Twin Peaks : le Journal secret de Laura Palmer


Élément essentiel dans la progression de l'enquête sur son assassinat, Le Journal de Laura Palmer a pris forme en 1990 sous la plume de Jennifer Lynch, concrétisant le rêve de nombreux fans, leur permettant de prolonger l'expérience du visionnage de cette formidable série qu'est Twin Peaks (qui en est à sa troisième saison, cf. cet article) tout en donnant plus de corps à un personnage qui n'apparaissait que comme une ombre, une silhouette, une réminiscence au gré des souvenirs de ses proches, voire un être désincarné s'exprimant dans les rêves de l'agent Cooper.
La fille du réalisateur et co-créateur de la série a su à merveille trouver le ton, les mots pour exprimer ce qui s'est avéré être une vie brisée, salie, violée, celle d'une jeune fille à qui tout souriait, qui souriait à tous, mais dont une sombre entité s'abreuvant de peine et de souffrance avait décidé de faire sa proie.

Répertoire des affres adolescentes, des tourments psychiques et physiques auxquels sont confrontés les jeunes filles sur le point de devenir femmes, ce journal aborde de plein fouet le choc entre les rêves de gosses et la réalité crue d'un monde cruel, sans pitié ni fard. Tiraillée entre le bien qu'elle souhaite faire (Laura s'est escrimée à plaire à ses parents, à réussir ses études, mais aussi à soulager la solitude des personnes âgées ou du fils attardé de Benjamin Horne) et le mal qu'elle se fait sciemment mais en cachette (en s'adonnant aux pires turpitudes sous l'emprise plus ou moins consciente de son démon intérieur : la drogue, la prostitution, le sexe sous toutes ses formes, mêmes les plus déviantes), Laura est l'image même d'une société schizophrène, taisant ses fantasmes, dissimulant ses vérités sous un voile de paraître bien-pensant.


Remarquable par l'intensité du mal-être qui s'y exprime, des sévices qu'elle subit ou qu'elle s'inflige, de la violence verbale montant crescendo au fur et à mesure que l'inéluctabilité de la chute se précise, le livre, s'il se lit très vite, perturbe aussi l'amateur de l'univers de Twin Peaks. Certains personnages y apparaissent différents, car vus sous l'angle déformé d'une Laura accro à la coke et torturée par ses cauchemars récurrents : Leo Johnson et Jacques Renault, bien qu'animés d'intentions pas très catholiques à l'égard de la jeune fille (elle n'a que quatorze ans !), y sont dépeints comme de gentils pervers, le premier capable seulement de crises de violence éparses. Bobby, le fils du major Briggs, y est présenté comme un voyou au cœur d'or, éperdu d'amour pour une Laura qui n'aura de cesse de le faire souffrir, consciente du pouvoir qu'elle dispose sur lui. Ce que la série TV montrait autrement, insistant davantage sur Donna, son amie d'enfance et James, le biker bohème.
Le film Fire walk with me, s'attachant aux derniers jours de Laura, se rapproche quelque peu de cette perversité qui inonde les pages du journal, mais préfère y ajouter un aspect plus métaphysique, alors que le livre aborde de front la misère sexuelle dont Laura s'avère coupable et dépendante. Le sexe, la souffrance et la mort imprègnent ces pages où l'on assiste au lent naufrage d'une vie prometteuse mais damnée, celui d'une fille qui se sait condamnée mais ne partira pas sans se révolter, sans faire mal à son tourmenteur, histoire de garder encore un peu de maîtrise de soi, de dignité évanescente dans cet au-delà qu'elle finit par appeler de ses vœux. Il y manque cette promesse, cette transcendance qui achevait le long-métrage et qui faisait de cette jeune victime une martyre que touchait enfin la grâce. Cette grâce que quelques rares proches ont su voir (le troublant Harold, qui la perdra en la désirant ; le gentil Johnny qui, mû par son adoration pour elle, parviendra enfin à formuler une phrase cohérente ; le Dr Jacoby, qui saura ne jamais la juger) alors qu'elle parvenait à ne montrer, mais avec ô combien de douleur, qu'une image d'Épinal de fille modèle et vertueuse à ses proches et ses amis d'enfance.

Psychologiquement riche, dense d'expériences stupéfiantes, un ouvrage brutal et profondément triste qui conserve, à l'heure des lynchages médiatiques et des harcèlements sur les réseaux, un impact et une pertinence intacts. Plusieurs fois réédité depuis 1990, il bénéficie désormais d'une présentation classieuse afin de l'intégrer aisément avec L'Autobiographie de l'agent très spécial Dale Cooper, paru en France chez Michel Lafon et dont nous parleront très bientôt.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une écriture courageuse choisissant de prendre le taureau par les cornes.
  • Des thèmes forts abordés de front : le sexe, la pédopornographie et les déviances sexuelles, la drogue, le suicide mais aussi la famille, l'amitié, le don de soi et le paraître.
  • Un personnage fascinant, tendancieux mais admirable dans son combat perdu d'avance.
  • Un compagnon intéressant pour la série TV, non indispensable mais permettant d'éclairer différemment le paysage de ce microcosme socio-culturel qu'était Twin Peaks.

  • Une écriture adulte et précise qui peine à convaincre, surtout au début (c'est censé être le journal d'une fille de douze ans !).
  • Parfois un trop-plein dans les turpitudes vécues par Laura peut amener au bord de l’écœurement.
  • Une vision du monde si sombre, traversée par si peu d'éclairs de bonheur...