Quand l'image transcende les mots...



Et si pour une fois, on se passait de mots ?

Un comic, une BD en général, c’est une histoire contée en employant deux manières très différentes de développer une narration. L’écrit d’une part, essentiellement à travers les dialogues (du moins pour la partie émergée de l’iceberg), le dessin ensuite, aussi évocateur qu’il peut être parfois décevant.
Le texte, les idées, la technique qui les sous-tendent, nous en avons parlé (cf. ce dossier) et en reparlerons. Voyons plutôt aujourd'hui quelques images qui se passent de mots.
Il s'agit ici de s'attarder sur ce que nous considérons parfois un peu trop vite comme négligeable ou allant de soi. Cet article n'est cependant pas une démonstration, il se veut être une cadence différente, un ralentissement propice à l'observation des détails. Une forme d'hommage, aussi, à ces gens talentueux qui sont si mal considérés par certains arpenteurs de galeries ou pisse-copies.

Il existe plusieurs temps dans la lecture d’une image. Certaines étapes sont liées aux individus, d'autres ont un caractère plus général. Dans les exemples qui suivent, nous allons essayer de déterminer les phases essentielles dans la perception.
Commençons avec l'exemple ci-dessous.


- Dans un premier temps, certains éléments "sautent aux yeux". Le gant rouge et quadrillé renseigne sur le personnage principal (cet "indice" prend à lui seul un bon tiers de l'image), la série de photos renvoie au familier photomaton.
- Un deuxième temps est nécessaire pour comprendre la volonté de l’artiste. L’originalité narrative réside ici dans le fait de proposer, à travers une série de photos, un enchaînement permettant de raconter quelque chose.
- Le troisième temps permet au lecteur de synthétiser les éléments "fulgurants" ou "évidents", censés le placer en terrain connu, et les éléments narratifs, censés engendrer une émotion ou, au moins, permettre une compréhension implicite et presque inconsciente du déroulement de l’action. En gros, le dessin révèle, à ce stade, une Araña (cf. cette Parenthèse de Virgul si vous ignorez qui est cette jeune fille) bien excitée de rencontrer Spidey. Elle le bouscule un peu sur la première photo, histoire que l’on voit bien qu’elle est là, elle lui saute dessus sur la deuxième, parce qu’elle adore ce mec, il la repousse ensuite, d’une manière si cavalière que l’on imagine qu’elle a dû être très chiante.
- Le quatrième stade est un stade "froid", dans le sens où, à chacune des phases précédentes, il y avait une réaction à chaud et une adhésion plus qu’une analyse. Bien des gens vont en rester à cette première impression concernant cette scène, drôle et éloquente, d’un Spidey rabrouant une Araña. Si l’on revient sur l’image, l’on peut cependant noter que les photos sont tenues par des mains bien différentes et que, donc, Anya et Peter, malgré des différences liées à l’âge, sont proches l’un de l’autre puisqu’ils en viennent à tenir, conjointement, un si petit objet. Ils sont donc mis en situation de recul par rapport à leurs propres réactions. L’imagination du lecteur est alors sollicitée pour compléter ce qui n’apparaît pas à l’image (les personnages sont-ils amusés ? énervés ? surpris ? pourquoi sont-ils si proches ?).

Sans écrire un seul mot, le dessinateur vient donc ici de faire passer plus qu’un message. C’est une histoire, petite sans doute mais importante, qui se raconte là sans l’éternel besoin du Verbe. Mieux encore, s’il avait fallu transposer les mêmes sentiments de manière écrite, cela aurait nécessité des choix, des mots, des prises de position, des éclairages qui auraient marqué certains esprits, sans doute, mais qui en auraient laissé d’autres indifférents.
La perception visuelle serait donc plus douce et universel que les mots, directs et violents ? C’est à voir. Les images peuvent faire mal parfois.

Prenons un autre exemple. Que raconte ce dessin ?


Contrairement à la première image, celle-ci est "unique", elle semble ne proposer qu’une lecture, qu’un seul sens, sans aucune histoire. Mieux, elle correspond à certains standards que l’on pense obligatoires pour un certain type de personnages.
Voyons cela de plus près.

- Le premier stade est évident : flingue et crâne donnent souvent le Punisher. L’identification est faite, rapide et précise.
- Un deuxième temps permet de comprendre la violence de la scène, cet homme est prêt à faire usage de son arme. Il est déterminé, effrayant presque tant il semble "nous" viser en fait.
- Le troisième temps permet, là encore, d’associer divers éléments et d’amalgamer volonté de l’artiste et perception du lecteur. C’est un moment à la fois instinctif et fusionnel, bien qu’il puisse être très différent selon les lecteurs (chaque "rencontre" étant différente).
C’est à la fois violent, flou et évident. L’on peut adhérer ou être, au contraire, indigné.
- Le quatrième temps permet encore de revenir, à froid, sur ce qui n’est pas saisi par l’instinct. Il existe, dans cette image, un triangle que l’on ne voit pas forcément au premier abord. Les yeux de Castle sont entièrement dans l’ombre (l’éclairage de la scène ne justifie pas vraiment de telles ténèbres). Ils renvoient non seulement aux canons juxtaposés, dont les bouches jumelles sont également dans le noir, mais aussi aux yeux de mort du symbole sur le t-shirt. Ici, l’on peut donc penser que ce qui tue est, de manière égale (selon l’artiste en tout cas), les armes, les individus et les convictions (symbolisées ici par le crâne).

Faut-il parfois donner un "excès" de sens aux images comme je viens de le faire concernant cette cover du Punisher ? Le procédé n’a rien de honteux, il est pratiqué dans la littérature en général et les auteurs, s’ils sont un peu honnêtes, seront les premiers à vous dire qu’ils découvrent parfois du sens là où ils ne pensaient pas en avoir mis.
L'art se doit d’ailleurs d’être fécond, plein de sueur et de symboles. De dangers même.
Picasso lui-même, qui n'a pas dit que des conneries, prétendait que l'art se devait d'être dangereux. Et que s'il était "chaste", ce n'était alors pas de l'art.

Notre troisième exemple est plus tiré par les cheveux. Et, paradoxalement, c’est celui qui est probablement le mieux construit. Oublions, pour ceux qui connaissent les personnages, ce que l’on sait et regardons ce que l’on voit.


- Les personnages semblent sans âge, le décor urbain.
- Les personnages sont empreints d’une gravité étrange, le décor est bancal, pire, il semble se dissoudre vers le bas. Un malaise naît.
- Suivant les sensibilités, l’on peut être séduit ou peu enthousiasmé. Le manque de repères iconiques évidents se fait sentir, en bien ou en mal.
- Le quatrième temps, celui de la réflexion et de la digestion, est de nouveau le plus intéressant. Sur les quatre personnages, trois surplombent la scène. Ce sont toutes des femmes. La première a une posture sexy-christique, la deuxième a un regard si brillant qu’il en devient aveuglant (l’aveuglement de la Justice ?), la troisième est la plus "abordable", elle nous regarde et semble nous toiser gravement. Que représentent ces icônes ? Le sacrifice, l’illumination, le courage ? Peut-être. Reste encore à expliquer un intrus, masculin et peu évident, en bas de l’illustration.
Notons qu'il est le seul à regarder vers le bas (le premier des personnages féminins a les yeux fermés). Et que ces lunettes, avec les petites croix, peuvent faire penser à des résidus de cornes coupées. C'est également le seul à être dans l'action (il se précipite vers quelque chose) et non dans une posture figée.
Si vous connaissez un peu les Runaways, vous pouvez tirer vos propres conclusions et donner un surplus de sens à cette composition qui raconte bien une histoire alors qu'elle est pourtant unique (il n'y a pas ici de "séquence", cf. cet article) et qu'elle n'utilise aucun texte.

Rien n’est innocent. N’importe qui, maniant un peu les symboles, vous le dira. Les mots peuvent parfois s’analyser plus facilement, du moins en apparence, que les dessins. Ils semblent finis, évidents, sans mystère ou arrière-goût.  Ils laissent pourtant, la plupart du temps, la trace de leurs imperfections ou de leurs nombreuses nuances dans les esprits.
Les dessins procèdent de la même logique et du même assemblage habile.
Ils peuvent être violents, émouvants, moches, sublimes, majestueux… parfois merdiques et irritants.
Mais ils sont une manière de conter, une façon de se foutre à poil devant tout le monde en gardant, parfois, le meilleur pour les yeux les plus patients. Des épisodes entiers de comics bien connus ont été parfois, volontairement, privés de dialogues. Pour montrer quoi ? Que les dessinateurs étaient des conteurs ? C’est bien là une évidence.
Il y a, dans le maniement du crayon, une noblesse qui renvoie au maniement de la plume. Il y a sans doute même dans les traits quelque chose qui échappera toujours aux mots. Et, dans ce mariage improbable, il y a notre regard. Perdu. Ébloui. Triste ou enjoué.
Mots et dessins ont tous des sens cachés, une part d’ombre, une résonance inconsciente. Et si le dessin n’est pas forcément toujours plus évident que le texte (il possède aussi, dans sa plus haute forme, ses subtilités), il garde tout de même une universalité que le langage courant n’a pas : nous ne parlons pas tous anglais, ou allemand ou arabe ou japonais, mais nous reconnaissons tous un sourire ou des larmes. Le dessin devient ainsi le support d'une sorte d’espéranto qui aurait "réussi", un medium idéal pour franchir les barrières linguistiques et permettre une narration peut-être plus... accessible ?

Prenons cette fois le dessin ouvrant cet article. J'ai un peu triché car il contenait du texte que j'ai supprimé. Ceci dit, il n'était pas très important. La scène, elle, est connue au moins des fans du Tisseur qui ont pu voir, à plusieurs reprises, Peter et Mary Jane se tenant ainsi au-dessus de New York.
Même si l'on se serait aisément passé de la posture rappelant un certain couple qui va tragiquement se séparer dans les eaux froides de l'Atlantique, le symbole semble ici évident : notre amour est au-dessus de tout.
Il y a cependant un choix important qui fait également sens ici : le fait que les personnages soient de dos. Alors, bien sûr, s'ils étaient de face, pour représenter la ville à leurs pieds, cela changerait la perspective et les rendrait trop petits (New York serait alors au premier plan, ce serait la ville qui les dominerait). Mais au-delà de ça, il faut noter que cette vue de dos embarque le lecteur et le plonge, dans une position dont on ne sait si elle est amicale ou voyeuriste, au cœur même de l'émotion dégagée par la scène. Il ne s'agit plus d'assister aux actions des personnages mais bien de partager leur vision, leurs sentiments.
Combien de mots aurait-il fallu pour décrire une telle scène et faire naître un sentiment d'identification ? Ici, par la magie des crayons, tout est dit instantanément.

Beaucoup de gens, tout en vouant une vénération à la peinture par exemple, méprisent encore de nos jours la bande dessinée. Ils la considèrent au mieux comme une forme d'art mineur, au pire comme un divertissement pour demeurés. Et pourtant, elle a beaucoup à offrir. Oh, bien entendu, il existe des BD mal foutues et inintéressantes, aucune forme d'art ne produit uniquement que des chef-d’œuvres, mais il existe tellement de dessins, issus de la pop culture, qui font sens et portent en eux une émotion fondamentale et indéniable qu'ils renvoient, aujourd'hui, les snobs et les sectaires au vide et à l'iniquité de leur jugement préfabriqué.

Je termine avec un dessin (en deux temps) qui m'a ému aux larmes le jour où je l'ai découvert.
Ce qu'il raconte est si évident que je ne vous ferai pas l'affront de vous l'expliquer. Je vais juste me contenter de dire qu'il est l'œuvre de Puna-Nezuki. Et juste avant, on va se savourer une petite citation de Manet (pour info, c'est le type qui a réalisé la toile ci-contre... à l'âge de 26 ans, et il a été pas mal critiqué par un tas de connards à son époque, et pour être franc, j'aime assez les gens qui ont tendance à crisper les trous du cul).
En réalité, il n'y a aucune différence fondamentale entre les artistes classiques et ceux qui, de nos jours, nous émeuvent avec des Tortues, le Tisseur ou Batman. Ils maîtrisent les mêmes techniques et ont au final le même but : asséner des émotions complexes dans un silence aussi élégant qu'étourdissant.

Qui donc a dit que le dessin est l’écriture de la forme ? La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie.
Edouard Manet.