Troisième chronique "first look" [1] (s'intéressant aux débuts de séries classiques voire mythiques) avec cette fois Lefranc et le premier album consacré au reporter : La Grande Menace.
En 1952, trois ans après le lancement de la série Alix, Jacques Martin propose au journal Tintin une aventure qui devait au départ être un one-shot et met en scène un jeune journaliste. La publication aura diverses conséquences, dont une grosse colère d'Edgar P. Jacobs, auteur de Blake & Mortimer, qui, estimant que Martin s'est trop inspiré de son propre style narratif pour son Lefranc, ira jusqu'à le provoquer en duel [2]. La seconde conséquence notable est la publication, en 1954, du récit en album, au Lombard, ce qui marque le coup d'envoi d'une longue série à succès qui perdure encore de nos jours.
Avec La Grande Menace, nous sommes dans du pur franco-belge classique, version ligne claire, ce qui n'est guère étonnant lorsque l'on sait que Martin fut l'un des collaborateurs d'Hergé. L'histoire mélange politique-fiction, catastrophe et action soutenue.
Tout commence lorsque le véhicule de Lefranc est réquisitionné à la frontière suisse pour pourchasser ce que les douaniers pensent être de simples fraudeurs. Après quelques péripéties, Lefranc et l'inspecteur Renard (qui deviendra un personnage récurrent) doivent se rendre à l'évidence : les moyens déployés par ces individus dépassent de loin ceux dont pourraient se targuer de simples trafiquants.
Parallèlement à ces évènements, le gouvernement français reçoit un ultimatum inquiétant. Si les autorités ne livrent pas la somme de trois milliards de francs-or, une mystérieuse organisation menace d'anéantir une grande ville française...
L'action démarre dès la première page et continuera tout le long des 60 planches de l'album. Si l'on fait un bref détour par Paris, c'est essentiellement en Alsace que l'on suit Lefranc. Le cadre est plutôt sympathique et constitué de lieux célèbres, au charme certain, dont le château du Haut-Koenigsbourg. Si ce dernier est bien représenté, il n'en est pas de même pour Kaysersberg, Riquewihr ou Colmar, autant de villes qui auraient mérité un traitement graphique plus pointu. Bien entendu, l'on n'est pas non plus dans un documentaire, mais ces endroits auraient pu contribuer à l'atmosphère particulière du premier tiers de cette enquête. Dommage.
Niveau narration, l'on retrouve les procédés de l'époque, donc la sur-description de ce que l'on voit déjà en dessin (cf. ces cases par exemple), mais aussi l'emploi hystérique des points de suspension (à tel point que l'on se demande parfois si l'on est devant un texte à moitié en morse).
Toujours en ce qui concerne le texte, celui-ci est assez "propre" malgré sa densité, les coquilles se résumant à la disparition de quelques points de temps à autre (à force de les foutre là où il ne faut pas...).
Le lettrage s'avère par contre particulièrement immonde.
Évidemment, tout cela ayant environ 65 ans, tout a vieilli. Dessins, couleurs, dialogues et manière de raconter sont surannés mais pas désagréables pour autant. Il y a notamment un petit côté "Fantomas" amusant dans certaines scènes (les gadgets dissimulés dans la voiture des fuyards : clous, fumigènes...). À l'inverse, l'auteur (qui signe ici seul le scénario et les dessins) a pris soin de se documenter assez précisément sur les appareils et décors qu'il utilise. L'on voit notamment un vieux Mistral [3] parmi les nombreux avions apparaissant dans ce tome.
Enfin, c'est dans cette aventure que l'on fait connaissance avec Axel Borg, qui deviendra le plus grand adversaire de Lefranc (un peu à la manière de Rastapopoulos pour Tintin) et sera au centre de nombreuses autres machinations par la suite.
Complètement à la ramasse si l'on prend les critères actuels comme référence, La Grande Menace possède aussi ce côté désuet et nostalgique qui lui confère une ambiance particulière. Peut-être pas, contrairement à ce que sa numérotation laisse entendre, le meilleur album pour débuter la série, mais clairement une pièce à posséder et à considérer avec tendresse, un peu comme les vieilles pierres d'Alsace qui parsèment ses pages.
Car ce n'est plus seulement de la BD, c'est un vestige de notre passé.
[1] Voir les chroniques sur Valérian et Thorgal.
[2] Le duel eut bien lieu, comme l'avoua plus tard Martin : l'affrontement se déroula à Francorchamps, non pas à coups d'épée ou de pistolet, mais lors d'une course automobile.
[3] Le Mistral est une version dérivée du De Havilland Vampire, avion de chasse à réaction aisément reconnaissable à son fuselage bipoutre.
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