En route vers la Tour Sombre, étape 5 : les Loups de la Calla


Dans le tome précédent, nous avions laissé le ka-tet de Roland reprendre son périple de plus en plus utopique et, donc, ardu, vers l'objectif final du Pistolero, cette Tour sombre constituant un pivot de toutes les réalités, lieu de résidence provisoire (ou de détention ?) d'un être puissamment maléfique et de plus en plus fragilisé par cette force antithétique qui sape les fondations même de notre monde et de ceux qui lui sont adjacents.
Après avoir (longuement) narré un épisode-clef de sa jeunesse et avoir ainsi redonné sa texture western originelle (celle de l'environnement du Pistolero) à cette oeuvre surfant sur de nombreux genres, Stephen King remet le couvert et nous plonge dans un contexte similaire à la contrée de Mejis qui servait de cadre à la romance entre Roland, jeune, et sa bien-aimée Susan Delgado. La Calla est une région frontalière de cet Entre-Deux-Mondes, semblant figée dans une époque oscillant entre le Far-West et la fin du Moyen-Age. On y retrouve des termes dérivés de (ou directement empruntés à) l'espagnol et cette ambiance particulière, emplie de détails du quotidien, qui donnait au récit précédent un faux-air de chronique douce-amère. Cependant, des différences notables font de ce roman un pivot capital dans la Quête de nos héros.

C'est d'abord l'oppressante tension générée par le délai imposé aux pistoleros. En effet, ils sont très
vite sollicités pour aider (s'ils le désirent) la populace de Calla Bryn Sturgis qui est confrontée à un événement aussi tragique que régulier : la moitié de leurs enfants sont enlevés par des créatures aussi féroces qu'implacables, beaucoup trop bien armées et informées pour qu'on puisse seulement imaginer leur tenir tête. Si la majorité des habitants s'y sont résolus, la mort dans l'âme (les enfants enlevés leur reviennent mais "crânés", c'est à dire plongés dans un état de débilité profonde et condamnés à mourir dans d'atroces souffrances), d'autres ont décidé de faire front, tout en sachant qu'ils ne pourront jamais y arriver seuls. L'arrivée de Roland est donc providentielle. Encore faut-il qu'il accepte...
Après l'Homme des Hautes plaines, on fait cette fois (et plus nettement) référence aux Sept Mercenaires. C'est d'ailleurs une des caractéristiques des derniers ouvrages, leur côté plus référentiel, presque "geek", avec des citations et des hommages appuyés à quelques grandes oeuvres populaires, de Star Wars à Harry Potter, avec cette forme d'humour respectueux qu'on pouvait trouver dans les meilleurs épisodes de la série Kaamelott.
La lecture est de ce fait un peu plus ludique, plus jouissive : si l'auteur prend comme à son habitude le temps de nous décrire par le menu le quotidien de cette bourgade intemporelle, il sait aussi nous rappeler, par l'intermédiaire de l'acuité de Roland et de petits événements ponctuels, l'urgence de la situation - et en augmenter ainsi le suspense. D'autant que cette trame n'est qu'un fil rouge pertinent autour duquel s'accrochent quelques révélations destinées à enrichir la trame supérieure, cette quête inachevée et utopique, mais également, et à un niveau encore au-dessus, le grand œuvre de Stephen King, son Système solaire littéraire. Car l'un des habitants de la Calla, et sans doute le premier à solliciter les pistoleros, n'est autre que le Père Callahan, lequel, en d'autres temps, et sur une autre Terre, a eu à affronter un des vampires les plus terrifiants qui soient (c'était dans Salem, une lecture qui s'avère pour le coup presque nécessaire - mais pas indispensable, Callahan entreprenant fort à propos d'en résumer une majorité, quoique de son propre point de vue).

Ainsi, après le Fléau et quelques références à des personnages d'Insomnie on retrouve cette volonté de faire coïncider des écrits antérieurs afin de les faire tenir dans une vision globale et ambitieuse. D'autant que Callahan, qui va prendre ici plus d'épaisseur que dans le roman d'où il est issu, détient un objet aussi essentiel que profondément maléfique, la Treizième Noire, une des sphères de cristal du Magicien (on avait eu affaire à l'une d'elles, déjà terriblement puissante, dans Magie & Cristal). Un artefact capable d'ouvrir des brèches dans le réel, d'activer voire de générer des portails vers des mondes adjacents - et dont il désire activement que Roland l'en débarrasse, tant son influence maléfique semble corrompre tout ce qui l'approche.
Le Pistolero sait parfaitement que, correctement utilisée, la Treizième Noire sera un atout sans pareil dans leur quête : elle leur permettra de se rendre au bon endroit et surtout au bon moment pour sanctuariser le terrain dans New York au sein duquel pousse la Rose, dont l'existence même garantit la stabilité de l'univers. Mais cette boule est aussi corruptrice que puissante et il sait d'avance que son utilisation ne sera pas sans risques, voire sans sacrifice. D'autant qu'un autre fait le perturbe : le changement de comportement, d'abord presque insignifiant (au point que son compagnon, Eddie, ne l'ait pas remarqué), de Susannah. Certaines réactions, et surtout ses crises de somnambulisme, lui font très vite craindre qu'elle ne soit sur le point de céder à une nouvelle personnalité (dans les Trois Cartes, il avait réussi in extremis à faire fusionner les deux êtres qui occupaient son corps, la sémillante Odetta et la vitupérante Detta) mais également qu'elle ne soit enceinte - et pas de son amoureux transi, mais d'une entité qu'il leur avait fallu affronter tous ensemble pour permettre l'arrivée de Jake dans l'Entre-Deux-Mondes.

Tout cela, Roland en est certain, est le fruit du ka, et s'inscrira dans le destin écrit de toute éternité mais contre lequel il compte bien faire bonne figure. Malgré l'âge qui le rattrape de plus en plus (son physique n'est plus celui du jeune adolescent rayonnant du tome précédent), il reste alerte et capable d'anticiper chaque tragédie, chaque drame qui viendrait altérer le plan mis en place, au risque de froisser certains de ses proches. Et c'est bien dans ces moments de transition, dans ce calme terrible avant la tempête qui s'annonce, que se révèle davantage l'aura incroyable de Roland de Gilead : celui qui avait triomphé d'une armée presque à lui tout seul, qui dégaine plus vite que la pensée, n'est jamais aussi impressionnant que par son aptitude à planifier, élaborer patiemment une stratégie tenant compte de bien des impondérables qui sembleraient insurmontables à d'autres. Certes, il devra ménager des susceptibilités, mais il compte sur la grandeur de leur objectif pour que ses camarades acceptent les sacrifices qu'il envisage, les souffrances et les mensonges par omission.Ils savent d'ailleurs, et Jake le premier, que même s'il les aime profondément, Roland place sa quête au-dessus de tous les impératifs et sentiments.
Lorsque vient l'affrontement espéré, la révolte du village aidé par les Pistoleros contre les Loups, ces êtres dont l'identité même est une clef de leur réussite, tout s'accélère, tout se précipite. Le lecteur vibrera au son des âmes qui s'entrechoquent, l'héroïsme sera brandi très haut et réclamera son dû et la victoire, si elle arrive, sera de toutes façons amère.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un livre-clef dans la Quête de la Tour sombre.
  • Un roman entier, qui peut donc se lire à part, avec son introduction et sa résolution.
  • Une densité incroyable de faits, d'événements, de coutumes et de personnages, amenés d'une manière exceptionnellement fluide.
  • Une pause bienvenue avec le récit de Callahan et ses histoires de vampires et d'autoroutes occultes.
  • Un rythme soutenu, un style agréable et de hauts faits.

  • La gestion du changement de personnalité de Susannah entraîne certaines frustrations, dans l'attente du prochain volume.
  • Stephen King use davantage de néologismes, termes et expressions propres à cet univers, sans toujours les expliciter (une petite annexe aurait été la bienvenue).