Game of Thrones saison 7 : suspension d’incrédulité et vraisemblance


[1]
La septième saison de Game of Thrones vient de se terminer (en France également, puisqu’elle a été diffusée sur OCS) et, bien que le récit réserve encore moments épiques et révélations, les scénaristes peinent de plus en plus à conserver la maîtrise d’une narration qui a même causé une polémique… spatio-temporelle.
Voyons tout cela en détail. Attention, l’article revenant sur la dernière saison, il contient forcément des spoilers (même s’ils seront atténués le plus possible).

Tout d’abord, il faut préciser que les scénaristes ne disposent plus du support des romans de George R.R. Martin, ce dernier accumulant les reports quant à la sortie des tomes 6 et (a fortiori) 7 de la saga (qui pourrait même en contenir huit, rien n’est encore sûr). Ils n’ont donc que les grandes lignes, dévoilées par l’auteur, et ne doivent plus simplement adapter le matériel de base mais le créer. Forcément, c’est plus compliqué, ce qui peut en partie expliquer les nombreuses maladresses relevées dans cette saison.

Le problème principal provient de la manière, nouvelle et très étrange, de gérer les distances du point de vue de la narration. Et pour bien comprendre de quoi il retourne, il faut en passer par les concepts de suspension d’incrédulité et de fantastique.
Suite à un intéressant article de Jacob Brogan, traduit et relayé par Slate, un internaute a eu une réaction curieuse, pourtant plébiscitée par toute une meute de hyènes moqueuses. En gros, il prétendait que dans un monde où il y a des dragons, des marcheurs blancs, de la magie, etc., il était ridicule de se préoccuper des distances parcourues par les personnages. Il ajoute un smiley qui pleure de rire et est aussitôt conforté dans son idiotie par des centaines de benêts, ricanant comme lui de ce qu’ils ne comprennent pas. Ah, la magie des réseaux sociaux…

En réalité, le fait qu’une fiction présente des éléments fantastiques ne permet absolument pas à l’auteur de verser dans l’invraisemblance. Parce qu’un monde fictif, même fantastique, obéit à des règles et se doit de conserver une cohérence interne.
Lorsque, par exemple, dans The Walking Dead, l’auteur vous demande de croire que les zombies existent, c’est là qu’intervient la suspension d’incrédulité. Il s’agit d’un pacte tacite entre lecteur (ou spectateur) et auteur. L’un fait semblant d’y croire, pour faciliter l’immersion, l’autre s’engage à rester vraisemblable et cohérent par rapport aux règles qu’il expose. C’est exactement pareil pour la magie dans Harry Potter ou la Force dans Star Wars. Les auteurs disent « dans ce monde-là, cet élément surnaturel existe ». Cela ne veut pas dire que ces mêmes auteurs ont le droit de tout faire ou peuvent se permettre de ne plus se préoccuper de règles de base, comme le déplacement des personnages.

Si l’on prend La Tour Sombre (les romans, pas la merde sortie récemment au cinéma), c’est un univers où des tas d’éléments « fantastiques » coexistent : mondes parallèles, magie, robots, pouvoirs psychiques, vampires… pourtant, quand Roland poursuit l’Homme Sombre à travers le désert dans le premier tome, il met des jours pour traverser cette région désolée. Tout bonnement parce qu’aucun des éléments surnaturels présentés ne justifierait l’accélération de son déplacement.
Dans un polar, un personnage qui part de Brest en vélo ne peut pas arriver vingt minutes après à Strasbourg. C’est exactement la même chose dans un univers SF ou fantastique, sauf si l’auteur trouve un moyen de justifier cette durée absurde.

Revenons précisément sur GoT. Il y a des problèmes tout au long de la saison. Par exemple les corbeaux qui semblent tout à coup avoir un réacteur au cul (c’est aussi rapide qu’un e-mail ces bestioles-là !). Mais le pire intervient au moment où Jon et ses compagnons sont attaqués par l’armée des morts, bien au-delà du Mur.
On ne sait pas pendant combien de temps exactement ils sont encerclés, ils passent une nuit sur place apparemment, donc, au maximum, l’action se déroule en 24 heures (estimation déjà bien large). Pendant ce laps de temps, Gendry fait tout le parcours en sens inverse, au pas de course, jusqu’au Mur. Ils envoient ensuite un corbeau (nouvelle génération, le modèle « sport ») pour prévenir la blondasse qui trace depuis Peyredragon pour arriver juste à temps.
Heu… ça fait beaucoup quand même. Westeros, ce n’est pas une île ou un pays, c’est un continent. Un continent très étalé sur un axe nord-sud en plus. Et la maman des cracheurs de feu parcourt carrément la moitié du continent, minimum, pour arriver à la rescousse.

Je vais me faire l’avocat du diable, d’autant que l’on n’a pas vraiment d’échelle précise, même sur les cartes officielles. Admettons que ce soit possible. Gendry tape le marathon de sa vie, en 4 ou 5 heures, le pigeon (le rapide de la bande) file direct jusqu’à la greluche (ça se voit que je préfère Cersei ou pas ?) en 12 heures, et la cavalerie se pointe en 7 ou 8 heures.
Ça pourrait passer, mais ça ne passe pas du tout en réalité, pour deux raisons.
D’une part, ce n’est pas aux spectateurs à faire ce genre de calcul pour tenter de prouver que « c’est jouable ». Ce sont les scénaristes qui doivent rendre la vérification inutile (si l’histoire est bien racontée, on ne cherchera pas à prouver qu’il y a une incohérence, mais l’on ne doit pas avoir besoin non plus de faire un calcul pour se prouver que c’est « possible »).
D’autre part, même si ces déplacements sont « possibles » (en étant quand même très gentil au niveau des estimations), ils ne sont pas « bons » parce qu’ils sont très mal mis en scène.

C’est en effet la narration qui ne va pas du tout dans cette saison, et non juste un décompte mathématique des kilomètres. Les scénaristes et les réalisateurs ne parviennent pas du tout à seulement donner l’impression de temps, de distance, alors que l’on sait, depuis de nombreuses saisons, que l’on est sur un très vaste territoire.
Pourtant, des tonnes de possibilité s’offraient à eux. Citons-en seulement quelques-unes :
– le simple « panneau » de texte indiquant qu’il s’est passé quelques heures, jours, etc. Pas forcément le moyen le plus élégant, m’enfin, ça se fait quand même beaucoup ;
– l’utilisation d’un plan visuel. Par exemple, le soleil qui se couche et se lève. Des nuages qui filent à toute vitesse dans le ciel pour montrer l’ellipse temporelle. C’est déjà un peu plus travaillé ;
– mais, surtout, quand on dispose d’un machin comme la corneille à trois yeux, qui voit le passé et le présent, il y a quand même moyen de prévoir le coup en lui faisant voir un peu l'avenir, ce qui permet de prévenir Daenerys avant que les faits se produisent, et lui donne donc largement le temps de parcourir cette saleté de demi-continent !

Même si c’est bien la gestion catastrophique et totalement aléatoire des distances qui gêne le plus, les autres incohérences sont très nombreuses (on voit que Martin n’est plus là pour poser les jalons).
Allez, quelques exemples :
– pourquoi diable tonton Benjen choisit-il de se sacrifier ? « On n’a pas le temps » dit-il, ah ben, c’est vrai que monter sur un putain de canasson, ça prendrait bien une seconde ou deux, il a raison, il vaut mieux crever sur place. Évidemment, il s’agit juste ici d’une maladresse narrative. Les scénaristes veulent une scène dramatique avec le tonton qui se fait boulotter, le problème, c’est que la scène n’est pas bien construite. En l’état, elle est juste débile ;
–  le retournement de situation concernant le trio Sansa/Arya/Littlefinger est un exemple parfait de ratage. Il existe normalement deux manières de procéder. Soit la construction dévoile des éléments, même légers, du retournement de situation (pour le justifier), soit la justification vient après le dénouement, par le biais d’explications données par les personnages. Là, il n’y a rien. C’est une maladresse qui ne passerait, dans un roman, chez aucun éditeur sérieux. Bon, apparemment, il existerait une scène coupée qui justifierait le binz… ça nous fait une belle jambe. Depuis quand peut-on justifier les évènements d’un récit par ce qui est écrit mais que l’on ne dévoile pas ? Bref, une couillonnade de plus ;
– le Mur, ce n’est pas seulement un très haut machin, c’est aussi un mur magique. C’est d’ailleurs rappelé à plusieurs reprises. Comment le mort (rapporté comme « preuve » aux Lannister) a-t-il pu le franchir ? Alors, je sais, des tas de gens vont avoir des théories, « la magie a été annulée », « elle n’existait pas vraiment », très bien, mais on s’en fout, ce n’est pas à nous de trouver des justifications. Elles sont absentes dans le récit : c’est une faute.

Devant cette accumulation de conneries (c’est malheureusement le terme adéquat), les auteurs ont tenté de se justifier. Accrochez-vous, ça vaut le coup. Pour Alan Taylor, réalisateur de l’épisode 6, la vitesse à laquelle vole le corbeau (ce qui n’est vraiment pas le point le plus gênant, en tout cas pas le seul) est une « impossibilité plausible ». Il dit préférer cela à des « impossibles plausibilités » et reconnait qu’ils ont (lui, les autres réalisateurs et les scénaristes) « mis le vraisemblable à rude épreuve », il espère cependant que le « dynamisme de l’histoire repose sur d’autres choses » (cf. l'article de Variety, en VO).
Ben non.
Tout faux.
Tout d’abord, le charabia sur l’impossibilité plausible, mis à part le joli oxymore, ne veut rien dire. L’impossible n’est, par nature, pas plausible. On ne voit d’ailleurs pas la différence avec son inverse (l’impossible plausibilité). Le mec a bien baladé les journalistes sur le coup.
La plausibilité n’est pas négociable dans un récit. Même avec des dragons. S’il n’y a plus de vraisemblance, la suspension d’incrédulité ne peut plus être maintenue, et c’est la fin de l’histoire.
La déclaration la plus incroyable reste cependant la comparaison entre la vraisemblance et le dynamisme du récit, comme si l’un pouvait rattraper l’autre. Ahurissant qu’un conteur (qu’il soit réalisateur, scénariste, romancier…) puisse à ce point ne rien comprendre aux bases narratives (ou faire semblant de n’en rien connaître). Car, à l’évidence, s’il n’y a plus de vraisemblance, bien peu importe le rythme, les effets ou les coups de théâtre. C’est la vraisemblance qui permet de maintenir le lien entre auteur et spectateur/lecteur, elle aussi qui permet de donner de la profondeur au récit, de l’émotion aux scènes, de l’épaisseur aux personnages. Sans elle, pas la peine de s'emmerder, il n'y a rien. Si l'on n'y croit pas, si l'on sort de l'histoire, c'est mort.
La vraisemblance, pour un auteur, est la première des fondations essentielles à maintenir coûte que coûte.

Prenons une métaphore aéronautique, peut-être plus parlante. Pour un pilote, ce qui prime avant tout, c'est de maintenir son appareil dans le « domaine de vol ». Ce domaine de vol, ce sont les limites aéronautiques de l'engin, ce qui fait qu'il ne s'écrase pas au sol comme une merde. C'est la priorité absolue, évidemment. Sauf dans de rares cas particuliers, personne ne décroche volontairement, ou ne se met en vrille volontairement, ou ne provoque volontairement une forte augmentation du facteur de charge, etc. 
Autrement dit, dans une situation difficile, on fait voler le bordel, le reste, on verra plus tard. Aucun pilote ne va faire passer le fait de maintenir son avion en l'air après le confort des passagers ou le respect d'un plan de vol. 
La vraisemblance, c'est le domaine de vol. Si elle disparait, c'est terminé, on peut injecter des tas de conneries, faire un service express aux passagers, avec distribution de café et de whisky, allumer des loupiotes, passer un message radio, ça ne servira à rien, l'histoire, comme l'avion, vont s'écraser.   
Dans le cas de l'avion, personne ne va se marrer. Dans le cas d'une fiction, les gens qui rendent compte de ces dangereuses sorties du domaine de vol vont se faire railler par des abrutis qui ne comprennent rien à la portance ou la trainée d'un récit [2]

Pas question pour autant de dire que cette saison 7 était totalement ratée, il y a eu de bonnes choses. Et, pour être franc, il y a déjà eu des incohérences dans les saisons précédentes (ce connard de Tommen, qui laisse des illuminés emprisonner sa mère et sa femme… il ferait presque regretter le petit Joffrey). Mais ces sept épisodes ont vraiment accumulés les bourdes et les ellipses ratées.
Une manière finalement de rappeler que ce récit, A song of Ice and Fire, ne se trouve réellement que dans les romans de Martin. Le reste n’est qu’un ersatz, parfois habile, parfois beaucoup moins.



[1] Affiche non officielle, créée par un fan talentueux, cf son site.
[2] Attention, lorsque je parle d'abrutis ou de hyènes, je ne désigne pas les gens qui ne connaissent pas les principes techniques régissant la narration d'une histoire, des tas de gens ignorent tout de cela, et c'est parfaitement normal. Ce qui m'insupporte, ce sont les cons qui ne connaissent rien à un domaine mais parviennent tout de même à se foutre de la gueule de ceux qui, en toute connaissance de cause (comme ce brave Brogan), en font une critique argumentée et pertinente.


Articles en rapport :