Qui était l'homme sous la cape ? Qui était Béla Lugosi ? Qui était... Béla Blaskó ?
La Boîte à Bulles nous livre la version francophone de la dernière biographie graphique signée Koren Shadmi. Après son excellent L'homme de la quatrième dimension où il dépeignait la carrière du talentueux et visionnaire auteur de La quatrième dimension que fut Rod Serling, Shadmi s'attaque à un autre monument du fantastique en remontant aux origines horrifiques de ce genre au cinéma.
Pour ce faire, il invoque le spectre blafard de Béla Lugosi, l'inoubliable et iconique interprète de Dracula dans ses premières incarnations au cinéma, dans les fameux films Universal.
Si tout le monde a encore cette interprétation du comte de Transylvanie en mémoire (même si, paradoxalement, de moins en moins de gens peuvent s'enorgueillir d'avoir bel et bien visionné ces films), c'est qu'elle est devenue une icone, une image d'Épinal, une sorte d'incarnation "par défaut" du personnage qui plane sur toutes les autres interprétations comme une espèce de mètre étalon.
Mais derrière ce rôle, derrière le mythe, qui était donc Béla Lugosi... ou, plus précisément, Béla Blaskó ? C'est là tout le propos de cet album de 155 planches : s'intéresser à la vie du comédien et non à son alter ego. C'est d'autant plus intéressant que la légende urbaine veut que le comédien, dans ses vieux jours, n'arrivait plus à faire la distinction entre lui et son rôle emblématique. En réalité, aucune biographie ne fait état d'un tel trouble et si l'on a bien enterré Béla Blaskó avec une cape de Dracula, ce ne fut pas sur sa demande mais selon la volonté de son ex-femme et de son fils.
J'avais, pour l'ouvrage précédent de Shadmi, un énorme respect autant dû à sa qualité intrinsèque qu'au sujet dont il traitait... Et nous allons voir avec ce livre-ci que les sentiments qu'éveillent en nous une biographie vont évidemment de pair avec ceux que nous nourrissons envers la personne qui fait l'objet de la biographie.
Or, si Rod Serling a toute mon admiration et ma sympathie, Lugosi va quant à lui peiner à me convaincre de son intérêt en dehors de son jeu d'acteur...
Vous verrez que, dans cette chronique, je vais souvent me faire subjectif (et c'est mon droit !) mais c'est surtout parce qu'une biographie parle d'un homme et de ses failles. Qu'il soit permis à un autre homme de dire ce qu'il en pense. Gardez bien en tête que mon avis n'est rien de plus que cela : un avis ! Et si mon avis sur Lugosi importe, c'est parce qu'il sera crucial de le séparer de celui que j'ai sur le travail de Koren Shadmi.
Mais résumons d'abord la vie de Béla Blaskó en quelques lignes.
La biographie...
Béla Blaskó est un jeune hongrois de 11 ans lorsque, en 1893, il entre en conflit avec son père banquier pour son seul choix de devenir comédien. Voilà qui a tout pour attirer ma sympathie : j'aime les gens se battant pour leur passion.
Bien vite, il fut ostracisé au sein de sa propre famille en raison de ce choix et il lui sera même reproché d'avoir sans doute précipité le décès de son paternel par la déception qu'elle engendra chez lui. Ah ben oui, ça ne rigole pas chez les banquiers hongrois, visiblement. Les bonnes grosses phrases qui traumatisent, ça ne semble guère les encombrer longtemps : s'ils en ont une en tête, ils te la balancent à la face sans états d'âme !
Vers 1917, Béla Blaskó est déjà devenu Béla Lugosi (en référence à la ville de son enfance). Il porte ce nom de scène en tant que pensionnaire du prestigieux théâtre national de Budapest. Mais Lugosi est cantonné à des seconds rôles en raison d'une hiérarchie interne qui favorise la tradition et les élites. Lorsque, après la révolution soviétique, naquit le Syndicat National des Acteurs (tout premier syndicat d'acteurs au monde, soit dit en passant), Lugosi s'engouffra dans la brèche et ne manqua pas de militer pour un statut d'acteur affranchi de l'ancien système, un statut plus égalitaire et donc plus "méritocrate". Sûr de son talent, Béla ne doute pas une seconde qu'il va bientôt endosser des rôles principaux et ainsi éponger les dettes que son train de vie dispendieux ne manque pas de générer partout où il passe. Et là, il commence déjà moins à me plaire, ce bonhomme...
Résumons : il milite pour un système qui mettra en avant la qualité du travail. C'est honorable. Mais il fait cela en sachant pertinemment qu'il a un talent personnel lui permettant de surpasser ses pairs sans trop de travail, précisément. C'est facile, non ? En plus de cela, il vit au-dessus de ses moyens... ce qui n'est pas en soi un défaut qui m'horripile mais, en plus, au lieu de se remettre en question, il accuse en cela le système et adopte même une posture de rebelle à deux balles au prétexte que ce serait "en vivant comme un premier rôle qu'il finirait par en devenir un"... Ça semblera sans doute d'un grand panache à certains mais moi, ça me rappelle juste un vieux dicton wallon que l'on pourrait traduire par "Hâte de chier mais rien dans la panse".
En homme de convictions qu'il est (je rigole, hein !), Lugosi va bien vite fuir sa chère Hongrie dès que la République Soviétique de son cœur sera renversée (d'un autre côté, il était dans le collimateurs de gens qui pendaient à tour de bras les partisans soviétiques... ne soyons pas hypocrites, on aurait sans doute tous fui !). Il partira à Vienne avec sa jeune épouse Ilona et ils se rendront bien vite compte que, sans l'aide financière de la belle-famille, leur vie confortable cède bien vite la place à la pauvreté. Face aux vaines promesses de son mari, la jeune femme reprendra très vite la route vers Budapest et demandera le divorce.
Attiré par la terre promise qu'était l'Amérique, le finalement-sans-doute-pas-si-soviétique-que-ça Lugosi prendra bien vite le bateau pour rejoindre New York où, faute de savoir parler anglais, il intègrera une troupe d'acteurs jouant pour sa communauté dans leur langue d'origine. Son talent incontestable y fait merveille mais c'est toujours, pour lui, la même vie de cachets un peu minables aux bras d'une nouvelle épouse : une autre Ilona !
Remarqué par le gérant de théâtre Henry Barton, il jouera dans The Red Poppy qui fut un flop mais qui lui ouvrit les portes vers des rôles en anglais et les cuisses de trop nombreuses admiratrices et comédiennes. Cela lui vaudra, bien entendu, un deuxième divorce. À l'époque, il apprenait ses rôles par cœur, sans maîtriser l'anglais. Sans doute l'époque où il travailla le plus.
C'est en 1927 qu'il interprètera pour la première fois Dracula sur scène. Son accent hongrois séduisit au plus haut point, donnant un côté "exotique" au personnage.
La pièce aura un tel succès qu'elle l'emmènera jusqu'aux planches du Baltimore Theatre de Los Angeles. Elle lui permettra aussi de rencontrer Clara, la femme qui inspirera plus tard Betty Boop, et qui l'emmènera dans une orgie de folles nuits débridées à l'excès. Ce sera le troisième mariage de Lugosi. Et il durera quatre jours.
Pendant que Béla continuait à briller sur scène et à se comporter comme un irresponsable partout ailleurs (oui, c'est gratuit mais le comportement de ce gars m'énerve : quand tu as la chance de rencontrer le succès, tu n'en éclabousses pas la Terre entière en te comportant comme le pire des connards), à Hollywood, chez Universal Pictures Corporation, la direction passe du père au fils et ce rajeunissement va bouleverser le cinéma : le jeune Carl Laemmle Jr veut plus de spectacle, plus de budget, plus de musique, plus de prestige pour ses films. Alors, au vu du succès théâtral de Dracula, il décide d'en faire une adaptation cinématographique ambitieuse !
Lon Chaney, pressenti pour le rôle-titre, décède avant le début du tournage. Tod Browning, qui avait travaillé avec Lugosi sur La treizième chaise, le recommande à la production. Et là, la légende est en marche !
Lugosi s'adapte vite au jeu cinématographique et, malgré une production chaotique, le film rencontre un succès phénoménal : 50 000 entrées sur les deux premiers jours d'exploitation !
Toujours aussi bon en affaires (oui, c'est ironique), Béla avait accepté de jouer pour la broutille de 500 petits dollars par semaine. Vous voyez venir le problème ? Gloire instantanée mais peu de moyens... Lugosi retrouve ses travers d'antan et se jette à corps perdu dans un mode de vie extravagant, dépensant des fortunes qu'il n'a pas et n'aura jamais.
Capricieux, il refusera des rôles qu'il estimera indignes de lui, comme celui de la créature de Frankenstein qui incombera à Boris Karloff. Lorsque Karloff magnifiera ce rôle de brute en lui insufflant une humanité déchirante, Lugosi sera détrôné de son statut de roi du film d'horreur... et tombera dans un autre piège classique de la célébrité : la dépendance. Une dépendance aux femmes, comme auparavant. Une dépendance à la reconnaissance et à la gloire, bien entendu. Mais aussi une dépendance aux produits morphiniques suite au traitement qu'on lui administra pour une douleur chronique à la jambe.
Parmi les affronts qui lui furent faits, on compte par exemple les films où un autre comédien campa Dracula de son vivant. La vive douleur qu'il éprouva, cette trahison qu'il ressentit, alimentèrent les rumeurs sur son identification au personnage.
La suite de sa vie professionnelle est presque l'illustration parfaite de l'expression bien connue "carrière en dents de scie". Mais, en 1935, parut le "code Hays" (voir plus bas) qui porta un coup sévère aux productions horrifiques hollywoodiennes.
Ce n'est que trois ans plus tard que des rediffusions de classiques de Lugosi, lors de soirées thématiques au cinéma, remportèrent un succès suffisant pour redonner de l'intérêt au genre et relancer les carrière des poules aux œufs d'or qu'étaient Lugosi et Karloff. Ils joueront même parfois ensemble, dans une atmosphère tantôt complice, tantôt d'une extrême rivalité.
De succès en bides, de périodes confortables en périodes de vache maigre, les années suivantes verront Lugosi vaciller comme une flamme dans le vent, tant professionnellement qu'amoureusement ou physiquement.
Lillian, l'unique femme lui ayant offert un enfant, finira elle aussi, comme toutes les autres, par le quitter à la suite d'une soirée où, ivre de jalousie, il aura levé la main sur elle.
Le dernier chapitre de la vie de Lugosi est sans doute le plus étrange pour les cinéphiles et il se résume en un seul patronyme : Ed Wood ! Celui qui ne devra sa célébrité dans la postérité qu'au seul fait d'avoir été qualifié de "plus mauvais cinéaste de l'histoire du cinéma" par les critiques Michael et Harry Medved dans leur livre de 1980 The Golden Turkey Awards. Toutefois, toutes nanardesques que furent ces productions, l'on y sent pour Lugosi une véritable amitié et un authentique respect. Béla y retrouvera le plaisir simple et viscéral de jouer... et c'est étrangement à cette époque et à cette seule époque que l'homme m'est sympathique car c'est aussi, à mon sens, la seule période de sa vie où il fut véritablement authentique.
Le livre en lui-même...
Passons rapidement sur la qualité de l'édition qui est irréprochable. La version française s'offre une préface de François Theurel, plus connu des visiteurs de Youtube sous le surnom du Fossoyeur de Films. On pense tout ce qu'on veut du bonhomme (en ce qui me concerne, il a mon intérêt, ma sympathie et mon respect... ce que n'ont que peu de cinéastes d'internet) mais on ne peut en aucun cas lui ôter une passion évidente pour le cinéma de genre. Il est donc parfaitement légitime ici et gageons que cette préface sert bien plus encore la petite maison d'édition qu'est La Boîte à Bulles que le très connu Fossoyeur. Quand une petite célébrité fait ainsi profiter de sa visibilité à des gens dont la qualité de travail est aussi indéniable, je n'ai d'autre choix que de valider la démarche !
Venons-en à Koren Shadmi. Là non plus, rien à reprocher sur le travail graphique ou le travail de recherche. Comme pour sa bio de Rod Serling, on sent ici une démarche d'une honnêteté intellectuelle et d'une rigueur inattaquables servie par une patte aussi reconnaissable que soignée et maîtrisée. Comme pour son album précédent, la narration est faite d'habiles flashbacks inspirés par les derniers jours d'un Lugosi se racontant... c'est classe, sans conteste.
Les passages les plus intéressants demeurent néanmoins ceux traitant de l'évolution des mœurs et de la censure dans les médias américains... on sent que ça tient à cœur à l'auteur !
Par contre, je m'interroge davantage sur la pertinence de l'angle d'approche du sujet... J'imagine que tout l'intérêt réside en ces quelques mots signés François Theurel : "Gratter l'image pour trouver l'humain." Mais l'humain que l'on découvre gagne-t-il à être connu ? Ne fallait-il pas aller un rien plus loin que la simple exposition de cette vie relativement caricaturale de comédien hollywoodien surendetté et à l'ego boursouflé ?
Il répondait au nom de Béla...
Béla Lugosi dans son interprétation de Dracula.
Oh oui, certes, c'est un parallèle facile : Dracula a une dépendance envers le sang et Lugosi en a une envers la drogue, l'alcool, les femmes et les ovations du public... C'est facile. Mais ce n'est pas dénué d'intérêt pour autant.
Vous l'aurez compris, je suis nettement moins enthousiasmé par la lecture de cette bio que par celle de Rod Serling... mais parce que L'homme de la quatrième dimension m'avait donné à connaître un homme dont j'aurais aimé me faire un ami. Un homme fort, portant des convictions, se battant pour que son avis soit connu, un visionnaire, un homme exemplaire à bien des égards.
Lugosi, au contraire, lève la cape sur un être bien plus veule. Cela ne remet en rien en question la qualité de l'ouvrage mais peut-être... son intérêt. En effet, la biographie de Serling n'était pas que cela, elle avait aussi valeur exemplative, elle était inspirante. Ici, au contraire, elle n'expose quasiment que ce que l'on pourrait conseiller d'éviter à toute personne avide de s'engager dans une carrière artistique publique.
J'ignore évidemment si les 155 pages de Shadmi offrent un portrait vraiment complet de Lugosi mais j'ai lu de-ci de-là que rien de ce qui y était narré n'était faux... Sans doute avait-il (je l'espère) des facettes plus reluisantes mais, celles qui nous sont ici présentées font de lui, sous le masque de Dracula, une sorte d'antithèse du comte vampire.
Je m'explique.
Dracula est une créature qui, malgré une fragilité extrême (due au soleil et à son seul moyen de subsistance possible), dégage une aura de puissance glorieuse et un charisme envoûtant.
Lugosi, malgré une gloire certaine et un charisme évident, n'a eu de cesse de prouver son extrême fragilité.
Dracula peut charmer les femmes et les garder sous son influence pour l'éternité ? Béla ne parvient qu'à les séduire pour ensuite les faire fuir.
Dracula puise sa force dans la nuit ? Lugosi s'acharne à y trouver autodestruction et débauche sans fin.
Dracula a certes une dépendance mais uniquement parce qu'elle est l'origine de sa force et la source de sa survie. Les dépendances de Lugosi seront quant à elles autant de clous de cercueil.
Il est ironique de constater à quel point ce jeu de miroir s'applique entre Lugosi et son alter ego lorsque l'on sait que, pourtant, Dracula n'a pas de reflet dans les films avec Lugosi.
La fameuse scène où Dracula constate qu'il ne se reflète pas dans le miroir de cette boîte à cigarettes |
Le vampire est le réceptacle de puissants instincts remontant au fond des âges et que voudrait rendre inoffensifs notre système de civilisation... mais même en n'étant rien d'autre qu'une évocation, qu'un imaginaire "tout droit sorti de l'imagination fertile d'un Irlandais alcoolique à moitié fou" (comme l'aurait déclaré Bram Stocker lui-même, si l'on en croit certains)... même en ces conditions de non-existence plus drastiques encore que la non-vie qu'il est supposé incarner, il parvient quand même encore à damner ceux qui effleurent son mythe de trop près. Comme cet être peu reluisant que fut Lugosi et qui succomba au charme du Comte au point de ne plus être grand-chose en dehors de lui, au point... de se laisser vampiriser son existence par Dracula qui, d'eux deux, restera bel et bien le seul immortel !
En conclusion, si le traitement de Shadmi est élégant, l'approche purement et systématiquement biographique de ce sujet n'est pas la plus intéressante qui pouvait en être faite. J'eus sans doute aimé un angle d'attaque plus psychologique... Voilà pourquoi il me serait extrêmement malaisé d'évaluer cet album : il ne souffre d'aucune imperfection notable, c'est un bon album mais qui, selon moi, selon ma vision très subjective des choses, rate une magnifique occasion d'analyser avec brio (car je ne doute pas que tel aurait été le cas au vu du talent de Shadmi) l'impact que peut avoir un personnage fictif emblématique et "plus grand que soi" sur une personne réelle qui se rêve magnifique elle aussi mais s'avère n'être qu'un très piètre représentant des bassesses et des veuleries qui nous rendent si fragiles.
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