles où tout est géré par des gens se proclamant spécialistes et où, peu à peu, plus aucun choix ne nous appartient.
Au dessin, Alexeï Kispredilov retrouve son complice Zidrou avec qui il travailla déjà sur Rosko. Le trait d'Alexei est expressif et tranchant. À tel point que je trouve qu'il peine même parfois à restituer la beauté quand cela lui est demandé. Mais pour la tension, le malaise, l'étrangeté, le doute... on peut lui faire confiance !
La mise en couleur, quant à elle, insiste énormément sur un noir très présent et des teintes chaudes et charnelles (avouons que ce choix est on ne peut plus logique, à défaut d'être très subtil). Absolument tout l'album baigne dans des teintes factices orangées, parfois vertes, pour le contraste... il n'y a finalement que la dernière planche (que je ne vous montrerai évidemment pas !) qui revient à des tons naturels, ultime planche en forme d'espoir, en forme de pied de nez à cette civilisation artificielle et sous contrôle.
Entre la journaliste incarnant des médias trop souvent prompts à ne faire que restituer la narration qu'on leur a suggérée, le médecin vu comme détenteur d'un savoir incontestable malgré ses erreurs voire ses turpitudes, l'autorité détenue par des gens indignes et la société séparant les gens sur des critères physiques absolument pas pertinents... on ne peut pas dire que ce livre n'est pas témoin de son époque.
On pourrait regretter qu'il n'aille pas plus loin dans la description de cette étrange société future et qu'il ne se concentre que sur cet intrigant érospital... mais c'est un récit policier futuriste : une enquête qui se termine lorsque l'on comprend les causes, les conséquences et les enjeux du crime. À dire vrai, à ce titre, il est même assez généreux en renseignements sur son univers en nous offrant en parallèle l'histoire de personnages qui ne sont pas directement liés à l'intrigue.
Une BD très personnelle, très originale, destinée à un public adulte mais... bougrement intéressante. Rien que cette image de petite fille n'ayant pour poupée qu'une femme très différente de ce qu'elle sera une fois devenue grande doit vous faire comprendre que ça aborde des tas de thèmes : ici, impossible de ne pas penser à ces petites africaines avec leur Barbie californienne dont on parlait il y a encore quelques années, avant que Barbie se fasse des amies de couleur.
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