Lire Le Fléau de nos jours, c’est s’exposer à une déception inévitable : le roman date déjà, que ce soit la version de 1978, que l’éditeur de Stephen King avait demandé d’alléger ou cette nouvelle édition, de 1990, qui réincorpore les passages coupés ainsi que quelques modifications afin de mieux coller à l’actualité (la fin est également modifiée avec un épilogue qui n’existe pas dans la première édition). En 2019, quand bien même on n’aurait pas pris connaissance des versions comics ou télévisées, le sujet du livre n’a rien de bien original : il s’agit, après tout, d’un script post-apocalyptique construit à partir d’une sélection de personnages distincts que le destin se chargera de rassembler. On reconstruit un monde sur les ruines de l’ancien en tirant (ou non) les leçons du passé tragique qui a conduit au drame.
Ce pourraient être des zombies, une guerre totale, une succession de séismes cataclysmiques, voire une invasion extraterrestre. Ici, on a droit à un virus, échappé d’un laboratoire militaire. Une forme extrêmement virulente de grippe dévaste le pays (on ne sait absolument rien de ce qui se passe hors du continent nord-américain), mal gérée par les forces gouvernementales qui s’appliquent dans un premier temps à dissimuler leur bévue, avant d’être totalement dépassées - car rien ne semble arrêter le fléau. Les cadavres s’amoncellent, les villes se dépeuplent, les routes s’encombrent de voitures abandonnées ; des incendies éclatent, des centrales explosent, le monde se vide de ses habitants (car certaines espèces animales, comme les chiens, sont également touchées).
Mais...
Mais des individus s’avèrent résister à la maladie. Miracle génétique ou choix divin, peu leur importe car il faut tout d’abord s’organiser, affronter la solitude et la folie qui les guettent avant de trouver un nouveau sens à leur existence désormais fragile. Petit à petit, des couples se forment, des petits groupes cherchent leur salut, espérant trouver qui des renforts, qui des explications, qui un havre ayant échappé au Mal. Un jeune et habile sourd-muet s’associe à un attardé, un chanteur de rock en pleine ascension se lie avec une fascinante institutrice revêche, un Texan flegmatique tombe amoureux d’une jeune célibataire enceinte… L'existence de ces êtres à part recommence enfin à s'écouler paisiblement.
C’est alors que surviennent les rêves.
Dans certains, une vieille afro-américaine les convie au Nebraska dans le but de leur expliquer la volonté de Dieu ; dans d’autres, un homme sans visage les terrorise, s’apprêtant à monter une armée de l’autre côté des Rocheuses. L’éternelle lutte entre le Bien et le Mal, la Lumière et l’Ombre, la Loi et le Chaos est sur le point de se jouer, par le biais de pions plus ou moins conscients de leur statut, plus ou moins optimistes quant à leur avenir dans une Amérique désormais déserte où les machines se sont tues.
On le voit, rien d’original, et même à l’époque (Je suis une légende de Richard Matheson date de 1954). D’ailleurs, Stephen King ne cherchait pas vraiment à raconter du nouveau, mais plutôt à introduire de l’épique dans un monde dévasté, en passant par trois moments-clefs : la survie, le rassemblement et l’affrontement final.
Ceux qui connaissent l’auteur remarqueront également que le style possède encore les scories décelables dans le Pistolero (le premier volume de la Tour sombre), bien que l’écriture soit plus dynamique et la tournure des phrases moins ampoulée. Toutefois, ce qui tire le Fléau vers le haut, c’est avant tout cette formidable faculté qu’a King de donner naissance et surtout faire vivre, par le biais de ses mots, des personnages aussi exceptionnels qu’anodins. Aucun super-héros ici, même si quelques-uns jouissent de facultés hors du commun : sans que le pouvoir soit nommé autrement que par « une forme de télépathie », on retrouve par exemple des enfants dotés du shining. Les survivants ne sont pas des êtres d’exception, les « bons » étant soumis aux mêmes affres, aux mêmes tentations que n’importe qui – et c’est bien de la manière dont ils gèrent leur faiblesse que se dégage leur statut de héros. Fran sait parfaitement qu’Harold est follement épris d’elle et jouera habilement de ce sentiment à son avantage, ce qui lui vaudra la terrible rancœur du garçon éconduit ; le gentil Larry qui s’en voulait déjà de ne pas s’être assez occupé de sa mère ruminera tout le long du roman sa terrible expérience avec Rita qui a fini par se suicider alors qu’il avait promis de l’aider.
Reste l’élément central, articulé autour du pivot qu’est Randall Flagg, l’Homme sans visage, individu sans scrupule ni remords dans lequel s’est incarné le Mal et qui sent, alors que le fléau se propage, venue l’heure de son apothéose démoniaque. Lui se découvre des pouvoirs et se met à rassembler des adeptes qu’il dompte par la terreur, afin de constituer une armée capable de détruire la communauté de la Zone libre, constituée autour de la vieille du Nebraska qui semble l’Élue de Dieu. Dieu, le Diable : on peut faire la fine bouche face à ce genre de mentions. Après tout, pour autant, ce ne sont que des vocables aisément identifiables servant à désigner des forces antagonistes. Le manichéisme primaire structurant l’œuvre n’est pas critiquable en soi, tant qu’il ne se reflète pas dans l’exposition des personnages, lesquels sont suffisamment riches et complexes pour qu’on prenne plaisir à les suivre, à les aimer ou les détester. Des éléments de leur passé resurgiront par moments afin de mieux étayer leurs réflexions, leurs doutes, leur désarroi face aux inévitables interrogations éthiques qu’engendrera leur mission. Est-ce Dieu qui parle à travers Mère Abagail ? Qui leur envoie ces rêves ? Le fait est qu’ils ont tous rêvé des mêmes êtres, ils sont au moins forcés de se rendre à l’évidence : quelque chose de « supérieur » les a choisis, et quelque chose de malfaisant est à l’œuvre dans l’Ouest. Le petit monde tranquille qu’ils ont rebâti, réinventant les principes démocratiques des Pères de leur nation défunte, risque d’être éphémère et nul doute qu’ils devront combattre, peut-être même se sacrifier pour la sauvegarde et de leurs proches et d’un idéal manifestement fragile. Il est amusant de voir dans leurs réflexions, leurs discussions, leurs atermoiements, la volonté de l’auteur de ne pas sombrer dans les travers ésotériques d’un discours trop religieusement orienté : après tout, des milliards ont péri, où était Dieu à ce moment ? À moins que ce ne fut là un châtiment divin…
Dans ses deux premiers tiers, le Fléau fonctionne à merveille, même si on sent par moments une certaine frilosité dans la description de certains actes pervers suscités par la disparition d’un ordre établi et par le désœuvrement d’individus se livrant à leurs plus bas instincts. L’écrivain semble plus disert sur les intentions des créatures les plus viles que sur leurs agissements, comme s’il s’apercevait au dernier moment de l’inanité d’un tel voyeurisme. Peut-être les passages rétablis (dont au moins un avait été proprement censuré à l’époque) vont-ils plus loin dans le glauque, le gore ou la violence ? Stephen King, en revanche, fait la part belle aux émotions, aux sentiments, à tout ce qui sourd de l’âme humaine : bons ou mauvais, ses personnages n’agissent jamais sans réfléchir et l’auteur n’hésite guère à traduire les pensées de tel pyromane dégénéré, tel attardé mental ou tel sourd-muet suspicieux.
La fin, du coup, laisse à désirer. L’accélération est patente, les ellipses temporelles se multiplient, délayant la tension, ralentissant le tempo : la conclusion inévitable, le duel ultime, le Gran Finale se précipitent doucement, et on se demande quelle pirouette pourra bien se produire pour nous surprendre, quelle surprise nous réserve l'auteur de Ça à la fin. Conclusion qui sera, forcément, décevante, presque ridicule par sa tiédeur et ses coups de théâtre, tant les enjeux et le potentiel étaient immenses. On est presque étonnés par l’absence d’étonnement.
Mais qu’importe. Considéré comme l’une des œuvres majeures du Maître de l’Horreur, le Fléau vaut le coup, ne serait-ce que pour faire connaissance avec l’Ombre qui hante nombre de ses écrits, celui que le Pistolero poursuit depuis (et jusque) la nuit des temps et afin d'y voir concrétisée la persistante méfiance de l’auteur envers les agissements de son propre gouvernement.
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