Retroreading : les Robots de Fatalis


Replonger dans les comic books de super-héros de naguère n'est pas chose aussi aisée que cela : si la nostalgie des moments épiques passés à les lire teintera forcément la relecture d'un vernis agréable, il n'en demeure pas moins que le rythme de la narration, la densité des dialogues, la structure de la mise en page, la palette des couleurs et le style des dessins ont considérablement changé en près d'un demi-siècle. Comment réagirait aujourd'hui un jeune lecteur devant l'une des aventures des Quatre Fantastiques publiées en France dans les années 70 ? Difficile à dire.

Les avantages du volume qui nous intéresse, à savoir Les Robots de Fatalis, édité en 1976 par Lug, sont divers. D'une part, il comporte un arc complet réparti en quatre chapitres correspondant aux épisodes publiés en fascicules aux États-Unis (Fantastic Four #84 à 87 de 1969), d'autre part, il bénéficie d'un format sensiblement plus agréable, similaire aux albums de BD franco-belge, et permettant de mieux profiter de certaines des planches du génial Jack Kirby.
Évidemment, le temps passant, la colle maintenant les cahiers en place dans la couverture cartonnée a cessé son effet et ces exemplaires deviennent assez fragiles à manipuler. Reste que la magie opère, à différents niveaux, même si la déception vient logiquement poindre entre deux souvenirs. Tout d'abord, la couverture peinte est particulièrement percutante, laissant habilement s'imposer la menace Fatalis au-dessus d'un groupe hétéroclite, dont une demoiselle blonde en détresse plus proche de la Susan Storm [1] terrorisée des origines que de la fiancée de Johnny qu'elle est censée représenter (seul son bandeau dans les cheveux trahit son identité).

L'histoire ensuite : de retour d'une expédition chez les Inhumains (à relire dans l'album Maximus), les FF tombent sur un bataillon du S.H.I.E.L.D. mené par Fury en personne. Le maître-espion est inquiet car l'un de ses agents lui a signifié l'existence d'une armée secrète sans doute composée de soldats-robots. Il a pu in extremis transmettre une preuve à son supérieur, preuve qui conforte les soupçons de Reed Richards : il y a du Docteur Fatalis là-dessous !
À ce stade de la série, le souverain de Latvérie et les Fantastiques ont déjà eu plusieurs fois maille à partir : c'est l'heure de la revanche pour la Némésis de la famille Richards, mais ces derniers n'hésitent guère avant de se lancer dans la mission proposée par Nick Fury (et sans Susan qui est restée en Amérique pour trouver une maison afin d'y élever l'enfant qu'elle a eu avec Reed). Les voilà donc en touristes en Latvérie, totalement conscients de s'aventurer dans la gueule du loup. Ils y découvrent des hôtes attentionnés dont l'amabilité un rien forcée trahit la peur de désobéir à leur monarque tout-puissant. Attendant sagement que ce dernier dévoile son jeu, les Fantastiques vont mettre en danger la population d'un village entier avant de devoir ensuite penser à leur propre survie lorsque la menace se révélera.

La progression de l'intrigue est satisfaisante et nous laisse entrevoir les capacités d'anticipation de Fatalis, l'un des villains les plus impressionnants du Marvelverse (il parviendra à domestiquer le pouvoir cosmique du Silver Surfer, à devenir empereur de la Terre et même à disposer des facultés d'un Beyonder !). Il joue ici à domicile et se contente dans un premier temps d'attirer l'attention de ses ennemis, de les étonner puis de leur porter le coup de grâce en cherchant à savourer son inévitable victoire et sa revanche sur des adversaires qu'il considère encore bien inférieurs (le respect envers l'intelligence exceptionnelle de Richards qui, la plupart du temps, trouvera LA parade à ses exactions, viendra plus tard).
Du coup, Fatalis baratine, pérore et montre un aspect un peu rebutant de lui-même, une forme d'auto-satisfaction grandiloquente propre aux dictateurs des mauvais récits d'espionnage. On n'en est pas encore à cette supériorité manifeste mais non verbale qui sera petit à petit développée plus tard. Ici, on le voit poser pour une toile destinée à asseoir sa souveraineté et admirer ouvertement l'envergure de certaines entreprises nazies qu'il ne fait que poursuivre, avec plus d'intelligence et de moyens. Son armure n'est pas encore l'arsenal terrifiant qu'on connaît aujourd'hui et il ne dédaigne pas de se servir d'une arme de poing.


Les Fantastiques sont sans doute mieux dégrossis, Stan Lee a pris le temps de développer les personnages et les liens très forts qui les unissent. Leader incontesté, Reed Richards ne semble pas encore disposer de ce formidable intellect qui fera de lui l'arbitre des conflits d'ampleur cosmique. Paternaliste et un brin autoritaire, il tâche surtout de ne pas laisser à son adversaire trop de coups d'avance. Grimm (la Chose) et Storm (la Torche humaine) forment le duo comique, se chamaillant sans cesse mais ne rechignant jamais au combat rapproché. C'est Crystal, l'Inhumaine, qui forme le quatrième élément du quatuor : dynamique et enjouée, elle manque toutefois sérieusement de charisme et d'indépendance.

Dès les premiers dialogues, on comprend que les décennies ont passé : les personnages passent leur temps à soliloquer, racontant carrément ce qu'ils sont en train de faire et exprimant à voix haute leurs motivations. C'est lourd et parfois chiant, surtout lorsque le dictateur de Latvérie nous serine comment il va prendre son temps pour écraser les Fantastiques et dominer le monde. La traduction poussiéreuse ajoute encore à l'aspect vieillot du récit : les exclamations et insultes sont d'un désuet risible et les jeux de mots tombent à plat. Malgré la taille des pages, les phylactères extrêmement denses parviennent presque à prendre le pas sur le découpage des planches. Heureusement, le style graphique de Kirby donne le change : les robots sont impressionnants, les armes toujours surdimensionnées et les bâtiments grandioses. Un peu comme Michael Bay au cinéma, dès que "ça pète", il en jette. Les déflagrations et les rayonnements rythment les combats et les personnages évoluent avec une certaine grâce.
Reste que le dernier chapitre plombe l'ensemble, avec un retournement de situation abracadabrant, une arrivée inopinée (et quasi inexplicable), une victoire chanceuse et une décision incompréhensible renvoyant les adversaires dos à dos. En parallèle, Stan Lee a tout de même eu le temps de placer quelques pions pour la suite (l'étrange habitation dénichée par Susan Richards [1] recèle de sombres secrets...).

Encore une fois, Fatalis a tenu les FF à sa merci (et facilement), leur a laissé une certaine liberté de mouvement avant de se prendre une dérouillée imprévue (par lui, pas par les lecteurs) : un schéma classique qu'on retrouvera régulièrement dans cette série et ailleurs (Magnéto ne fera pas autrement avec les X-Men). L'histoire a son charme et les personnages portent déjà le germe de ce qui fera d'eux des êtres bien plus fouillés (et puissants ; et intéressants) à l'avenir. Cela dit, certains passages sont assez mièvres, le bavardage "stanleeesque" devient parfois indigeste et certaines cases manquent de détails. L'encrage de Joe Sinnott fait merveille sur les surfaces métalliques mais donne peu de relief aux visages souvent inexpressifs.
À (re)découvrir pour ceux qui peuvent.



[1] Rappelons aux profanes que le couple qui forme le noyau des Fantastiques a vu ses noms traduits différemment en français, Reed Richards devenant Red (ça va, ça passe) et Susan Storm devenant Jane (pour éviter sans doute d'avoir des soucis avec le diminutif "Sue" de Susan, ou bien, paradoxalement, pour américaniser le prénom, Susan sonnant un peu trop français).


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une plongée dans le Golden Age des super-héros.
  • Fatalis vs FF : la revanche !
  • Un séjour dépaysant, façon le Prisonnier, en Latvérie.
  • Stan Lee & Jack Kirby, le duo mythique à l'oeuvre.
  • Un grand format faisant honneur à certaines planches et aérant le récit.
  • Un rythme soutenu et des retournements de situation fréquents.
  • Un arc complet, ce qui n'est pas toujours le cas dans cette collection (les résolutions se trouvant dans les volumes suivants).
  • L'apparition de Nick Fury et ses copains du S.H.I.E.L.D.

  • Une traduction vieillotte qui prête souvent à sourire, surtout avec les insultes et imprécations.
  • Une tendance au bavardage didactique chez Stan Lee, chaque protagoniste cherchant à expliquer non seulement ce qu'il va faire, mais aussi ce qu'il est en train de faire. Pénible.
  • Un ouvrage ancien (édition 1976) et donc la colle ne tient plus...
  • Un Fatalis manquant encore de noblesse, dépeint un peu trop sur le mode dictateur fou.
  • Une fin en eau de boudin, très loin de tenir les promesses avancées dans les trois premiers chapitres.