Providence : Lovecraft à la sauce Alan Moore
Publié le
13.1.17
Par
Vance
Adapter l'œuvre de Lovecraft n'est pas une mince affaire. Pourtant, quasiment tout le monde sachant plus ou moins écrire s'y est mis. Il y a eu les continuateurs, fidèles parmi les fidèles et contemporains de l'écrivain, puis d'autres plus tard, lorsque le mythe fut remis au goût du jour, modernisé et assujetti d'extensions dans les domaines naissants du jeu de rôle (l'Appel de Cthulhu) et du jeu vidéo (Alone in the dark). Lovecraft, le sombre écrivain de Providence, devenait soudain un mythe, ses personnages des archétypes et ses sources (plus ou moins) fictives prirent corps (je me souviens des frissons de joie lorsque je dénichais dans une librairie d'occasion un exemplaire du Necronomicon en version poche !). Sujet de thèses et inépuisable inspirateur, parfois critiqué pour son style pesant, sa misogynie latente et ses personnages monolithiques, il n'en reste pas moins un de ces intouchables qu'on aime citer et dont on aime se prévaloir. Se frotter à lui par son œuvre est donc une entreprise assez risquée, d'autant qu'elle ne touchera qu'une frange particulière de la population, des lecteurs chevronnés qui seront forcément très sévères dans leurs jugements.
Sur une démarche similaire à celle entreprise dans the Courtyard et Neonomicon, mais en choisissant cette fois de demeurer dans le contexte temporel des histoires de Lovecraft (le lendemain de la Première Guerre mondiale, au moment des premières lois sur la Prohibition), Alan Moore explore le mythe de Cthulhu avec une joie perverse évidente, multipliant les entrées, développant des passerelles vers les précédentes œuvres et tentant, en rationalisant les sources d'inspiration, non pas de quantifier l'Indicible, mais de donner plus de corps et de poids, plus d'épaisseur à cet entre-monde onirique, parallèle et adjacent, dans lequel se terrent des entités sournoises fomentant des complots innommables et des êtres endormis attendant l'heure d'un retour dévastateur.
Bien aidé par un Jacen Burrows totalement inspiré, travaillant méticuleusement ses angles (Neonomicon s'illustrait davantage dans la profondeur, ici on a constamment un basculement de points de vue, au point d'altérer imperceptiblement la réalité de ce qu'on déchiffre) et parvenant à créer une atmosphère hors du temps d'une folle élégance, Alan Moore use de sa gigantesque culture et de sa science rhétorique pour donner une autre saveur à l'horreur sous-jacente, une autre couleur, mais la même force, la même faculté d'épouvante subliminale que ce que laissaient sous-entendre les écrits de Lovecraft. Comme dans la plupart de ses grandes œuvres, le scénariste use de différents supports pour développer son intrigue, qui s'avère étonnamment linéaire - nonobstant quelques sauts dans le passé pour des souvenirs opportuns - et pratiquement concentrée sur l'enquête menée par son journaliste-écrivain (le genre de personnage principal que n'importe quel rôliste adorait tirer dans l'Appel de Cthulhu). L'histoire nous est donc contée à la fois dans les formidables planches dessinées, dans lesquelles l'architecture particulière de certains lieux joue un rôle non négligeable, mais également dans un carnet de pensées dont les entrées alternent avec les chapitres dessinés, et dont le seul défaut est d'opérer régulièrement une redite avec les événements illustrés auparavant, tout en offrant le point de vue personnel du rédacteur.
Cela peut agacer et même ennuyer car il faut se farcir plusieurs pages de notes manuscrites qui ne semblent proposer, outre quelques souvenirs fuligineux de rêves étranges pouvant éventuellement servir de base à des nouvelles ou romans futurs, qu'une réinterprétation des faits déjà lus et vus ; néanmoins, cela finit par fonctionner comme lorsque les bons metteurs en scène utilisent la voix off ou over sur certaines séquences, en offrant un éclairage légèrement biaisé sur l'événement décrit, les faits racontés et les renseignements glanés. Ce procédé, à la limite de l'artificiel, est sans doute le point le plus fragile de l'album car il est fort possible qu'il constitue une pierre d'achoppement à la lecture par certains côtés manquant d'audace ou de ténacité. J'ai pu constater sur une plateforme communautaire que quelques-uns avaient même abandonné en se contentant des planches de Jacen Burrows. C'est parfaitement compréhensible, je le répète, mais je pense que ça en vaut malgré tout la peine, tout autant que les annexes et renvois innombrables qui parsèment le texte du Seigneur des Anneaux tout en en hachant la lecture. Peut-être faut-il alors opérer de façon plus stratégique, en lisant le comics puis en se tapant les annexes - comme l'ont fait certains de mes amis lorsqu'ils ont entrepris Watchmen. C'est le genre de démarche que proposent d'ailleurs certaines éditions du long-métrage de Zack Snyder (avec ou sans le film d'animation Tales of the Black Freighter ?).
Quoi qu'il en soit, l'album est de la belle ouvrage, riche, dense, inspiré, méthodique et précis, au suspense savamment dosé ; la série s'annonce grandiose.
Bien aidé par un Jacen Burrows totalement inspiré, travaillant méticuleusement ses angles (Neonomicon s'illustrait davantage dans la profondeur, ici on a constamment un basculement de points de vue, au point d'altérer imperceptiblement la réalité de ce qu'on déchiffre) et parvenant à créer une atmosphère hors du temps d'une folle élégance, Alan Moore use de sa gigantesque culture et de sa science rhétorique pour donner une autre saveur à l'horreur sous-jacente, une autre couleur, mais la même force, la même faculté d'épouvante subliminale que ce que laissaient sous-entendre les écrits de Lovecraft. Comme dans la plupart de ses grandes œuvres, le scénariste use de différents supports pour développer son intrigue, qui s'avère étonnamment linéaire - nonobstant quelques sauts dans le passé pour des souvenirs opportuns - et pratiquement concentrée sur l'enquête menée par son journaliste-écrivain (le genre de personnage principal que n'importe quel rôliste adorait tirer dans l'Appel de Cthulhu). L'histoire nous est donc contée à la fois dans les formidables planches dessinées, dans lesquelles l'architecture particulière de certains lieux joue un rôle non négligeable, mais également dans un carnet de pensées dont les entrées alternent avec les chapitres dessinés, et dont le seul défaut est d'opérer régulièrement une redite avec les événements illustrés auparavant, tout en offrant le point de vue personnel du rédacteur.
Cela peut agacer et même ennuyer car il faut se farcir plusieurs pages de notes manuscrites qui ne semblent proposer, outre quelques souvenirs fuligineux de rêves étranges pouvant éventuellement servir de base à des nouvelles ou romans futurs, qu'une réinterprétation des faits déjà lus et vus ; néanmoins, cela finit par fonctionner comme lorsque les bons metteurs en scène utilisent la voix off ou over sur certaines séquences, en offrant un éclairage légèrement biaisé sur l'événement décrit, les faits racontés et les renseignements glanés. Ce procédé, à la limite de l'artificiel, est sans doute le point le plus fragile de l'album car il est fort possible qu'il constitue une pierre d'achoppement à la lecture par certains côtés manquant d'audace ou de ténacité. J'ai pu constater sur une plateforme communautaire que quelques-uns avaient même abandonné en se contentant des planches de Jacen Burrows. C'est parfaitement compréhensible, je le répète, mais je pense que ça en vaut malgré tout la peine, tout autant que les annexes et renvois innombrables qui parsèment le texte du Seigneur des Anneaux tout en en hachant la lecture. Peut-être faut-il alors opérer de façon plus stratégique, en lisant le comics puis en se tapant les annexes - comme l'ont fait certains de mes amis lorsqu'ils ont entrepris Watchmen. C'est le genre de démarche que proposent d'ailleurs certaines éditions du long-métrage de Zack Snyder (avec ou sans le film d'animation Tales of the Black Freighter ?).
Quoi qu'il en soit, l'album est de la belle ouvrage, riche, dense, inspiré, méthodique et précis, au suspense savamment dosé ; la série s'annonce grandiose.
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