Chroniques des classiques : Tous à Zanzibar de John Brunner


Paru en 1968, Tous à Zanzibar fit sensation. Non seulement parce qu’il décrocha sans peine le prix Hugo l’année suivante (rappelons qu'il s'agit de la plus haute distinction pour une œuvre de science-fiction avec le prix Nebula), mais aussi parce qu’il déclencha une prise de conscience auprès des auteurs de SF qui comprirent ainsi qu’il était inutile de chercher l’avenir – et les sources d’inspiration – dans les étoiles : l’anticipation, pour noire qu’elle puisse être, cynique et désespérée, est tout aussi passionnante sous ses dehors austères. À une époque où on ne parlait pas encore de "cyberpunk", John Brunner, s’appuyant sur une culture étendue, des articles prémonitoires et une vision aiguë du présent, a construit une œuvre pharaonique dont les thèmes sont loin d’être glamour. Car il perçoit dans ce XXIe siècle tout proche (et nous, on peut se targuer d’y être !) l’accomplissement des pires présages et des augures les plus funestes que sont surpopulation, multinationales, eugénisme, pollution atmosphérique et terrorisme tandis que les technologies explosent, mais dans des buts peu avouables : mass media, clonage, biotechnologie et informatique font partie du quotidien ; les programmes TV personnalisés permettent à tout un chacun de se projeter dans le monde en consommant les nombreuses drogues légales (ou non).

Contexte 12, p. 255En fait, si l’on mesure l’homme à l’aune de l’extrémisme, on est amené à conclure que l’espèce humaine elle-même n’en a plus pour très longtemps.[1]

Qu'en dit le résumé de quatrième de couverture de l'édition 1980 ? 
Au XXIe siècle, le monde surpeuplé doit faire face aux problèmes prévus dès la seconde moitié du siècle précédent. Des nations se sont alliées et l’équilibre géopolitique demeure précaire : à l’Est comme à l’Ouest, des puissances émergentes menacent l’ordre mondial, tandis que l’Afrique cherche une unité utopique sous le parrainage paternaliste des anciennes puissances coloniales. La General Technics, entreprise toute-puissante jouissant de la puissance de calcul de Shalmaneser, l’ordinateur géant, cherche à augmenter encore ses profits en misant sur l’exploitation de gigantesques gisements sous-marins ; mais il lui faut pour cela obtenir une tête de pont africaine viable. Et le Béninia, petit État indépendant, semble convenir. Norman House est chargé d’étudier le projet, tandis que son colocataire Donald Rogan, synthéticien, se voit recruter pour devenir agent secret infiltré au Yatakang, afin d’y découvrir ce que trame ce professeur qu’on dit capable de créer des surhommes. Et autour d’eux, le monde s’agite sous les actes terroristes et les agressions gratuites tandis que les programmes TV personnalisés modèlent l’opinion et que le bien le plus précieux s’avère désormais être son patrimoine génétique…

Livre univers, élaboré savamment au travers de chapitres spécifiques qui sont autant de hublots sur une dystopie complexe, multipliant les points de vue tout en insérant habilement de nombreuses citations du Lexique de la délinquescence (non non, il ne s'agit pas d'une coquille !) à l’aide de néologismes malins, Tous à Zanzibar est incontestablement difficile à appréhender. Petit à petit, on finit par trouver dans les "Continuités", "Contextes" et autres "Jalons & portraits" la mise en place d’une intrigue autour de personnages récurrents. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les liens unissant Norman (le Noir américain, qui trahit une des préoccupations majeures de l’ouvrage – le racisme induit) et Donald (le gentil WASP affable et placide qui sera transformé, littéralement, en machine à tuer) ne sont que des à-côtés. On côtoiera des figures emblématiques telles Chad Mulligan, théoricien vaguement ethno-sociologue aux répliques acerbes et au génie désenchanté, et on suivra le parcours de ces couples cherchant à enfanter légalement, ou désireux simplement de retrouver un sens à leur vie.

Continuité 17, p. 401Nous sommes au courant de tout ce qui se passe à l’échelle de la planète, et nous n’acceptons plus que notre horizon limité circonscrive la réalité. Ce que nous retransmet la télé est bien plus réel.


Tout y passe dans cet ouvrage, même si la religion apparaît finalement comme le parent pauvre du roman : politique, sexe, science et économie occupent les pensées de chacun tandis que la connaissance régit le monde. En possédant l’ordinateur le plus puissant de la planète, la compagnie General Technics domine les débats, échafaude et extrapole plus vite et de manière plus viable que les autres puissances : Shalmaneser, le super-computer, sorte de dieu enchaîné, en arrive ainsi à cautionner et valider chacun des actes les plus importants des sociétés, chaque projet, chaque hypothèse.

Contexte 2, pp. 26-27 : Comme une espèce vivante, les automobiles s’éteignirent lorsque leur environnement fut saturé de leurs déjections.

Un constat amer et effrayant, parfois passionnant mais si dense et complexe qu’il parvient à nous perdre en route. La technique narrative très sûre de Brunner, inspirée sans doute des déconstructions à la Dos Passos, se pare d’une ironie constante et jouit d’une acuité étonnante (on n'est pas loin de la prophétie lorsqu'il évoque pour 2010 un président des USA afro-américain nommé Obomi !). Car s’il est loin d’avoir vu juste dans certains domaines (comment, rétrospectivement, pouvait-on prévoir le "boom" de l’informatique ?), il est effarant de justesse dans son analyse des rapports de force Est/Ouest, des travers de la société de consommation, du paradoxe entre le développement des moyens de communication et l’aride atrophie des rapports humains et même des questions éthiques liées à l’expérimentation génétique.

Jalons & portraits 6, p. 132 :  Les hommes se trompaient eux-mêmes en prétendant que la haine était un sentiment qui s’apprenait. La haine du rival, de l’intrus, du mâle plus puissant ou de la femelle plus féconde était une donnée implicite de la structure psychologique de l’humanité.

Rédigé à l'époque où le genre lui-même connaissait un sursaut tant d'orgueil que de conscience, sous l'impulsion de la revue New Worlds, ce roman s'avère toujours aussi impressionnant et véritablement indispensable à toute bibliothèque. Les amateurs de SF ont tendance à lier cet ouvrage à trois autres romans du même auteur (L’Orbite déchiquetée, Le Troupeau aveugle et Sur l’onde de choc), constituant ainsi une "Tétralogie noire" qui est sans aucun doute le sommet de la carrière de cet écrivain hors norme – à la suite de problèmes de santé, John Brunner n’a en effet plus produit d’œuvres de cet acabit par la suite.

Le monde en marche 13, p. 233EXPLOSION DEMOGRAPHIQUE : Evénement unique de l’Histoire humaine. C’est arrivé hier, et tout le monde dit que c’est pour demain.




[1] Les citations sont extraites de la version 1980 en deux tomes des éditions J'Ai Lu, sur une traduction assez courageuse de Didier Pemerle.





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un texte d'une force inouïe, aussi prémonitoire que virtuose.
  • Une construction en puzzle à la frontière du Nouveau Roman et du New Age.
  • Un recours spontané à des néologismes pointus et une langue acerbe qui stimulent l'intellect.
  • L'impression de lire une sorte de manifeste pessimiste sur un avenir encore plus sombre que prévu.

  • Des personnages qui ne passionnent pas, voire agacent.
  • Une intrigue dissolue fondée sur des rebondissements un peu grossiers.
  • Une densité qui peut rebuter.