”Enfin, après tant d’années de patience domptée, j’allais savoir pourquoi elle s’emballait tant pour cacher
le secret que renfermaient ces neufs tiroirs. Ma grand-mère les nommait ses renferme-mémoire.”
À la mort de sa grand-mère chérie, une jeune femme reçoit en héritage la fameuse commode de son abuela. Le temps d’une nuit, la narratrice devenue mère à son tour va ouvrir les neuf tiroirs de couleurs et dérouler le fil de la vie de Rita, dévoilant les nombreux secrets qui ont façonné le destin de plusieurs générations de femmes, entre une Espagne franquiste et une France tantôt accueillante, tantôt hostile.
Je ne m'étendrai pas sur l'histoire poignante de cette lignée de fières femmes dont les yeux et les cheveux sont aussi bruns que le sang est rouge. Rouge de passion, rouge de révolte, rouge comme les convictions de ceux qui se dressèrent contre Franco.
En effet, nul besoin de revenir dessus, tout ce que la presse et internet comptent comme chroniqueurs ou critiques culturels se sont déjà emparés du premier roman d'Olivia Ruiz paru en 2020 pour en faire des éloges, avouons-le, pleinement mérités.
L'objet central en est une commode. Ayant appartenu à une matriarche d'origine espagnole, elle renferme dans chacun de ses tiroirs un souvenir ramenant à une étape décisive de la vie d'une des femmes de la famille du personnage principal. C'est cet élégant procédé qu'utilisera Olivia Ruiz pour narrer l'histoire de cette famille fictive mais ô combien ancrée dans la réalité.
Vous trouverez partout des résumés, des critiques et des billets d'humeur traitant de ce roman dont la BD reprend fidèlement la trame. Je n'écrirai pas un article de plus faisant cela. Pas plus que je ne m'exprimerai sur l'immigration ou la période franquiste de l'Espagne. Ce n'est pas le lieu et je ne suis en aucun cas un spécialiste de ces sujets. Non. Ici, nous parlerons de la pratique de l'adaptation, de l'objet BD, d'art, de sensibilité et... un tout petit peu de ma très humble expérience personnelle.
Mais commençons par crever l'abcès, pour les Jean-Kévin parmi nous...
Olivia Ruiz ?
Depuis, la jeune femme (j'ai le droit, je suis plus âgé qu'elle) multiplie les activités artistiques (albums, concerts, tragédie musicale, danse ou... écriture). C'est le propre des vrais artistes que d'avoir quelque chose à raconter et d'user pour cela de la forme d'expression qui leur semble la plus propice au message.
Par sa personnalité, sa sensibilité, cette descendante d'Espagnols ayant fui la guerre civile a toujours réussi à parler à l'ours ardennais que je suis et qui n'a pourtant avec elle aucun point commun ; ce qui me conforte dans l'idée qu'elle est bel et bien une artiste au sens noble du terme, de celles qui parlent directement à notre humanité, à la seule chose qui puisse me relier, en somme, à quelqu'un comme elle.
Vous l'aurez compris : elle a tout mon respect.
Vous l'aurez compris : elle a tout mon respect.
"Oui mais bon... la Star Ac', quand même... sur UMAC ! Lol.", me rétorquera un Jean-Kévin trop heureux d'essayer de me désarçonner avec ça alors qu'il était sans doute le premier à zapper sur TF1, l'heure venue...
Intègre, Olivia Ruiz garde un sentiment plus que mitigé du télécrochet de TF1, comme elle l’a confié au micro de Sud Radio, en août dernier : « Je me suis un peu sentie manipulée quand j’étais à l’intérieur. Et puis, je garde une petite colère au fond de moi. Même pas par rapport à mon cas à moi, parce que moi, je m’en sors plutôt très bien, mais par rapport aux gens qui ont souffert de ça. Que ce soit dans les gens qui étaient avec moi ou ceux des années suivantes. Je déplore le non-accompagnement pour des jeunes qui ne sont que des post-adolescents très fragiles et qu’on n’accompagne pas sur l’avant et sur l’après. »
Intègre, Olivia Ruiz garde un sentiment plus que mitigé du télécrochet de TF1, comme elle l’a confié au micro de Sud Radio, en août dernier : « Je me suis un peu sentie manipulée quand j’étais à l’intérieur. Et puis, je garde une petite colère au fond de moi. Même pas par rapport à mon cas à moi, parce que moi, je m’en sors plutôt très bien, mais par rapport aux gens qui ont souffert de ça. Que ce soit dans les gens qui étaient avec moi ou ceux des années suivantes. Je déplore le non-accompagnement pour des jeunes qui ne sont que des post-adolescents très fragiles et qu’on n’accompagne pas sur l’avant et sur l’après. »
Et là encore, une fois de plus, elle me parle ; elle parle au pédagogue que je suis et qui n'imagine que trop bien les ravages que peuvent provoquer une médiatisation fulgurante et, peut-être pire encore, un lent retour à l'anonymat.
Fidèle à ses principes, elle n'a d'ailleurs pas participé à la soirée commémorant les 20 ans de l'émission... mais a adressé un petit mot de félicitations à ses anciens camardes. Loin de la grosse industrie mais proche des humains, donc. Fidèle à son image. Comment ne pas apprécier cela ?
"Adapter, c'est trahir"... Non. Pas si c'est fait pour les bonnes raisons !
Voilà un adage que l'on a tous entendu cent fois et avec lequel je ne saurais être d'accord.
Bien sûr, vous avez des tas d'adaptations qui sont des scandales absolus en raison, par exemple, du manque de qualité globale du résultat final (je vous rappelle mon avis sur la dernière version de Dune ?) ou d'une motivation purement mercantile (la plupart des adaptations de comics, selon moi... et hop, je me refais des amis par paquets de douze !).
Bien sûr, vous avez des tas d'adaptations qui sont des scandales absolus en raison, par exemple, du manque de qualité globale du résultat final (je vous rappelle mon avis sur la dernière version de Dune ?) ou d'une motivation purement mercantile (la plupart des adaptations de comics, selon moi... et hop, je me refais des amis par paquets de douze !).
Mais, intrinsèquement, adapter... c'est juste ouvrir une œuvre à un autre média et par conséquent à un nouveau public. C'est plutôt une démarche généreuse qui, si elle est faite avec bienveillance envers le matériau originel et un réel sens artistique, peut se permettre quelques altérations de l'œuvre sans pour autant qu'on hurle à la trahison. Souvenez-vous du film Joker avec Joaquin Phoenix... il a majoritairement été très bien accueilli malgré une distanciation assez phénoménale avec son modèle. Un méchant emblématique de comics transposé dans une sorte de drame social quasi réaliste, ça a étonné mais ça n'a choqué que très peu de monde. Simplement parce qu'il était impossible de ne pas y reconnaître un travail bien fait par de bons artisans du cinéma et un souci d'offrir au Joker une énième origin story finalement aussi crédible que toutes les autres qu'il s'invente sans cesse. Dans l'univers du Joker, qui se raconte sans arrêt, cette explication de ses débuts est acceptable ; c'est une vision supplémentaire de son histoire, ni plus ni moins. Et c'est bien ça, une adaptation : une vision supplémentaire de l'histoire, racontée autrement.
Ça fait l'impasse sur mille et une choses, ça prend des raccourcis, ça s'attarde sur les moments préférés de l'adaptateur... mais, au bout du compte, si c'est fait avec passion et amour de l'original, c'est bien son essence qui passe.
Gamin, je n'allais pas au cinéma. Ouvriers campagnards, mes parents n'avaient ni l'envie ni les moyens de faire 60 kilomètres pour m'emmener voir un film alors qu'il en passait tous les soirs à la télévision.
Mon cinéma, c'était mes copains qui, dans la cour de récré, me racontaient les dernières sorties. Je n'avais que les visuels des bandes annonces ou des affiches et eux, ils m'amenaient l'histoire, oralement. Ils l'adaptaient avec passion, avec la fièvre du gosse qui s'emballe. J'ai vu tous ces films, depuis. Mes potes n'en avaient trahi aucun ; parce qu'il y avait de la sincérité, de l'enthousiasme et une gouaille ardennaise qui tenait lieu de spectacle, dans leurs résumés gesticulés sous le préau.
Depuis, j'écris modestement des comédies théâtrales pour troupes d'amateurs et je me plais à en découvrir les interprétations scéniques qui sont, pour moi, autant d'adaptations de mon manuscrit. J'ai vu un certain nombre de mises en scène d'une de mes pièces et aucune ne ressemblait à une autre (je ne suis guère directif, dans mes didascalies). Malgré cela, j'ai toujours reconnu "mon bébé", sous les divers accoutrements dont les troupes l'habillaient. Et c'était à chaque fois un plaisir renouvelé, de le reconnaître. Mais le théâtre amateur est affaire de passionnés sincères : ils ne jouent que des pièces pour lesquelles ils ont eu un coup de cœur... C'est là, selon moi, le secret d'une adaptation réussi : de la passion et un véritable attachement à l'œuvre initiale.
"Adapter, c'est traduire."
Ici, l'adaptation est une réussite totale, précisément pour les raisons susnommées puisque, de son propre aveu, Véronique Grisseaux a eu un véritable coup de cœur très compréhensible pour La commode aux tiroirs de couleurs. Elle a tenu à en respecter les dialogues et le chapitrage, mais aussi à y insuffler la sensualité et le côté sanguin qu'elle avait ressentie dans l'écriture de Ruiz. Elle avoue même que ce travail la passionne, qu'elle s'y immerge. Elle a lu un récit poignant, l'a aimé et a tenu à en faire une BD qui prend aux tripes. L'on y sent son approche personnelle du roman, certes avec les dialogues de Ruiz, mais aussi sa sélection parmi les scènes qui lui semblent les plus propices à la BD... tout cela dans le respect du message du roman.
Olivia Ruiz est d'ailleurs convaincue par le résultat au point d'envisager une adaptation cinématographique de l'œuvre dans une veine "Almodóvarienne".
Selon ses dires, "C'est aussi ça, la beauté de la création : que d'autres s'approprient une histoire qu'on a imaginée"... c'est exactement ce que je ressens avec mes humbles pièces de théâtre !
Une fois l'adaptation pensée, encore faut-il la concrétiser. Pour cela, nous n'avons pas un dessinateur mais deux : la jeune Amélie Causse est en effet ici aidée de son mentor Winoc, un habitué des adaptations d'œuvres contemporaines qui apprécie les échanges avec les écrivains à l'origine de l'histoire.
Ici, Winoc a quelque peu délaissé son obsession documentaire le poussant généralement à un réalisme pointilleux au profit de décors entre la réalité historique et la perception fantasmagorique que peut en avoir la jeune femme découvrant les lettres qui lui sont adressées dans les tiroirs de la commode. On est toujours entre ces décors bien réels qui ont existé et la représentation qu'elle s'en fait... c'est d'une poésie qui n'échappera sans doute à personne et qui est encore renforcée par le travail d'Amélia Causse sur les personnages.
Très visiblement influencée par les mangas, Causse trace en quelques traits des portraits et des silhouettes d'une efficacité redoutable et d'une expressivité désarmante. On la croirait parfois coachée par Hayao Miyazaki tant c'est à la fois beau, juste et harmonieux. La jeune dessinatrice s'est inspirée de photos d'acteurs et actrices qu'Olivia Ruiz lui a envoyées et les a habillés de tenues d'époque aux allures intemporelles. Elle revendique un trait texturé, essentiellement grâce à son emploi du crayon.
D'ailleurs, cette jeune artiste talentueuse a, pour conclure son intervention dans le dossier de presse, une phrase qui résume parfaitement son admirable travail sur cet album : "Le dessin, parfois très loin de l'imaginaire de celui qui a lu le roman, apporte un supplément d'âme." Bien dit !
Les âmes de Winoc et Causse, la passion de Grisseaux et le talent originel de Ruiz nous offrent donc une BD hautement recommandable qui risque bien de vous émouvoir, tant par son histoire que par le soin apporté au moindre détail dans ce qui semble être une déclaration d'amour au roman éponyme.
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