Attention, ce qui suit contient des révélations de nature à gâcher en partie la découverte du roman si vous ne l’avez pas encore lu.
Je fais partie des auteurs qui estiment que les personnages, dans un roman, doivent porter l’intrigue et être le vecteur essentiel des émotions et réflexions qui s’en dégagent. Il n’est donc pas surprenant que j’accorde un soin tout particulier au développement de ceux-ci. Pour les lecteurs qui souhaiteraient aller plus loin dans la compréhension des protagonistes de L’Ombre de Doreckam, je vous propose de creuser un peu le sujet en ma compagnie.
La fausse dualité Nolan/Vik Deux personnages, Nolan et Viktor, occupent une place centrale dans ce récit. De prime abord, l’on pourrait les croire opposés : d’un côté, l’adulte, responsable, expérimenté, sûr de lui (au point de se tromper sur son propre collègue), de l’autre l’adolescent, tourmenté, mal à l’aise, découvrant les premiers émois amoureux et se cherchant encore.
Pourtant, ces deux personnages n’ont pas été pensés pour établir un contraste mais une complémentarité. Ainsi, si une certaine complicité s’installe entre eux, malgré la différence d’âge et la distance que peut induire l’incarnation de l’autorité représentée par Vik (qui porte tout de même un uniforme), c’est avant tout parce qu’ils sont la représentation d’un même état, à des âges différents. Tout comme Nolan, Vik se cherche encore.
Nolan est confronté à des problèmes relativement courant pour un adolescent : il se demande ce qu’il va faire plus tard, il est quelque peu maladroit lorsqu’il tente de se rapprocher de la fille qu’il aime, il est en opposition plus ou moins larvée avec ses parents… tout cela est normal puisqu’il est à un âge où il va se transformer en délaissant ses oripeaux d’enfant pour revêtir la tenue, plus ambitieuse mais plus terne et plus grave, de l’adulte.
Vik est lui aussi à un moment clé de sa vie. Il se cherche encore professionnellement, a l’impression constante de ne pas être « à sa place », ce qui a même conduit à l’échec de sa relation amoureuse avec une femme dont il est pourtant épris.
Si Nolan et Vik ont quelque chose en commun, c’est bien leur quête fondamentale de ce qu’ils sont ou pensent devenir. En confrontant ces deux personnages bien différents à la même problématique (qui suis-je réellement, quels sont les meilleurs choix pour moi ?), il ne s’agit pas de faire de Vik un adolescent attardé, mais bien de souligner que le processus d’évolution de l’individu ne s’arrête pas après l’adolescence.
Si je suis certain d’une chose, c’est que l’on ne se remet jamais tout à fait de la perte de l’innocence (illustrée pour Vik comme Nolan d’une manière très violente dans le roman). Et qu’une fois les illusions de l’enfance perdues définitivement, l’on va de bouée en bouée, mais rarement d’île en île. Je veux dire par là que Vik, bien qu’adulte, a encore des incertitudes, des épreuves à passer, des problèmes à résoudre, et qu’il est balloté, comme tout un chacun, de statu quo provisoires en idées incertaines.
Cette histoire sert donc de parcours initiatique pour deux personnages semblables, à des moments différents de leur vie. Vik, comme Nolan, va changer, se réaliser même, au cours du récit. Mais cette évolution n’est nullement présentée comme une fin en soi ou une issue heureuse. Ce que comprend d’ailleurs fort bien Nolan qui, même comblé, sent « quelque chose de triste et froid, comme une fine pluie de novembre, s’insinuer dans les briques de sa vie pour les éroder et en saper la nature profonde ». Ce qui marque, selon moi, ce que j’appelle « l’éternelle quête », aucun état n’étant, pour les drôles de bestioles que nous sommes, pleinement satisfaisant.
Je ne peux prévoir comment vous aurez abordé ces deux personnages, mais je les ai pensés en tout cas comme deux facettes d’un même état fondamental.
La relation Nolan/William
Ce qui existe entre ces deux personnages est de l’ordre de l’intime, presque du sacré.
Ils sont plutôt différents. Nolan est calme, intelligent, posé, mature, alors que William est parfois agaçant, il est prêt à expérimenter toutes les conneries possibles, il fanfaronne, se montre souvent surexcité (et très impulsif, notamment lorsque les Échaux sont bloqués au complet sur le château d’eau de la forêt des Archères), etc.
L’on peut donc légitimement s’interroger sur l’amitié qui lie ces deux-là (ce que fait également Mel, dans le roman). Or, ce qui les lie, c’est un fantasme absolu, un totem onirique : une amitié de Club des Cinq.
Si Nolan et William sont si proches, c’est pour deux raisons.
D’une part, ils sont les derniers vétérans d’une bande qui se délite. Leur chef, Martin, n’est plus là. Hugo ne traîne plus avec eux. Ce qu’ils prenaient pour acquis est en train de se transformer… inconsciemment, s’ils restent proches, c’est parce qu’ils refusent de voir à jamais s’éloigner les rivages, terrifiants mais fabuleux, de l’enfance.
D’autre part, Nolan et William ont connu des moments difficiles ensemble. Or, c’est ça qui soude. Le négatif. La peur. La douleur. Les larmes. On peut devenir frères d’armes, en partageant l’horreur de la guerre, mais on ne devient jamais « frères de Nintendo » ou « frères de Star Wars ». S’ils sont si proches, c’est parce qu’ils partagent les mêmes galères, la même lutte face aux monstres, fantasmés ou réels.
Ainsi, Nolan et William sont liés par des sentiments communs, parfaitement reconnus et partagés, telle une phéromone humaine et magique venant titiller leurs sens. Malgré tout, et pour illustrer et soutenir la thématique du Temps, horreur ultime mettant fin à tout, j’ai tenu à ce que même cette relation forte soit perçue comme provisoire. Nolan, notamment, se rend parfaitement compte que ce qui les lie, William et lui, finira par se distendre.
Les personnages féminins et l’encrage ultime
Contrairement à mon précédent roman,
Le Sang des Héros, dans lequel les personnages féminins étaient centraux et se partageaient le « haut de l’affiche » (Amber et bien entendu Kiera), les femmes de
L’Ombre de Doreckam ont un rôle plus discret mais subtil et particulièrement important.
Au milieu du chaos, de la tourmente, je souhaitais présenter des phares dans la nuit, des femmes à la fois intelligentes, courageuses, essentielles, qui permettent à ceux qui les côtoient (et les aiment) de franchir des caps. Ainsi, Vik va se réaliser pleinement quand quelques mots d’Inès vont lui permettre de franchir un cap qu’il avait du mal à passer, malgré les faits. Alors que son collègue l’avait averti, alors qu’il avait recueilli lui-même des éléments inquiétants, alors même qu’il sait ce qui se trame grâce à l’intervention de Pandora, il faut un simple coup de fil d’Inès pour qu’enfin il passe à l’acte. Sans elle, il demeure inactif. Elle est l’étincelle qui permet de vaincre la pesanteur de la Nuit.
Nolan, lui, va être positivement secoué par Mel, qui lui permet de concevoir sa vie, jusque dans ses propres centres d’intérêt, différemment. Mel, malgré son âge, est infiniment plus mûre que Nolan. Elle voit immédiatement quels dangers il a dû affronter lors de la première « grande » confrontation avec les Archères, elle lui fait comprendre qu’il est responsable de ses propres lacunes, elle lui permet de s’autoriser à croire en ses rêves tout en lui permettant de garder les pieds sur terre.
Même Alice, qui a un rôle secondaire au sein des Échaux, va servir de lien et de détonateur essentiel dans la seconde partie du récit. C’est elle qui tempère, en raisonnant Nolan et William quand ils en viennent aux mains, c’est elle aussi qui va à leur secours et leur permet de « s’illustrer » en désarmant l’un des servants de l’Ombre.
Richard, la tête dans les étoiles, la cervelle sur le crépi
J’avoue que, dès le départ, je me suis fait plaisir avec ce personnage complexe et étonnant.
À écrire, ce fut un pur plaisir tant il recelait de facettes. Et tant celles-ci étaient cachées.
Au début, c’est un faire-valoir antipathique, qui met parfaitement Vik en valeur, à un moment où le lecteur doit découvrir Vik et s’attacher à lui. Puis, l’on découvre progressivement certains aspects de Richard, plus étonnants (il n’est pas « monolithique »). Enfin, l’on finit (si je me suis bien débrouillé) par s’y attacher.
Richard n’est pas un monstre, pas un type parfait non plus, mais il est le genre de personne qui peut facilement être mise à l’écart, par des gens « très bien » pour des raisons qu’ils estiment « très bonnes ».
S’il y a bien des personnages terrifiants et fondamentalement mauvais dans L’Ombre de Doreckam (ce qui n’était pas le cas dans Le Sang des Héros, ou même les pires « salauds » avaient un côté humain et pouvaient justifier leurs actions), il en est aussi de plus troubles, que l’on ne saurait classer sans se tromper. Richard incarne le droit à l’erreur, à la complexité, au non-dit, au revirement… à l’intelligence réelle mais non immédiatement perçue. Il est ce type que l’on va juger, vite et mal, en se basant sur quelques minutes où il est énervé, où il souffre, où il fait n’importe quoi… et en oubliant qu’il est aussi bien plus, infiniment plus, que cela.
Attention, Richard n’est pas une excuse pour les salauds qui se comportent mal. Il est un plaidoyer pour les gens bien qui échouent à démontrer qui ils sont.
Achil & Bartosz, du relatif et de l’absolu
Achil et Bartosz tiennent évidemment une place non négligeable dans ce roman. Bien des lecteurs, j’en suis certain, les identifieront comme d’identiques et parfaits salauds. Et pourtant… ils sont foncièrement différents.
Achil (comme nombre de personnages du Sang des Héros) est le produit de son environnement. C’est un gamin qui a morflé, trop et trop tôt. Bien évidemment, ça ne l’excuse en rien, il est totalement responsable des saloperies qu’il commet. Mais, au moins, l’on peut comprendre comment, par faiblesse, il en est arrivé là.
Bartosz, lui, comme le dira à un moment Nolan, « n’a rien d’humain ». Il incarne ce Mal, si poussé, si fou, qu’on lui accorde volontiers une majuscule à l’écrit. Bartosz est écrit et décrit plus comme une entité qu’un être humain tel qu’on l’entend habituellement (même si ce genre d’être humain existe malheureusement dans la réalité). Il est le lien direct entre notre monde et l’Ombre. Celui qui n’est dégoûté par rien, celui qui s’en prendra à la plus innocente victime pour le seul plaisir de faire souffrir et ressentir sa propre puissance. Celui que même son caïd de frère, bien barré lui aussi, estime être « taré ». Lorsque l’albinos balancera sa longue litanie à Vik, énumérant au passage de nombreux monstres réels ou issus de la fiction, c’est d’ailleurs le seul personnage du roman qu’il citera expressément, prétendant être l’incarnation du « Bartosz éternel des cours d’école ».
Bartosz est sans doute l’un des personnages les plus terrifiants que j’ai eu à écrire. Du genre que vous ne voudriez jamais rencontrer. Mais il est nécessaire, non seulement pour faire le lien avec l’Ombre, mais aussi pour incarner cet égout de la pensée que l’on a tous en nous. Lui n’a pas mis de couvercle sur ce qui pue ou écœure, au contraire, il s’en amuse et patauge dedans.
De l’Ombre et de la Lumière L’albinos, et au-delà l’Ombre qu’il abrite, forment bien entendu l’entité antagoniste du roman.
Il s’agit d’une créature faisant partie d’un vaste univers de fantasy dont je développe le background depuis des années (et dont on peut retrouver des éléments dans mon recueil de nouvelles,
Jour de Neige, notamment dans les récits
Plus léger que l’air, plus lourd que les larmes ainsi que
La chose qui fit trembler d’effroi un vampire). Les Ombres sont des créatures créées par l’un des Maîtres d’Ambre, des entités cosmiques à l’origine de tout, ou presque. Si l’on peut penser les Ombres gratuitement néfastes, elles ont en fait un but (qu’elles poursuivent sans pour autant parfaitement le saisir) : celui de saper les bases de la réalité pour retourner à l’Informé. L’Informé étant un néant originel, contenant tout sous forme d’information pure mais ne recelant aucune forme concrète. Ce concept d’Informé, au sens multiple, s’inspire aussi bien du bouddhisme et du nirvana (un état qui se dit « nehan » en japonais, étonnant, non ?) mais aussi de certaines hypothèses scientifiques impliquant une origine mathématique de l’univers (de l’information pure serait, peut-être, à l’origine du Big Bang).
Je ne me suis évidemment pas servi de tous ces éléments contextuels dans le roman, ils n’y auraient clairement pas eu leur place, mais j’aime assez savoir que je pourrai expliquer certaines zones d’ombre (c’est le cas de le dire !) par la suite, dans une autre histoire.
L’Ombre est également une référence directe aux concepts développés par Vogler, notamment ce que j'appelle les fonctions archétypales narratives. L’ombre, dans un récit, est censée représenter ce que le héros affronte. Cela peut être aussi bien un réel « méchant », comme Dark Vador ou Keyser Söze, mais cela peut aussi être un ouragan ou une simple timidité que le personnage doit vaincre. Sans ombre, il n’y a pas d’histoire, car pas de problème à résoudre. Il m’a semblé amusant que cette Ombre, profondément métaphysique et fantastique, puisse aussi avoir un pur ancrage littéraire technique.
Comme vous pourrez le constater, l’Ombre n’est pas un « ennemi » traditionnel. Même s’il y a bien une forme d’affrontement physique à un moment, la nature de ce monstre est si différente de la nôtre qu’il peut agir d’une manière très subtile, voire invisible. L’Ombre, sous la forme de l’albinos, va utiliser essentiellement les livres pour influer sur les événements. Elle utilise une forme de magie très ancienne qui, sous forme de mots clés, va ouvrir certaines portes dans l’inconscient de ceux qui auront eu le malheur de porter le regard sur les pages des livres « infectés ». L’Ombre a toujours de nombreux coups d’avance, elle se sert des humains comme de pions, qui en tombant, vont entraîner la chute d’autres pièces…
La seule limite au pouvoir de nuisance de l’Ombre est finalement sa nature même. Elle doit respecter certaines règles implicites, qu’elle suit instinctivement, et ne peut rester trop longtemps au même endroit (car elle déforme alors directement la réalité au lieu de précipiter subtilement la perte des êtres dont elle se joue).
Bien entendu, l’Ombre est avant tout un révélateur dans ce récit. C’est elle qui permet l’évolution de Vik et Nolan. C’est elle aussi qui symbolise les effets dévastateurs du Temps. La fin du roman, plutôt amère, montre aussi que ce qui était dit sur elle (sa nature même l’oblige à l’emporter) est rigoureusement exact, même si Vik et Nolan ont certainement réussi à limiter en partie les dégâts.
Donald, ou le regard de l’innocence
Tout comme Blitz dans Le Sang des Héros, le handicap de Donald le rend d’une certaine façon innocent. Son retard mental l’oblige à porter un regard naïf et dénué d’arrière-pensée sur le monde. Comme le dira Richard, Donald est sans doute le seul véritable innocent dans Doreckam. Par contre, au contraire de Blitz, qui tenait un rôle important dans Le Sang des Héros, Donald n’est ici qu’un personnage secondaire, ballotté par des forces qui le dépassent. C’est non seulement un pion aux mains de l’Ombre, mais c’était aussi déjà un martyr de par son état et le harcèlement constant dont il faisait l’objet. Donald permet ainsi de montrer l’impuissance des êtres ou des institutions face à la nature sauvage et au manque de compassion de certains.
Il me permet aussi de mettre en scène une théorie que je défends et estime toujours vraie : le monde des enfants n’est régi que par les enfants. Et bien souvent les pires d’entre eux. Les adultes se persuadent qu’ils gardent le contrôle et protègent, mais les cours d’école leur échappent aussi sûrement que les satellites de Jupiter.
Pandora Alegory Mitternacht
Voilà un personnage qui ne fait qu’une brève apparition, et dont Vik va même douter de l’existence.
Il s’agit là encore d’un protagoniste issu de l’univers de fantasy que je développe et auquel je faisais référence plus haut. Cette femme fait partie des Mentors, qui sont une caste de guerriers maîtrisant parfaitement l’inerr, une force intérieure comparable au Ki japonais ou au Chi chinois.
Le nom de Pandora est hautement symbolique. Pandore – si l’on en croit la mythologie –, poussée par la curiosité, va être à l’origine de bien des maux sur Terre. Mais aussi de l’espérance. C’est elle qui révèle la vérité à Vik sur ce qu’il doit affronter, mais c’est elle aussi qui lui insuffle une forme d’espoir (« Puisses-tu me pardonner pour la charge que je fais reposer sur tes épaules, Viktor Vanila de Doreckam. Mais je t’en sais digne. »). Alegory est une référence évidente à l’allégorie, incarnée aussi bien par Pandora que l’Ombre elle-même. Quant à Mitternacht, le nom signifie littéralement « minuit » en allemand. Pandora est donc la femme qui, rencontrée au milieu de la nuit par Vik, déverse sur lui les pires des calamités (en lui révélant la nature de l’Ombre), qui se révéleront être aussi une allégorie de l’aspect monstrueux du temps.
Mais, en fait, j’ai surtout choisi ce nom parce qu’il sonne vachement bien et est empreint d’un certain lyrisme. Et puis, moi qui connais bien cette courageuse jeune femme (et son passé), il convient parfaitement à son caractère et sa nature héroïque.
Je me suis néanmoins interrogé sur la pertinence de sa présence dans ce roman. Je ne souhaitais pas en faire une sorte d’intervention « divine », permettant de tout résoudre. J’ai donc tenu à en faire un personnage « limité » par des contraintes logistiques (son kinobrane défaillant, par exemple), malgré ses capacités hors normes. De plus, si pendant un temps j’avais envisagé de la faire rester un peu dans notre monde (ou plutôt celui de Vik), cela entraînait une forme d’anachronisme désagréable et aurait empêché Vik de s’interroger sur la réalité même de Pandora. D’où le fait d’avoir opté pour une rencontre intense mais fugitive. C’est aussi elle qui permet d’entrevoir un multivers complexe (et des branes en guerre) et qui explique en partie les raisons du profond mal-être de Vik. C’est son contact qui permettra, plus tard, à Vik d’entrevoir des bribes de vies antérieures, passées essentiellement à combattre.
Interdépendance et équilibre
L’important d’un point de vue technique, lorsque l’on manipule ainsi de nombreux personnages, c’est bien entendu de parvenir à une forme d’interconnexion complexe mais invisible pour le lecteur. Une particularité de l’un doit permettre d’introduire ou développer l’autre. Richard, par exemple, permet dans un premier temps de montrer l’intelligence et la bienveillance de Vik. Il est alors un simple faire-valoir. Puis, alors que le personnage se complexifie et dévoile d’autres facettes, cela montre aussi les failles de Vik (mais à un moment où cela va renforcer l’empathie que le lecteur éprouve pour lui : Vik est sympathique, mais il n’est pas parfait, ce qui le rend encore plus attachant et « réel »). Enfin, Richard, dans le dernier tiers du roman, va servir de « guide » (« Va voir l’Albinos ») et d’élément déclencheur (même s’il ne sera pas suffisant et aura besoin du coup de pouce d’Inès).
Donald va jouer lui aussi un rôle important et multiple. Il permet de renforcer le côté horriblement manipulateur de l’Ombre, de rendre encore plus effrayant Bartosz, d’humaniser Inès (dont on voit aussi le côté bienveillant et les limites lorsque Donald lui parle de ses souffrances intérieures) et même de faire basculer le destin de Richard. L’impact de ce simple personnage secondaire est au final extrêmement important.
Hugo, lui aussi, va servir de levier fondamental à bien des occasions. Lors de la confrontation dans la forêt des Archères, c’est Hugo qui permet, par contraste, de renforcer l’impression de cohésion du reste du groupe. Il permet aussi de découvrir l’intelligence du chef des Échaux de l’époque (Martin), et sa bienveillance à l’égard de l’élément le plus « faible » du groupe. Hugo va permettre aussi de découvrir un peu plus l’albinos et notamment le fonctionnement, pervers et terrible, de ses livres. Enfin, tout en servant l’Ombre et en maintenant Nolan à l’écart du combat opposant Vik et l’entité, Hugo permet aussi à Nolan et William de s’illustrer, tout comme il entraîne la fin des Échaux.
Même un personnage aussi secondaire que Clémence, la bibliothécaire, a son importance dans cet entremêlement complexe. C’est par son regard que l’on découvre un peu plus Doreckam (décrit comme un havre de paix et un lieu enchanteur, ce qui renforce l’aspect sombre de la menace qui pèse sur ses habitants), c’est elle qui est directement et très violemment victime de l’une des manipulations de l’Ombre, c’est elle qui permet de comprendre le côté pervers d’Achil (qui a réussi à la convaincre que les problèmes entre les bandes provenaient de Nolan), c’est elle, enfin, qui conduit Nolan à une introspection qui finira en clash avec sa propre mère.
Et bien entendu, toutes ces interdépendances ont un but…
Le personnage en tant que vecteur d’affect
L’on peut avoir une tout autre approche de la littérature, mais pour ma part, j’estime qu’un bon récit doit avant tout provoquer quelque chose chez le lecteur, que ce soit de l’émotion, de la réflexion, de l’amusement… une histoire ne doit pas laisser de marbre. Et si elle doit avant tout être divertissante, ce qui est une forme de politesse de la part de l’écrivain qui ne souhaite pas ennuyer ses lecteurs, elle doit aussi être suffisamment riche pour permettre à ceux qui en ont envie de creuser un peu et de lire entre les lignes.
Attention, je ne parle pas de « message », j’ai horreur de ça (d’autant que la plupart des auteurs à « messages » enfoncent des portes déjà largement ouvertes à l’aide de bulldozers). Il ne s’agit pas, pour moi, de dire ou sous-entendre « il faut penser cela », mais de montrer un chemin chaotique et de fournir une béquille, un bâton de marche, pour que le lecteur puisse s’y aventurer en compagnie de mes personnages.
Ma façon de faire ne conviendra évidemment pas à tous les lecteurs, c’est impossible. Si ça ne marche pas avec vous, eh bien, je ne suis pas l’auteur qu’il vous faut. Mais si vous avez été ému par Donald ou Richard, si vous avez frissonné en voyant ce dont Bartosz était capable, si vous avez trouvé Vik ou Nolan attachants, si vous avez souri devant certaines pitreries de William, si les livres de l’albinos et la nature même de l’Ombre vous ont fasciné, si la thématique sur le temps vous a intéressé, si les références aux années 80 ont éveillé chez vous des souvenirs personnels, alors, je n’ai pas perdu mon temps, et j’estime que vous n’avez pas perdu le vôtre.
Car la littérature, ce n’est que ça.
Un inconnu qui, à l’aide d’une sorcellerie antique composée de papier, d’encre et de quelques techniques même pas secrètes, va influencer votre état d’esprit, même si vous êtes à des milliers de kilomètres de lui ou à des dizaines d’années de « distance ».
Parfois, vous serez déçu, car cet inconnu vous emmènera là où vous n’aviez pas envie d’aller. Parfois, vous serez conquis, car on vous montrera les bons endroits, de la manière qui vous convient. Toujours, ce sera d’une rencontre que naîtra la magie véritable.
Peu importe au final les rouages et les effets, les livres qui m’ont marqué ne sont pas ceux que j’ai le mieux analysés ou qui étaient les plus complexes, ce sont ceux qui m’ont amusé, bouleversé ou fait grandir. Je n’ai pas la prétention de t’avoir bouleversé ou fait évoluer, ô inconnu(e) lisant ces lignes, mais j’espère en tout cas t’avoir diverti. Je ne considère pas le divertissement comme vulgaire ou inutile. Je le pense noble et nécessaire. Quand il est en tout cas suffisamment travaillé (car c’est le lecteur qui se divertit, l’auteur, lui, travaille d’une égale manière une tragédie ou une comédie), je le pense vital. Il permet l’expérimentation sécurisée. Le repos de l’âme. Le titillement de l’esprit. L’abréaction, ou plus exactement la catharsis. Et, plus que tout, il permet de s’échapper du quotidien. Non pour nier la réalité, mais pour la supporter. Longtemps, les livres que je lisais, étant gamin, ont été de précieux amis. Je leur dois quasiment tout. Je tente aujourd’hui de faire à mon tour ma part, pour que quelque part, sous une couette, dans un fauteuil, un gamin un peu seul, un adulte un peu fébrile, puisse à son tour combattre ses démons, au moins le temps de tourner quelques pages…