Bien aidé par un Jacen Burrows totalement inspiré, travaillant méticuleusement ses angles (Neonomicon s'illustrait davantage dans la profondeur, ici on a constamment un basculement de points de vue, au point d'altérer imperceptiblement la réalité de ce qu'on déchiffre) et parvenant à créer une atmosphère hors du temps d'une folle élégance, Alan Moore use de sa gigantesque culture et de sa science rhétorique pour donner une autre saveur à l'horreur sous-jacente, une autre couleur, mais la même force, la même faculté d'épouvante subliminale que ce que laissaient sous-entendre les écrits de Lovecraft. Comme dans la plupart de ses grandes œuvres, le scénariste use de différents supports pour développer son intrigue, qui s'avère étonnamment linéaire - nonobstant quelques sauts dans le passé pour des souvenirs opportuns - et pratiquement concentrée sur l'enquête menée par son journaliste-écrivain (le genre de personnage principal que n'importe quel rôliste adorait tirer dans l'Appel de Cthulhu). L'histoire nous est donc contée à la fois dans les formidables planches dessinées, dans lesquelles l'architecture particulière de certains lieux joue un rôle non négligeable, mais également dans un carnet de pensées dont les entrées alternent avec les chapitres dessinés, et dont le seul défaut est d'opérer régulièrement une redite avec les événements illustrés auparavant, tout en offrant le point de vue personnel du rédacteur.
Cela peut agacer et même ennuyer car il faut se farcir plusieurs pages de notes manuscrites qui ne semblent proposer, outre quelques souvenirs fuligineux de rêves étranges pouvant éventuellement servir de base à des nouvelles ou romans futurs, qu'une réinterprétation des faits déjà lus et vus ; néanmoins, cela finit par fonctionner comme lorsque les bons metteurs en scène utilisent la voix off ou over sur certaines séquences, en offrant un éclairage légèrement biaisé sur l'événement décrit, les faits racontés et les renseignements glanés. Ce procédé, à la limite de l'artificiel, est sans doute le point le plus fragile de l'album car il est fort possible qu'il constitue une pierre d'achoppement à la lecture par certains côtés manquant d'audace ou de ténacité. J'ai pu constater sur une plateforme communautaire que quelques-uns avaient même abandonné en se contentant des planches de Jacen Burrows. C'est parfaitement compréhensible, je le répète, mais je pense que ça en vaut malgré tout la peine, tout autant que les annexes et renvois innombrables qui parsèment le texte du Seigneur des Anneaux tout en en hachant la lecture. Peut-être faut-il alors opérer de façon plus stratégique, en lisant le comics puis en se tapant les annexes - comme l'ont fait certains de mes amis lorsqu'ils ont entrepris Watchmen. C'est le genre de démarche que proposent d'ailleurs certaines éditions du long-métrage de Zack Snyder (avec ou sans le film d'animation Tales of the Black Freighter ?).
Quoi qu'il en soit, l'album est de la belle ouvrage, riche, dense, inspiré, méthodique et précis, au suspense savamment dosé ; la série s'annonce grandiose.
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