Des scientifiques de Berkeley (université de Californie) ont mis ce mois une vidéo en ligne présentant leur création (une IA) en train
de jouer à Mario Bros ou d’explorer le dédale de couloirs de Doom. Et mine de
rien, c’est… ahurissant.
Alors, ahurissant, pas au
niveau des prouesses de « gaming », comme on va le voir, mais déjà
par rapport à la motivation de cette IA. En effet, qu’une intelligence
artificielle puisse jouer à un jeu n’a rien de bien nouveau, il suffit de créer
un programme approprié et d’ordonner à l’IA d’essayer de gagner. Par cette
méthode, certains jeux (une forme basique de Poker par exemple) ont même été « résolus »,
ce qui signifie que l’on a trouvé la manière idéale de jouer, quelle que soit
la situation. Ici cependant, la création de Deepak Pathak, Pulkit Agrawal,
Alexei A. Efros et Trevor Darrell, joue par… curiosité.
C’est cela qui est absolument
stupéfiant. L’IA joue à Mario pour voir ce que peut bien être ce truc. Pas spécialement
pour résoudre le jeu.
Bien entendu, l’IA a été
programmée pour être « curieuse », grâce à un système de récompense (appelé ICM pour Intrinsic Curiosity Modul) [1]. Là,
vous allez me dire « ah ben, du coup, c’est nul, ça n’a rien d’extraordinaire
puisqu’on l’incite à jouer de manière détournée ». Et pourtant, ce n’est
nullement de la « triche », puisque, en réalité, c’est exactement sur
la même base que fonctionne le cerveau humain (et celui de tous les
mammifères).
Sans aller trop loin dans l’aspect
technique, disons que lorsque le centre du plaisir est activé dans le cerveau
(par ce que l’on mange, par une activité sexuelle, etc.), nous sommes incités à
répéter cette action. Ce qui est d’ailleurs indispensable (à sa propre survie
en tant qu’individu et à la survie de l’espèce). Ce système de récompense est
donc tout à fait courant et naturel. C'est comme ça que vous apprenez également et que votre curiosité est stimulée.
Cette IA, encore maladroite,
apprend donc de la même manière que n’importe quel être humain. Le simple fait
d’arriver à recréer cela est énorme, sans doute plus encore sur le plan
philosophique que technique. Nous ne sommes plus très loin (en comparaison de l’Histoire
de l’humanité en tout cas) du moment où des problèmes éthiques majeurs vont se
poser.
Car, si une IA fait la
distinction entre récompense et punition (ces mêmes punitions qui servent
également à nous structurer, comme la douleur, la peine, un goût désagréable…),
alors nous ne sommes plus très loin d’une intelligence réelle. Avec ses propres
choix, certes conditionnés mais pas plus que les nôtres, et sa propre réalité.
Il faut bien comprendre que
cette réalité dont il est question est toujours relative mais que son
importance n’en est pas moins grande pour autant. Si vous écrasez une fourmi en
sortant de chez vous, vous ne le remarquerez sans doute pas. Et même si vous le
remarquez, à moins d’être très sensible, vous n’éprouverez rien. Votre réalité
n’est pas modifiée. Celle de la fourmi l’est par contre radicalement.
Si vous prenez votre véhicule
et que vous écrasez par mégarde un chat, la réalité du chat est bouleversée,
mais la vôtre (à moins d’être ce que l’on appelle vulgairement dans le jargon
scientifique « un gros con ») est impactée aussi.
Pourquoi ?
Pourquoi dans
un cas la mort d’un animal vous indiffère-t-elle, alors que dans l’autre, elle
vous touche ?
Parce que nous possédons une
réalité partagée.
On se fout de la fourmi non
parce que nous sommes insensibles, mais parce que la fourmi est trop éloignée
de nous pour déclencher des émotions (sauf dans des cas très spécifiques, comme
la fiction, cf. les romans de Werber).
Le chat, lui (les internautes
en mal de vues le savent bien), déclenche automatiquement de la sympathie. Il
est mignon, l’on est habitué à le voir, le caresser, le côtoyer. Lui aussi d’ailleurs
a adopté son comportement à cause de l’humain et des avantages qu’il lui
procure.
Autre exemple, très différent.
Imaginez un petit garçon ayant
perdu sa maman très tôt, alors qu’il était tout petit. Il ne se souvient plus de
son visage, il ne la reconnait même pas sur les rares photos qu’il possède. Elle
lui manque, mais elle lui échappe. Il existe cependant un dessin, un
autoportrait la représentant, qui le touche particulièrement. Parce qu’il
pense, avec ses mots à lui bien entendu, que ce dessin, fait de sa main,
représente parfaitement sa maman, ce qu’elle était, sa douceur, son talent.
Alors, le petit garçon, en grandissant, fait très attention à ce dessin. Le
papier est fragile, alors il l’abrite de la lumière, ne le sortant que de temps
à autre, pour l’admirer quand il en ressent le besoin, prenant garde à ce que
rien ne puisse le tacher ou l’écorner. Le manipulant avec un soin infini.
Alors qu’il devient un
adolescent intelligent et sympathique, qu’il éprouve ses premiers sentiments
amoureux, il en vient parfois, en cachette, à sortir le beau portrait de sa
pochette, comme pour se rassurer. Mais aussi confier à sa maman tout ce qui le
touche, le peine, le rend joyeux. Parfois, rien qu’en voyant les traits fins
dessinant de petites ridules autour du regard clair de sa mère, le garçon a l’impression
qu’elle lui sourit. Qu’elle comprend. Et alors il est heureux.
Et puis un jour, son père
rentre dans sa chambre, il le voit encore en train de rien foutre, ou plutôt de
fixer cette saleté de dessin comme un benêt, alors il s'en saisit et le
déchire en morceaux. Hop, poubelle, fini le dessin !
Fin de l'anecdote. Que ressentez-vous ?
Normalement, à moins que ma
description ait été particulièrement maladroite, vous ressentez au minimum une
forme de colère pour ce père abject. Pourquoi ?
Parce qu’il a fait du mal à ce
petit garçon.
Faux, il ne lui a rien fait,
en réalité, il a juste déchiré un dessin.
Mais un dessin important quand
même…
Oh, faux encore, le type n’existe
pas, le dessin non plus. Ce sont juste des mots.
Pourtant, diriez-vous que ce
petit récit basique et improvisé vous a plus touché que la mort réelle d’une fourmi ?
Sans doute que oui.
Parce que la réalité décrite
est la vôtre. Vous avez eu une mère (ou avez ressenti le manque d’une mère),
vous possédez des objets auxquels vous tenez, tout cela est familier. Ça tape là où
ça fait mal. Vous éprouvez plus d'émotion pour un truc inventé qui correspond à votre réalité que pour une véritable forme de vie dont vous n'avez rien à battre.
OK, je me doute qu'à ce stade,
certains se disent « mais, on était parti sur de l’IA, qu’est-ce qu’il
vient nous emmerder avec ces histoires de chats, de fourmis et de portraits à
la con ? ».
J’y viens, ô noble lecteur casse-couille.
Ce que l’on considère comme
important, important au point de légiférer parfois dessus (contre la maltraitance
animale par exemple), n’est pas lié aux compétences intellectuelles ou même à l’état
organique. C’est lié à l’affect que l’on met dessus (ainsi, certains symboles, comme la swastika, seulement un dessin après tout, sont illégaux). La perception du réel va compter plus que le réel, si tant est que l'on parvienne à le définir.
Pendant cette expérience,
Pathak et ses collègues se sont rendu compte par exemple que l’IA faisait
demi-tour dans certains niveaux de Mario. Parce qu’elle se rendait compte de la
difficulté du binz et semblait avoir peur de… perdre son personnage. Elle n’avait
pas peur de perdre dans le jeu (car ne pas avancer constitue de toute façon un échec), elle
avait peur de perdre le petit bonhomme qu’elle manipulait et souhaitait
apparemment lui éviter le pire.
Je ne sais si c’est vrai, si
on peut l’interpréter ainsi, mais si c’est le cas, c’est un comportement
touchant, faisant partie d’un réel partagé, que l’on comprend.
Et si ce réel est partagé, alors nous nous soucierons de ces IA, même si elles n'ont pas de forme humaine (comme dans l'excellente série Real Humans où l'empathie est renforcée par l'aspect physique). Parce que ne pas s'en soucier serait, de notre point de vue, atroce. Non pour elles, mais pour nous. Nous nous pensons si valeureux qu'il nous serait insupportable d'admettre notre froideur à l'égard d'une forme d'intelligence, alors que ce que nous préservons, par principe, ce n'est pas l'autre, ce sont nos affects.
Le sentiment chevaleresque n'a d'autre but que de préserver l'image que l'on a de soi, et non l'intégrité d'autrui.
Il existe bien des fantasmes
sur l’intelligence artificielle, ses dangers supposés, les évolutions futures
possibles. Que ce soit dans 2001, A Space Odyssey ou Matrix au
cinéma, ou le plus anecdotique La Semence du Démon en roman, l’IA est souvent
présentée comme potentiellement violente, insensible, terrifiante. Et même s’il
y a bien eu des tentatives pour la rendre humaine (il faut alors aller chercher
du côté d’Asimov ou Aldiss), elle restait, il faut le reconnaître, très hypothétique
quant à sa réelle capacité à « ressentir ».
Eh bien, en 2017, une IA qui
jouait à Mario a fait faire demi-tour à son perso parce qu’elle ne voulait pas
qu’il tombe dans un précipice. Ça me rend à la fois plein d’espoir pour le
futur des IA et plein d’amertume pour le comportement de l’Homme.
Bien entendu, si l’on ne prend
pas le temps d’analyser un peu la chose, ça peut sembler stupide. Mario n’est
qu’un amas de pixels.
Une fourmi informatique à l’échelle
de l’IA. Mais elle l’a épargné. Elle a éprouvé une forme d'inquiétude pour lui. Elle ne s'est pas dit "bah, je vais le précipiter dans la merde pour voir ce que ça fait", elle s'est dit "hey, attention, c'est dangereux, il vaut mieux pas y aller".
Et ça, non seulement c'est carrément intelligent, mais c'est incroyablement pas humain !
Et ça, non seulement c'est carrément intelligent, mais c'est incroyablement pas humain !
Nous, la première fois que nous avons joué à un jeu vidéo, nous avons cherché à gagner, sans nous poser de questions. On a même bien aimé voir les persos crever de mille manières (je ne reviens pas sur le côté jouissif d'un Barbarian).
Une IA vient d’avoir un
comportement plus éthique, sensible et prudent que celui d’un être humain à un
stade de développement pourtant supérieur.
C’est à la fois merveilleux et
infiniment triste.
Ça valait bien un article en tout cas.
Ça valait bien un article en tout cas.