Consumés, de David Cronenberg





Cronenberg est un filou. Du moins peut-on le penser à la lecture de ce roman qui passe son temps à vous perdre pour mieux ensuite vous entraîner dans une dimension hallucinatoire adjacente, proche de la nôtre mais où tout est saturé de détails, frisant la cacophonie existentielle, comme si l'acte de lire engendrait un phénomène d'hypersensibilité : le moindre geste, le moindre souffle de vent agace d'abord, avant de vous horripiler. Chaque objet insignifiant de la vie courante vous semble désormais surligné, surmontré, éclipsant de son halo propitiatoire les êtres vivants alentour, qui n'apparaissent plus, eux, que comme des fantômes éthérés mais revêtus d'une chair moribonde de personnages qu'on aurait aimé aimer.

Le cinéphile amateur de l'œuvre du Canadien retrouvera bon nombre de ses préoccupations et décodera aisément de nombreux renvois à certains plans ou séquences de ses films. Un peu comme chez Dali dont les silhouettes callipyges, les danseuses sans visage, les fourmis et les béquilles parsemaient allègrement l'œuvre peinte. Dans ses pages, Cronenberg fait alterner la chair et la technologie, comme une alternative politico-philosophique à son formidable Videodrome. Tout en y étalant des réflexions souvent pertinentes sur l'état de notre société engoncée dans un consumérisme fatal, Cronenberg s'amuse à détailler chaque élément du script un peu comme si on laissait l'étiquette de l'accessoiriste sur chaque objet utilisé dans un film. Une technique vaguement similaire à celle de l'auteur de la saga Millénium qui n'aimait rien tant que décrire minutieusement l'usage que Lisbeth Salander ou Michael Blomqvist  faisaient de leur outil informatique (des MAC, forcément...). Tiens, Blomqvist, comme l'étudiant français qui mettra l'accorte reporter photo américaine sur les traces d'Arostéguy, le philosophe en fuite au Japon car accusé d'avoir tué puis... mangé sa femme.
Et donc Cronenberg s'évertue, en s'appesantissant systématiquement sur les tenants et aboutissants, à nous faire partager cette enquête à double foyer qui finira, éventuellement, par donner les deux faces d'une affaire plus sordide encore qu'il n'y paraît. Et tandis que Naomi s'envole pour Tokyo dans l'espoir d'y découvrir le fin mot, son compagnon Nathan est amené par d'étranges coïncidences à filmer d'abord une opération clandestine à Budapest avant d'aller au Canada interviewer un médecin spécialiste d'une maladie honteuse et disparue (mais resurgie, évidemment), médecin dont la fille est atteinte d'un dysfonctionnement singulier lié à un traumatisme contracté à Paris, alors qu'elle était élève... du couple Arostéguy.


Tandis que les révélations de chaque portion d'enquête contribuent à lever un peu le voile sur un cas qui prend des proportions insoupçonnées, mêlant l'art et la culture à la haute-technologie et à son usage par des régimes totalitaires, l'auteur ne rechigne jamais à nous abreuver de marques de produits qui feront vibrer les geeks (détaillant les avantages de tel objectif sur un autre, ou d'un smartphone) tout en se complaisant à nous présenter des séquences plus charnelles. Car le cul est présent en abondance dans le roman, chaque protagoniste se révélant peu farouche (voire totalement désireux de forniquer), mais le sexe s'avère soit déviant, soit morbide, soit encore propice à des aberrations nauséeuses. On y apprend des termes comme l'apotemnophilie (une des clefs de l'intrigue, je vous le laisse googler) et l'on découvre des perversions bizarroïdes qui rappellent, mais en moins joyeusement foutraque, les premiers longs-métrages de l'écrivain-réalisateur (Rage ou Frissons).

Si l'on éprouvera très difficilement la moindre sympathie pour les personnages, tous complètement barrés dans leur genre, l'on sourira souvent devant cette fascination pour la culture et l'art hexagonaux, édifiés tels les véritables symboles d'une France idéale et trop sûre d'elle, pays bourré d'anachronismes et de paradoxes, capable de pardonner les pires vices de ceux qui ont prouvé leur valeur sur le plan culturel. Que le couple Arostéguy fasse régulièrement des sauteries avec ses étudiants ne choque pas plus que cela et, quand bien même le mari serait véritablement coupable de cannibalisme conjugal, la Nation est prête à lui rendre un hommage national si jamais il venait à décéder. La petite parenthèse sur le fonctionnement du jury du Festival de Cannes apparaît comme délicieusement provocante.
Dans ce roman, la chair est omniprésente mais souvent triste, torturée, percée, découpée, chirurgiquée ou mastiquée - à moins qu'on ne nous le fasse croire, profitant que notre attention soit focalisée sur les ébats pour nous balancer quelques perversions bien plus subtiles.
Lorsque, suite à un aveu qui s'éternise, tout semble se mettre en place, un nouvel horizon se dégage pour le lecteur, toujours sordide et plus sombre, menaçant. Mais il n'aura guère le temps de se préparer à l'apocalypse annoncée car l'ouvrage se termine abruptement, sans à-coups, nous laissant pantois, verts de rage, et rouges de honte, celle de ne pas avoir saisi la portée du sous-texte ou l'intérêt du roman : l'avenir qui s'annonçait ne se verra pas, mais se laissera imaginer, si tant est qu'on le souhaite.


Troublant, parfois stupéfiant et vertigineux dans sa dissection de notre réalité consumériste, scabreux et délibérément retors. Édité en France aux éditions Gallimard depuis 2016.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un texte qui s'inscrit en droite ligne de la carrière cinématographique de Cronenberg.
  • Un style alerte, dense, bardé d'images et d'allusions, multipliant les détails dans une sorte de jeu pervers avec le lecteur-consommateur.
  • Des images très fortes où l'aspect "enquête policière" est quasiment absent (on est plus proche du médico-légal).
  • Une culture particulièrement étendue qui va du meilleur usage des appareils numériques aux potentialités de l'impression 3D tout en évoquant les dessous du régime nord-coréen et une certaine vision de l'art.

  • Des personnages atypiques, écrasés par leurs singularités, leurs vices ou leur destin mais manquant cruellement de substance.
  • Une intrigue faussement complexe tendant à embrumer l'esprit sans soutenir le suspense.
  • Une fin désolante (quoique volontairement provocante).