Aborder Salem dans l'optique de se préparer intellectuellement à l'univers de la Tour Sombre tout en se familiarisant avec certains éléments développés dans des récits annexes - cf. à ce sujet le Guide du Lecteur de la Tour Sombre rédigé par Nolt ici-même - permet avant tout de prendre du recul sur l'œuvre proprement dite et suscite des réactions différentes de ce qu'elles auraient été ex abrupto.
Tout d'abord, Salem n'est pas un livre récent : publié en 1975 (donc juste après Carrie et avant Shining), traduit en 1977, il manifeste dès ses premières pages son statut antique dans la bibliographie de Stephen King. Quand on sait que l'auteur attache énormément d'importance à la technique littéraire et se plaît à critiquer le style de ses premières œuvres (lire à ce sujet le préambule de l'édition remaniée du Pistolero), on est en droit de se demander quel sentiment il aurait à propos de son second roman édité. De fait, si on le prend après la lecture du Fléau datant de 1978, l'on se voit contraint de voyager dans le temps, de repartir en arrière pour rebâtir une nouvelle approche, plus globale mais plus pertinente surtout, sur l'œuvre du King. C'est assez déroutant car, chaque fois qu'on cherche à juger le texte, son style d'écriture, sa narration, ses thèmes soulevés, il est nécessaire de le replacer dans son contexte. Ainsi, si le Pistolero (et quoiqu'en pense l'auteur lui-même) peut apparaître complètement intemporel, Salem accuse quelque peu le poids des ans, tout en paraissant mieux vieillir que le Fléau - sans doute du fait que le genre abordé, l'épouvante, est moins soumis à l'obsolescence de ses visions que la science-fiction.
Très vite, on retrouve les invariants de l'écrivain :
- des descriptions détaillées des personnages, même secondaires, soulignées par de nombreux détails issus de la culture populaire ;
- des dialogues denses et enlevés pendant les phases de transition, allongeant considérablement la trame narrative mais enrichissant la personnalité des interlocuteurs et renforçant le phénomène d'identification par le lecteur ;
- une fluidité dans la progression du récit liée à la manière d'écrire de Stephen King (j'avoue être complètement séduit par ce procédé qui laisse l'intrigue se construire d'elle-même à partir des interactions des personnages, les laissant prendre vie - même si c'est au détriment de l'intensité et de la qualité de la conclusion, parfois décevantes) ;
- un écrivain comme personnage central et pivot du récit (comme dans la Part des Ténèbres ou Ça) ;
- des enfants, dont un en particulier permettra à l'intrigue de s'accélérer dans sa seconde partie et permettra à l'auteur d'intensifier les émotions dégagées par les éléments d'épouvante - comme le souligne Nolt dans cet article. D'ailleurs, lorsque l'enfant n'est pas mis en scène, l'auteur n'hésite pas à faire rejaillir des souvenirs chez les adultes impliqués.
À cela, on peut également ajouter une propension à user de certaines ellipses qui rattachent le style aux classiques de la littérature fantastique (tendance horreur) du vingtième siècle : alors qu'il ne se prive pas de décrire méthodiquement le sordide de certaines scènes, à la limite du gore, il jette le voile sur d'autres en usant de formules comme :
Le reste se situe au-delà des mots.
C'est sans doute dans l'optique d'entretenir une certaine tension, d'ailleurs il ne se prive pas de découper ses chapitres en moments de terreur systématiquement terminés par un happening :
L'obscurité les enveloppa.
Ainsi, par moments, on se croirait dans un épisode d'une bonne série d'horreur, avec un intermède publicitaire qui surviendrait au moment où les personnages pénètrent dans l'antre du monstre. Ce n'est pas désagréable, il y a un certain confort paradoxal dans ces constructions surannées : on reprend son souffle en espérant que l'auteur décrive la séquence suivante tout en tremblant par avance pour le sort de ses héros. King se sert aussi d'inserts afin d'orienter l'intrigue et d'apporter des indices supplémentaires : coupures de journaux, rapports d'expertise médicale ou médico-légale, lettres manuscrites. Une technique héritée des grands Anciens de la dark fantasy (Lovecraft en tête) auxquels l'auteur voue un culte avoué.
Salem a ceci de particulier qu'il est constitué de deux grandes parties distinctes : la première pose les bases de l'horreur qui va peu à peu s'abattre sur la petite bourgade de Jerusalem's Lot, la seconde est toute en accélération avec un groupe de plus en plus réduit de personnages luttant désespérément contre le Mal - et contre la montre.
De fait, je vais me permettre un spoiler dû à la relative ancienneté de l'ouvrage : Salem est une histoire de vampires.
Or, il faut presque la moitié du livre pour que tous les indices concourent à cette conclusion, et encore davantage pour que le terme soit évoqué. Force est de reconnaître que la première partie est remarquable d'intensité, marquée par un gigantesque chapitre découpé en tranches horaires dans lesquelles on suit le quotidien de plusieurs des résidents de la petite ville, de leur lever au coucher : on passe ainsi du responsable d'une décharge à la gérante de la pension de famille puis à ces gamins qui se bagarrent dans la cour de l'école, et ainsi de suite, les heures s'égrenant tandis que le Mal dont on sait depuis le début (mais sans en connaître la teneur) qu'il hante certains endroits de Salem, prend ses marques et entame son lent et douloureux périple mortifère.
Singulièrement, on avait davantage l'impression d'être dans un récit de maison hantée, d'autant que la citation en exergue de la première partie (intitulée "Marsten House" du nom de cette immense bâtisse à la lisière du bourg qui avait été le théâtre d'événements atroces trente ans auparavant) était tirée d'un roman de Shirley Jackson, the Haunting of Hill House (un titre qui doit vous dire quelque chose à présent, si vous aimez Netflix et les séries réalisées avec talent). Bien qu'on ait parfois des fourmis dans les jambes, on se délecte de ce panorama placide et de ce rythme indolent afin de goûter aux petits travers des habitants, de mieux les connaître - pour mieux souffrir avec eux quand leur heure sera venue. L'auteur s'y connaît et sait mieux que personne relever ces petits riens qui caractériseront plus efficacement que de longs discours le personnage plus ou moins sympathique qui s'occupe de ses affaires, ignorant tout de l'ombre qui s'étend sur sa ville. Ils sont nombreux ces quidams, presque insignifiants : il y a ce jeune couple élevant pitoyablement un bébé dans une caravane, et ce jardinier préposé aux cimetières, le professeur d'anglais, le petit ami éconduit de Susan, laquelle est tombée amoureuse de l'écrivain, etc. Tous futures victimes, on le sait, on s'en doute - mais lesquels survivront ? Lesquels succomberont bêtement tant à leur ignorance crasse qu'à leur destin lamentable ? Lesquels auront une étincelle de dignité, une parcelle de génie instinctif qui les mèneront au combat avec vaillance ? Lesquels tourneront casaque et trahiront les leurs ?
L'horreur survient, alors. Par petites touches expressionnistes d'abord : l'écrivain Ben Mears revient sur les terres de son enfance et ne cesse de se rappeler cet événement traumatique qui l'a fait pénétrer la fameuse bâtisse soi-disant hantée. L'ambiance est privilégiée, plutôt que les faits : une chape d'angoisse va se poser sur les habitants, une peur irraisonnée. Puis les premières disparitions, les premiers méfaits : quelque chose est à l'œuvre, la nuit, quelque chose d'impitoyable et de terrifiant. Qui enlève les enfants, tue les gens, dépèce les animaux.
Les forces de l'ordre seront totalement impuissantes contre ce fléau, même si King ne s'acharne pas outre-mesure sur leur inefficacité : ce n'est pas leur faute, ils ne savent pas, ne peuvent pas savoir ce qui se trame. Il est nécessaire d'avoir suffisamment d'ouverture d'esprit, de clairvoyance mais aussi de maîtrise de soi pour non seulement envisager l'inenvisageable, mais également résister à sa peur (issue des forêts les plus noires de son inconscient) et élaborer sinon une riposte, du moins un moyen de survivre. Le professeur, le médecin de famille, l'écrivain ainsi que le prêtre semblent prêts pour cela, mais il faudra compter sur une jeune femme courageuse et belle et un garçon incroyablement tenace et ingénieux pour débloquer la situation et leur fournir une (petite) chance de réussite.
La seconde partie, tout intense et haletante qu'elle est, est beaucoup plus traditionnelle dans sa structure, d'autant que le voile est levé - et avec lui, beaucoup de ce mystère qui occultait les esprits : un vampire est au travail et, pour le combattre, il faut avoir lu des livres, ou vu des films. C'est aussi simple que ça. Derrière la pointe d'ironie se déroule une histoire finalement classique, avec des combattants du Bien se rassemblant pour un assaut désespéré, menés par une foi vacillante et la certitude d'être une brique dans le dernier rempart contre la Bête. Comme dans le Fléau, on peut s'étonner d'abord devant l'apparent manichéisme du conflit et l'indispensable présence de Dieu dans l'affaire - c'est là que l'âge du récit se rappelle à nous. Il n'empêche que la description des confrontations entre les vampires et leurs victimes est remarquablement prenante, et les manifestations du pouvoir divin sont convaincantes. Stephen King, en outre, ne nous épargne rien, et ce ne sont pas les plus sympathiques, les plus courageux, voire les plus méritants qui s'en sortiront.
Évidemment, le finale en rappelle d'autres, aussi légèrement décevants par rapport à la densité du texte et des chapitres précédents. Mais comme souvent, King, une fois le soufflé retombé, propose un épilogue rappelant que la lutte entre les forces primordiales, à l'œuvre depuis l'aube des temps, ne s'arrêtera pas à cet épisode.
Un roman sombre, complètement désenchanté, écrasé par l'indicible présence des forces obscures qui hantent notre monde mais heureusement illuminé, çà et là, par quelques instants sublimes (la touchante et subtile romance entre l'écrivain et Susan, le sang-froid du jeune Mark, la lutte vaine du père Callahan). Aujourd'hui encore, malgré quelques facilités, quelques lourdeurs et cette tendance à digresser (sans parler des très nombreuses coquilles de cette édition - Presses Pocket 1988 - qui s'avère en outre lacunaire si on la compare à de nouvelles versions augmentées), Salem parvient à susciter la peur, surtout dans sa première partie (justifiant pour son auteur son statut incontournable de "Maître de l'Horreur"), là où les monstres n'ont pas encore dévoilé leur vrai visage : on n'en sort pas indemne et on se surprend à percevoir, dans chaque coucher du soleil fatigué toute la tragique beauté d'un monde à l'agonie.
À noter que le roman a déjà donné lieu à des adaptations (un téléfilm avec David Soul et une mini-série) mais qu'une autre, plus ambitieuse, est annoncée depuis quelques temps.
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