De la Technique dans l'Écriture


Essai sur un thème au centre de toute forme d'écriture et qui peut paraître surprenant puisqu'il s'agit d'affirmer, voire démontrer, que le moins important dans une histoire... c'est l'histoire. Nous allons donc aborder ici l'aspect technique de l'écriture, d'abord de manière générale, puis avec le domaine bien particulier des dialogues.


L'intrigue et sa mise en œuvre

Quoi que vous racontiez, quelle que soit l'originalité de l'idée qui peut vous venir à l'esprit, une histoire n'est, à la base, ni bonne ni mauvaise. Son thème peut être "à la mode" et intéresser plus ou moins de monde, mais ce n'est jamais cela qui fera d'une idée de départ un bon récit. Sauf dans le cas de rares exceptions, c'est la manière de raconter qui donnera de l'intérêt, de la force, du panache au propos.
Il est effarant de constater à quel point certains auteurs amateurs, ou même professionnels, ont parfois de larges lacunes techniques quant aux outils servant à la construction même de leur récit. Pourtant, la technique n'est pas un "gros mot" et ne s'oppose en rien à la créativité. Et la narration, comme tout art, repose en partie sur la technique. Ce qui parfois pose problème, c'est que cette technique n'est pas évidente au premier abord.

Imaginez un type qui se met à jouer du piano, sans réellement avoir une maîtrise technique de l'instrument. Même sans être musicien, vous vous en rendrez compte. Vous reconnaîtrez une fausse note, un cafouillage, bref, ça va "se voir", ou plutôt s'entendre. À ce stade, la réaction instinctive est de se dire "c'est un mauvais pianiste". Non, en réalité, c'est une personne qui ne maîtrise pas le piano. Ce n'est pas un "mauvais" pianiste, ce n'est simplement pas un pianiste du tout. Un mauvais pianiste serait plutôt quelqu'un qui maîtrise l'instrument, mais qui ne compose pas forcément des morceaux jolis ou intéressants.
Pour les écrivains, scénaristes et autres conteurs en tout genre, c'est un peu identique. Mais les fausses notes s'entendent moins, pour plusieurs raisons d'ailleurs.

Deux de ces raisons sont purement technologiques. Avec l'arrivée des traitements de texte, beaucoup de gens se sont pensés écrivains. Et avec l'arrivée d'acteurs éditoriaux parfois peu scrupuleux, proposant certes des impressions à bas coûts mais aussi des contrats à la limite de la légalité, certains ont été "publiés". Tout cela a contribué à engendrer une production massive, non filtrée, mais ayant un impact sur le lectorat, voire les auteurs en devenir.
Pour reprendre l'analogie employée plus haut, puisque l'outil apparent (le traitement de texte) est maîtrisé, beaucoup pensent avoir là tout loisir d'utiliser cet instrument (comme s'ils maîtrisaient le piano), alors qu'en réalité, ils ignorent encore tout des véritables bases techniques.

Une autre raison qui contribue à la vision, parfois un peu trouble, de ce qu'est un écrivain tient sans doute dans un petit manque de la langue française, qui, lorsque l'on écrit un livre ou une liste de courses, renvoie au même verbe. Les significations sont pourtant différentes.
Lorsque l'on quitte l'école, l'on est censé savoir lire et écrire. Mais le "écrire", ici, signifie simplement que l'on peut écrire son nom, remplir des papiers, rédiger une lettre, etc. Certainement pas que l'on est capable de construire une nouvelle, un scénario ou un roman.
Vous me direz qu'il existe des auteurs ou éditeurs qui ne maîtrisent même pas la grammaire, mais il s'agit là d'hygiène élémentaire, non de technique d'écriture.

Il est impératif également de comprendre que tout ne relève pas du "goût", ou de l'inclination personnelle. Je me souviens notamment d'une discussion, frisant l'absurde, où un Eric Nolleau expliquait à une Annie Lemoine, totalement à la ramasse, que son roman frisait l'indigence (en lui expliquant patiemment pourquoi). Et elle de lui répondre "vous n'avez pas aimé", alors que lui ne parlait que de technique, dont elle ignorait tout.
Cette technique, il y a plusieurs façons de l'aborder et de la comprendre. On peut par exemple lire et travailler énormément, et parvenir à une écriture "instinctive" qui respecte et emploie des règles dont on ne soupçonne pas l'existence. L'on peut aussi passer par des ouvrages techniques sérieux, comme The Writer's Journey, de Christopher Vogler (dont on parlera en détail plus loin). Et bien entendu, l'on peut aussi effectuer un cheminement personnel, basé sur l'analyse de ce qu'on lit et écrit.

L'un des premiers pas vers cette analyse consiste à différencier le fond de la forme. Prenons un exemple : Le Seigneur des Anneaux et Star Wars, c'est la même chose. On se fiche bien du genre (dans un cas l'heroic fantasy, dans l'autre la science-fiction), le fond et la forme sont identiques. Seul le décor change. Mais dans les deux cas, l'on a une quête, un affrontement entre le Bien et le Mal, et surtout, une initiation, des combats épiques, un dépassement de sa condition, bref, c'est le même schéma, ça raconte la même chose. Après, que l'on ait un sith ou un uruk-hai dans le rôle du méchant, c'est très secondaire.
C'est là que l'on se rend compte que l'histoire (les fioritures que l'on met autour de l'idée de départ) importe peu, puisque ça fonctionne aussi bien avec des Elfes que des X-Wing.
Si l'on prend un exemple plus BD, Attaques Répertoriées et The Walking Dead sont deux comics parlant de zombies. L'on pourrait donc les penser "proches" alors qu'ils sont très éloignés sur la forme. Et puisqu'ils parlent du même sujet, leur différence tient donc au traitement, à la narration.

Continuons sur ce même exemple. Dans un cas, la forme privilégie une ambiance froide, scientifique, historique même, qui conduit à une certaine distance, une approche presque clinique du genre post-apocalyptique. Dans le second cas, il s'agit de mettre en avant les rapports entre des gens qui sont livrés à eux-mêmes, après l'effondrement de la civilisation et de toute forme d'autorité. C'est une étude sur la nature profonde de l'Homme.
L'une de ses approches n'est pas supérieure à l'autre, sauf à considérer là une inclination personnelle, mais les deux parviennent à ce résultat différent par la forme, autrement dit la narration.

Pour se convaincre de l'importance de la narration, prenons une idée parfaitement loufoque. Oublions les quêtes épiques et les grandes sagas, et imaginons l'histoire la plus improbable possible. Le personnage principal ne sera pas un héros, plein de bons sentiments, mais plutôt un loser, sans emploi, mal fringué, porté sur l'alcool. Son activité principale serait... disons, un truc banal, je ne sais pas, le bowling par exemple. L'intrigue, l'élément déclencheur, devrait être aussi naze que possible. Par exemple, quelqu'un vient pisser sur son tapis, et le mec souhaite se le faire rembourser.
Est-ce que l'on peut faire une bonne histoire avec ça ?
Oui, ça a déjà été fait au cinéma, par les frères Coen, et ça s'appelle The Big Lebowski. Ce film est un pur chef-d'œuvre, bien écrit, drôle, original, bien filmé... et pourtant, l'histoire, si on la résume, c'est un connard qui n'est pas content parce que des mecs louches pissent sur son tapis crasseux.

L'histoire, dans une histoire, n'a aucune importance, ou presque.
L'on peut faire frissonner ou rire à partir d'un type qui se brosse les dents.
Et l'on peut plonger tout le monde dans l'ennui même avec des armées, des monstres incroyables et des combats à n'en plus finir.
Parce qu'en réalité, la plupart des effets sont obtenus par une technique, qui n'est pas influencée par le cadre du récit. Et si la technique est absente, on peut mettre tous les ingrédients qu'on veut, ça donnera de la merde.
En cuisine par exemple, on peut avoir les mêmes ingrédients qu'un grand chef et rater un plat, par insuffisance technique. Et la technique, ce n'est pas toujours franchement compliqué, c'est simplement comprendre quelle cause produit un effet particulier.

Il existe un exemple extraordinaire, auquel tout conteur peut se frotter pour apprendre et progresser : Les Vacances de l'Amour, ou plus généralement les séries AB. C'est une série merdique, avec un scénario à chier, des acteurs à chier, une réalisation à chier, bon, tout le monde le sait ça. Mais c'est bien plus encore. En fait, c'est typiquement la série où tout ce que l'on ne doit pas faire a été fait. Même des trucs qui ne demandaient ni pognon, ni talent, ni compétences particulières, ont été totalement ratés. Ce qui peut devenir très drôle mais aussi très intéressant, dans le sens où cela montre le décalage entre l'effet voulu et le résultat obtenu.
Prenons, dans cette série, Nicolas, l'un des personnages principaux, qui est censé être sympathique, intelligent, mature, séduisant, etc. C'est en tout cas l'effet voulu.
Par contre, il arrive très régulièrement que ce même personnage fasse montre de son intelligence ou de sa force d'une manière totalement maladroite d'un point de vue narratif. Les carences des scénaristes sont alors exposées de manière évidente. Par exemple, il va humilier, sans être aucunement menacé, un vague type qui draguait ses copines. En le malmenant même physiquement. Ce n'est ni drôle ni héroïque, en fait, il devient aussitôt, par un mécanisme naturel, totalement antipathique. De la même façon, quand il engueule le chef de la police et lui démontre clairement sa supériorité (alors que l'autre a l'image d'un brave benêt), là encore, l'effet obtenu est désastreux et à mille lieues du résultat voulu.
Et des exemples comme ça, dans cette série, il n'y en a pas 10 ou 50, mais des centaines. Tout tape systématiquement à côté. Du coup, ça peut être aussi une manière d'apprendre, en réussissant à percevoir ce qui n'est pas bien fait et quelle conséquence cela a sur la perception du récit.
Il ne suffit pas de désigner le héros et son adversaire pour qu'ils soient automatiquement perçus comme Bon et Méchant. Un héros, cela ne se désigne pas, ça se construit.
En architecture, il ne suffit pas de dire "tiens, ici je verrais bien la salle de bain, et là c'est une cheminée". À un moment, il faut s'occuper de fondations, mettre des briques... selon un plan.
Écrire peut sembler aisé, parce qu'évidemment, tout le monde ou presque peut aligner des mots. Mais écrire, au sens "maîtriser un récit, en obtenant l'effet voulu sur le lectorat", c'est là bien autre chose.
Il existe un moment où seuls goût et subjectivité peuvent prendre le pas, mais avant cela, que d'étapes essentielles...

Pour s'écarter des séries relativement... pauvres, l'on peut même aller flirter du côté de Deleuze pour, déjà, trouver de la technique à travers son explication de l'action/réaction. Ou de l'opposition entre l'Habitude et le temps de la Réflexion. Ce qui peut se comprendre au cinéma, mais reste vrai dans n'importe quel récit construit, qui rompt avec certains codes. Là où l'on s'attarde, en décrivant ce qui n'est pas nécessaire par exemple, commence le temps de la réflexion. L'habitude (la réponse évidente) étant brisée, quelque chose survient. Autre que le simple enchaînement logique. Là encore, on se fiche bien de savoir qui ou quoi, c'est une technique et rien d'autre. Qui aura un effet bien précis, comme un bémol ou un dièse sur une portée.
Et c'est cet enchaînement de techniques qui, bout à bout, fait la "justesse" d'un récit. Non son intérêt intrinsèque, parce que l'on peut être juste et chiant, mais sa seule "justesse".
Au moins, qu'un héros ait l'air d'un héros (même alcoolique, même clodo, là n'est pas la question) et qu'un évènement soit bien amené, avec l'effet voulu, etc. Le reste, c'est le domaine du talent, ou du subjectif, du goût, et là effectivement, tout est possible.
On a même donné un nom à cela. La licence poétique.
Mais bon... la licence poétique, ce n'est pas une absence de technique, c'est un dépassement de cette même technique.

Conter est un art qui existe depuis la nuit des temps. Parce qu'il répond à un besoin fondamental. Pas aussi fondamental que respirer ou se nourrir, mais Maslow a émis l'hypothèse que, au bout du bout, venait le besoin de créativité. Comme si nous étions condamnés à imaginer un état divin que nous n'atteindrons jamais mais que nous pouvons compenser par l'art. Regardez bien cette pyramide ci-contre. Il existe, à certains niveaux, une forme d'instinct, mais chaque domaine s'appuie sur un minimum de technique, innée ou acquise.
L'écriture est un domaine magique, où tout est possible, mais ce n'est nullement un domaine plus facile d'accès que l'architecture, la cuisine, le sport ou la musique.
On se fout de votre idée de tour si l'immeuble que vous avez en tête ne tient pas debout. Et le plat que vous vouliez concevoir peut être original, il sera nul si vous ne maîtrisez pas sa cuisson.
Le fond, c'est l'idée, dont on se tape (parce que tout peut être bien ou nul).
La forme, c'est la mise en œuvre, donc l'aspect technique.
Et c'est toujours la manière dont on mène et malmène une idée qui en fait l'intérêt.

Voyons cela plus concrètement à l'aide d'un exemple simple. Imaginons que l'on cherche à raconter la mort de Spider-Man. L'idée peut susciter de l'intérêt chez les fans, mais elle n'est en soi ni bonne ni mauvaise. Tout va dépendre de la manière dont on va construire le récit. Dans un premier temps, utilisons une forme neutre, uniquement descriptive et dénuée de technique.

Cela pourrait donner quelque chose comme ça :

Spider-Man est touché par deux balles, à la tête et au thorax, et s'écroule dans le caniveau. Il saigne abondamment mais garde les yeux ouverts sous son masque. Son assassin s'éloigne sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour tenter de l'arrêter. Quelques pensées fugaces accompagnent ses derniers instants. Il craint pour son identité qui ne manquera pas d'être divulguée et finit par songer à MJ et Gwen...

Rien de bien palpitant ou émouvant dans ce style très "rapport de police". Ensuite, dans un second temps, employons une technique, connue et évidente, afin de mettre l'idée en forme.
Voici la deuxième version :

La rigole devant moi s'anime d'un rouge sang.
La tête sur le bitume, un œil encore ouvert,
Je peux voir s'écouler mes pleurs et mes tourments
Car dans ce caniveau, c'est ma vie qui se perd.

Ai-je été un héros ? Un bon fils, un brave type ?
Je ne m'en souviens plus et pense à ma cagoule…
M'arracheront-ils mon masque, comme une proie qu'on étripe
Et dont l'identité est jetée à la foule ?

Je voudrais bien sourire mais c'est un pâle rictus
Qui s'affiche sur mon âme pour mes derniers instants.
L'ennemi m'a vaincu, soutenant mordicus
Que ma foi était vaine et mes vœux malséants.

Pas de tunnel pour moi, ni anges ou chants ou fées…
Ce qui m'attend est autre, plus commun et moins beau.
Ma quête s'arrête ici, brutalement stoppée,
Par un destin sournois et un banal salaud.

Admettez au moins ça, les balles sont innocentes.
C'est celui qui décide, et qui s'enfuit déjà,
Qui est seul responsable, en pressant la détente.
Ses pas encore s'éloignent et mon corps devient froid.

Je revois tant de scènes, amours adolescentes,
Qui perturbent mon esprit et adoucissent la fin.
Cette rue, fade et laide, devient une noble sente.
Quant à mon agonie, bien doux est son parfum…

L'on remarquera que, même sans être Racine, se reposer sur la technique (en l'occurrence ici l'alexandrin) permet d'habiller l'idée, de lui donner une forme qui, déjà, suscite une réaction. Cela pourrait se travailler plus en détail, selon l'effet désiré, mais même un premier jet à l'arrache, peu pensé, donne quelque chose de "propre". La forme, mise en avant, donne une dimension lyrique à ce que l'on raconte. Or il s'agit toujours d'un type avec un masque en train de crever dans un caniveau, ça n'a rien de joli en soi. Mais ça peut le devenir.
La technique impose ici des contraintes évidentes. Il faut respecter un rythme (le nombre de pieds) et des rimes. L'on pourrait alors penser que le processus créatif en est perturbé, que la liberté de l'auteur est moins grande, or, il n'en est rien. On continue à raconter ce que l'on veut, mais dans un cadre précis, ce qui permet de structurer le récit. Le propos n'est pas limité par la technique, il est soutenu par elle.
En prose, à l'inverse, la technique ne saute pas aux yeux, elle est même normalement habilement dissimulée, mais elle n'en demeure pas moins présente et essentielle. Le roman d'un bon auteur est aussi travaillé qu'un poème en alexandrins, simplement, ce travail n'est pas discernable pour le profane.

Que l'on raconte l'ascension d'un héros, les affres d'une intelligence artificielle ou les pannes sexuelles d'un mafieux, la technique ne suffit pas. Mais elle est et sera toujours indispensable. Aucun art n'en permet l'économie. C'est elle qui ponctue, nuance, dégrade ou, une fois maîtrisée, permet de transcender le sujet abordé. Parce qu'elle ne permet rien d'autre qu'une appropriation totale du sujet, et donc une redéfinition de l'art à son image.
Ceux qui ont l'air de faire "simple" sont souvent ceux qui maîtrisent le mieux leur art. Le dépouillement de Miller par exemple, dans Sin City, est un summum de maîtrise. Ce n'est pas un trou du cul qui n'a pas envie de trop s'emmerder, c'est un type qui, par la suggestion, l'absence, le vide, va créer quelque chose d'encore plus fort, plus impactant, que si les planches étaient détaillées. Mais pour arriver à ce résultat, il faut être capable de tout dessiner. Et de savoir quoi enlever.
Ce sont ces ajouts, ces partis pris, ces restrictions, ces codes, ces variations, qui feront que le braquage d'une pharmacie sera passionnant et réussi alors qu'une épopée cosmique sera soporifique.

Écrire, comme l'on a trop souvent tendance à le croire, n'est pas une question d'imagination. C'est, d'abord, une question technique. Une question de forme. Et c'est seulement une fois maîtrisée qu'il est possible d'oublier cette technique, non parce qu'elle n'est plus nécessaire, mais parce qu'elle fait partie de soi.
Une progression que l'on retrouve dans les arts martiaux japonais par exemple, avec les trois stades Shu, Ha et Li. Dans ce dernier état, il est possible de s'écarter du carcan technique sans perdre en efficacité. Parce que la base a été patiemment construite, parce que le socle est solide, il est possible de prendre des risques, de repenser des mouvements essentiels. De trouver "son" style.
Il existe aussi un Li littéraire, où l'auteur n'est plus seulement un technicien, habile et patient, mais aussi un magicien, capable d'enchanter les idées les plus saugrenues. Tout semble alors facile, naturel. Et seul le fond saute aux yeux des lecteurs. Mais que l'on manie la caméra ou la plume, cet accomplissement, cette maîtrise absolue de ce que l'on conte, n'est possible qu'avec la compréhension intime de la forme et des différentes manières de la travailler.

Ce n'est pas la Comté ou le Mordor qui font que les paysages décrits par Tolkien sont si fascinants (après tout, ce ne sont que des mots et une carte simpliste en début d'ouvrage). Et le bowling, les tapis et la pisse ne sont pas à l'origine du succès de The Big Lebowski. Ce qui compte, dans toute œuvre aboutie, c'est l'habileté dont fera montre l'auteur en travaillant la forme (et ceci, contrairement au fond, peut se juger aussi aisément qu'un temps de cuisson ou un coup de pied circulaire).
Admettre cette constante, puis tenter de comprendre ce qui la sous-tend, c'est un pas essentiel vers la maîtrise des Mots et des Images. Cela ne permet pas de devenir à coup sûr un bon écrivain ou un bon réalisateur, mais cela permet de commencer à devenir un véritable auteur.

Le génie est le hasard de la technique... et la technique de ce hasard.
Louis Gauthier


Vogler et le voyage du héros

C'est au travers d'un ouvrage riche et essentiel, The Writer's Journey, que nous allons pousser un peu plus loin notre excursion dans les méandres de l'art du Conteur.

Revenons tout d'abord sur une idée reçue totalement fausse. Il convient de l'affirmer, encore et encore, la technique ne s'oppose pas à la liberté artistique. Elle n'induit rien.
Un guitariste ou un pianiste passent par une formation technique pour pouvoir utiliser leurs instruments, pourtant, bien que cette formation technique soit identique, elle n'engendre pas uniquement des génies et des compositions extraordinaires, loin de là. Elle n'influe pas non plus sur le genre de musique que X ou Y va composer. Elle ne limite pas, elle libère. Sans elle, vous ne jouez pas, ou alors vous tapez au hasard sur les touches du piano, comme un enfant émerveillé et fasciné, mais qui se lassera vite de ces sons discordants.

Prenons un exemple concret avec une technique simple et couramment admise par les conteurs (le terme "conteur" est ici employé afin d'englober romanciers et scénaristes) : il faut montrer et non déclarer.
Pour que cela soit clair, voyons concrètement ce que cela donne. Imaginons que vous lisiez quelque chose comme "John s'avança sur le chemin et aperçut une maison lugubre."
L'on énonce un fait, mais on ne montre rien. Qu'est-ce que c'est une "maison lugubre" exactement ? Vous le savez vous ? Moi pas. Par contre, si l'on écrit "John s'avança et aperçut une maison à la façade sombre. Le lierre qui la recouvrait semblait dégouliner le long des fenêtres, comme une sève empoisonnée s'écoulant d'une mauvaise blessure.", là, le lecteur pourrait se dire "houlà, elle pue du cul cette baraque !".
C'est au lecteur de trouver la description lugubre, l'auteur, lui, se contente de montrer pourquoi ça l'est.

Il y a des milliers de façons de rendre la maison lugubre, mais la déclarer arbitrairement "maison lugubre" est la pire de toute. En "montrant au lieu de dire", l'auteur emploie une technique qui permet de faire passer l'information de manière plus agréable et précise tout en ajoutant une dimension émotionnelle. Dans ce cas précis, l'on voit bien que la technique n'influe en rien sur le contenu, cela permet juste de "taper juste", d'obtenir l'effet voulu.
Toute technique est enrichissante et bonne à prendre, elle ne limitera jamais rien, elle multipliera les possibilités. Sans technique pour la sous-tendre, une histoire s'effondre.
Si vous n'êtes pas convaincu de ce principe, c'est votre droit, mais mieux vaut alors arrêter là votre lecture car ce qui suit vous paraîtra sans doute angoissant et vertigineux (et ça l'est sans doute un peu car cela touche à notre condition).

Christopher Vogler, dans son ouvrage, se base sur les travaux de Joseph Campbell (auteur de The Hero with a Thousand Faces), un universitaire et écrivain qui a notamment étudié les mythes, les contes, les légendes du monde entier pour finir par découvrir que toutes les histoires que l'on se racontait depuis la nuit des temps avaient de nombreux points communs structurels. Qu'ils soient péruviens, anglais ou chinois, de l'antiquité à l'époque moderne, les conteurs emploient les mêmes techniques universelles (qui donnent donc des histoires très différentes, rappelons encore une fois que la technique sert uniquement à être "juste", pas chiant, clair, non-bancal...).

Vogler a repris ces travaux en orientant son propos dans une optique plus adaptée à l'écriture au sens large. The Writer's Journey (le voyage de l'écrivain) est maladroitement traduit en français sous le titre Le guide du Scénariste, ce qui tend à réduire très largement le propos, touchant pourtant à de nombreux domaines.
L'auteur s'intéresse à la structure du récit et aux différentes fonctions archétypales. Dit comme ça, ça a l'air chiant et compliqué, mais en réalité, sous les "gros mots" se cachent des évidences limpides et fascinantes.

Commençons par les archétypes. L'erreur la plus courante est de confondre archétypes et personnages, aussi je préfère parler de "fonctions". La dénomination de ces fonctions permet presque à elle seule de les comprendre : héros, messager, mentor, gardien, ombre...
Une ombre est une menace, un dilemme, un défi auquel le héros est confronté. Cela peut être Dark Vador ou Sauron, mais aussi un ouragan ou un conflit intérieur. Vogler ne dit pas "vous devez mettre une ombre dans votre histoire", il constate que toute histoire possède l'archétype "ombre".

Les archétypes ne sont pas forcément incarnés par un personnage, mais lorsqu'ils le sont, le personnage n'est pas figé pour autant. Un messager peut devenir un mentor puis endosser la fonction d'ombre. Pour prendre un exemple lié aux comics, dans Civil War, Tony Stark fait d'abord office de mentor pour Peter Parker, avant ensuite de revêtir le masque de l'ombre. Dans Walking Dead, Rick est clairement un héros, mais il assume aussi la fonction de mentor, et même de gardien, vis-à-vis de son fils (le terme "gardien" n'est pas à prendre dans le sens "protecteur", il s'agit plutôt d'un obstacle vous empêchant de franchir un seuil).
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ces fonctions, que vous en ayez conscience ou pas, vont apparaître dans une intrigue efficace, permettant de toucher le lecteur/spectateur.

Certains vont objecter que l'on peut faire "exprès" de ne pas employer certains archétypes. Admettons, il est possible de ne pas tous les faire défiler, mais n'en utiliser aucun est impossible, car ils participent du fondement même d'une histoire. Tout comme le principe des trois actes d'Aristote : les choses ont un début, un milieu (ou "développement") et une fin. Cette évidence nous amène à nous intéresser à la seconde partie de l'ouvrage : les différentes étapes du "voyage".

Tout comme pour les archétypes, nous n'allons pas toutes les passer en revue, mais plutôt tenter de comprendre en quoi elles sont essentielles et magiques. Ces étapes symboliques sont décrites avec un vocabulaire très heroic-fantasy (l'appel de l'aventure, l'approche de la caverne, la récompense, le retour avec l'élixir...) mais elles sont présentes dans n'importe quel récit, qu'il s'agisse d'un western, d'une comédie romantique à l'eau de rose, d'un polar ou d'un film d'horreur. Les trois premières sont l'exposition du monde ordinaire, l'appel de l'aventure et le refus de ce même appel. Nous allons nous concentrer sur l'une de ces étapes pour voir ce qu'elle désigne réellement : le refus de l'appel.

Dans toute histoire, le héros est appelé à agir. Et, dans presque toutes les histoires, le héros traîne les pieds avant d'agir. Ce refus n'est pas simplement "mieux" sur le plan de l'intrigue, cela permet de faire appel à des principes inconscients qui permettent l'identification et la catharsis.
Prenons un exemple de la vie réelle pour illustrer le refus. Imaginons que vous assistiez à une agression. Une jeune femme se fait molester par trois voyous. Logiquement, votre morale (ou votre intellect, peu importe) vous pousse à agir (c'est "l'appel"). Pourtant, aussitôt, le refus de l'appel vient tout aussi logiquement, et ce pour des raisons qui vous apparaissent comme relativement bonnes :
- c'est dangereux d'intervenir
- les mecs sont plus nombreux
- vous n'êtes pas un surhomme
- c'est l'affaire de la police
- vous ne la connaissez pas après tout cette gonzesse, etc.
La plupart des gens n'interviendront pas, et pour, selon eux, de très bonnes raisons. Loin de moi l'idée de juger un tel comportement, mais l'on peut au moins s'en servir pour dégager un principe : c'est difficile d'agir "bien", d'être en accord, tout le temps, avec ses principes. Et cela engendre de la souffrance. Car tout le monde se voudrait courageux et irréprochable.

Si le héros refuse l'appel de l'aventure, non seulement le lecteur se sent proche de lui (il connait ce sentiment), mais en plus, il expérimente, à travers le héros, ce qu'il n'a pas connu lui-même : le franchissement d'un seuil au-delà duquel l'on fait fi du refus. C'est l'une des catharsis possibles à l'intérieur d'un récit, la catharsis étant une sorte de "purge" des sentiments négatifs ou du trop-plein d'émotion.
Cela nous amène à considérer le pourquoi de la fiction.

Tout le monde n'écrit pas des histoires, mais tout le monde a besoin d'en lire (ou d'en entendre dans un sens plus général). Même un roman "de genre", qui a pour but unique de vous "divertir" (en général, ces termes entre guillemets sont utilisés avec mépris par de pseudo-intellectuels qui ne comprennent rien à l'écriture), permet une forme d'abréaction et touche à l'universel.
Ce refus peut se transposer absolument dans tous les domaines. Dans le domaine sentimental, c'est le personnage timide qui n'ose pas aborder la femme (ou l'homme) de ses rêves par peur de l'échec, du ridicule, etc. Le fait de vaincre ses réticences fait basculer le personnage vers le deuxième acte. Il a franchi le premier seuil, non sans difficultés, et ces difficultés ont été comprises par le lecteur.

Est-il possible de bâtir une histoire sans l'étape du refus de l'appel ?
Bien entendu ! Mais il faut alors que ce soit pour une bonne raison. Et pour que la raison soit bonne et l'exception efficace, mieux vaut connaître la constante (terme peut-être moins effrayant que "règle").
Le travail de Vogler n'impose nullement un dogme ou un plan immuable, bien au contraire. Et même si 1000 auteurs appliquaient à la lettre (ce qui serait idiot, ce n'est pas fait pour ça) les principes décrits dans son livre, il y aurait 1000 résultats différents. Les ébénistes utilisent tous les mêmes outils, pourtant leurs meubles sont uniques. Par contre, tous parviennent à ne pas se couper un doigt quand ils manient leurs outils. Et la technique, ce n'est que ça :  ne pas se taper sur les doigts, ne pas arriver à un résultat que l'on ne souhaitait pas.

Autrement dit, soyons honnêtes, si lire Vogler ne vous limitera pas sur le plan créatif, cela ne fera pas de vous non plus un "bon" conteur. Pour être bon, il faut lire (beaucoup), écrire (régulièrement), s'interroger sur le but recherché et les moyens employés, et, enfin, à force de réflexion, parvenir à une histoire solide, qui tient debout, et qui a tout de même votre "touche".
J'en viens à conspuer le principe d'inspiration qui tendrait, surtout en France, à faire croire que l'écrivain est un être à part, connecté avec une sorte d'entité supérieure qui lui délivrerait les bonnes choses au bon moment, comme un vague Maximo cosmique. Non, les histoires, les bonnes en tout cas, celles qui vous touchent et vous hantent longtemps après leur lecture, sont basées sur des principes certes impressionnants mais totalement compréhensibles et démontrables. Attention, nous parlons là d'architecture, de la manière de faire tenir les pierres. Il se peut que le résultat ne vous convienne pas (on peut être touché par Racine ou King mais rester insensible à Zola ou Chattam) mais la technique ne concerne pas l'inclination et le goût, uniquement la justesse des effets.

D'un point de vue plus pragmatique, pour en revenir au livre de Vogler, si vous maîtrisez parfaitement l'anglais, n'hésitez pas à vous procurer la VO. La VF n'est pas mauvaise mais souffre de quelques (rares, heureusement) maladresses. Par exemple, l'expression "native americans" est traduite en VF par "américains d'origine", ce qui est parfaitement idiot et rend le propos presque incompréhensible si l'on ne sait pas que l'auteur parle (en des termes certes très politiquement corrects) des amérindiens.
Quelques coquilles également, mais vu la longueur du binz, on reste dans la norme actuelle.

Les traducteurs ont également tenu à apporter quelques exemples franchouillards au propos. En effet, il faut savoir que Vogler illustre régulièrement les différentes étapes ou les archétypes par des mises en situation issues de classiques, comme Le Magicien d'Oz, Star Wars ou encore certains westerns ou polars très connus (Le Parrain, Impitoyable...). Heureusement les exemples (largement universels) sont conservés, mais l'éditeur français nous gratifie de petits ajouts, parfois sensés (Kaamelott), parfois discutables et quasiment inconnus (Les femmes du sixième étage !!) ou basés sur le simple résultat au box-office (Intouchables). Tous les exemples français sont trop récents pour faire bonne figure, le propos aurait nécessité l'emploi de films plus connus et anciens (ce n'est pas ça qui manque, La Grande Vadrouille, Les Tontons flingueurs, Les Visiteurs...) pour faire un parallèle valable ou, disons, aussi ancré dans la culture populaire. 
Passons.

Vogler, en plus d'expliquer différentes étapes universelles du voyage du héros, se permet de faire voyager l'auteur également, l'interrogeant sur son art et l'obligeant à élargir son point de vue.
Il ne s'agit pas d'une "méthode" ou d'une "recette", mais d'une analyse basée sur l'observation de constantes.
Ces constantes ne limitent rien ni personne. Elles sont simplement le reflet de notre condition humaine. Nous souffrons tous, pour des raisons diverses, et cela induit un schéma global qui permet aux histoires d'être accessibles et efficaces.
Personne ne pourra jamais écrire comme une fourmi, parce que, même si Werber a brillamment mis en scène des personnages fourmis, nous ne pouvons expérimenter un autre état qu'au travers de notre grille de lecture humaine. C'est ce qui fait que nous trouvons les chatons mignons et les cafards répugnants. Et si un auteur parvient à rendre un cafard sympathique, il le fera en utilisant une technique basée sur un principe humain fondamental. Nous sommes condamnés, non pas au manque d'originalité, mais à l'approche humaine. Cette approche est basée sur des symboles universels, compréhensibles par tout être humain, quels que soient sa langue, son lieu de naissance ou son époque.
Il ne s'agit pas d'obligations au sens de contraintes influant sur les histoires, mais d'évidences liées à la nature des auteurs et des récepteurs au sens large. Elles sont le terreau essentiel et commun qui permet à un style spécifique de se développer au sein d'un art compréhensible.

L'artiste qui rend son propos opaque ne prend guère de risques. Celui qui proclame "voilà ce que je suis, cela se passe d'explications, je suis au-dessus de tout cela" est égocentré mais finalement très peu artiste, au sens qu'il dit user d'un art qu'il est seul à comprendre, sans en livrer la grille de lecture, en se défendant même, par avance, de la possibilité de ne pas toucher celui qui doit réceptionner cet art.
Comprendre une œuvre ne l'a jamais dénaturée, tout comme saisir le fonctionnement d'un moteur n'empêche pas qu'il existe des voitures, très différentes, qui restent mythiques et dépassent leur condition de moyen de transport.
Tous les passionnés de bagnoles savent comment un moteur fonctionne. Et cela n'a jamais conduit à une uniformisation des véhicules. Il existe même des gens qui sont dingues de caisses qui ont des défauts énormes. Mais qui ont du charme.
C'est la différence cruciale entre l'artiste et le scientifique (ou l'ingénieur). L'artiste est aussi un technicien (sinon, l'histoire ne tient pas debout) mais il doit se démerder pour mettre de l'émotion, de l'universel, dans ses explications et son intrigue.
L'art, ce n'est que la différence entre la "maison lugubre" et la "sève qui dégouline".

Vogler parvient, à sa façon, à faire le lien entre effet voulu et manière d'y parvenir. En cela, c'est un ouvrage qui est vivement conseillé à tous ceux qui ambitionnent de raconter une histoire, quel que soit le support choisi. Beaucoup s'y casseront les dents, en se disant "il faut", non, il ne "faut" rien. Il se trouve que, tout comme dans les arts martiaux, on peut être plus efficace en connaissant certains principes, en jouant avec, en se les appropriant.
La technique n'est pas toujours indispensable, elle peut même être instinctivement reproduite, sans connaissance consciente, mais lorsque l'on aime un domaine, que l'on souhaite le maîtriser, en faire son activité principale, ne vaut-il pas mieux en apprendre le plus possible ?

Quand je pense aux livres de chevet de certains de mes amis, je me demande comment ils font pour se réveiller.
Marcel Achard.


Les deux voix de Kaamelott

Évoquons maintenant un aspect précis de l'écriture : les dialogues et, notamment, les "voix" des personnages, autrement dit le ton qui va leur donner cachet et particularité.

Pour cela, nous allons prendre l'exemple, très connu, de Kaamelott, série extraordinaire à plus d’un titre, mais aussi très simple dans sa construction, et notamment dans la construction de ses personnages.
Il est peut-être bon de commencer par expliquer pourquoi Kaamelott est sans doute l'une des meilleures séries françaises de tous les temps. Kaamelott, à la base, c’est drôle. Et c’est drôle, la plupart du temps, parce que c’est réaliste. Ça peut en surprendre certains mais cette série est réaliste. Peu importe si dans une fiction l’on trouve de la magie, des dragons et des fées, il existe une manière réaliste de traiter le surnaturel. Les deux termes ne s’opposent pas.

Par exemple, le Sacré Graal des Monty Python peut plaire, mais ce n’est pas une fiction réaliste. Il s’agit d’un humour absurde qui fait appel à d’autres mécanismes. Dans Kaamelott, Astier met en scène non seulement la bêtise intrinsèque à l’espèce humaine, mais il utilise pour cela un langage adapté, résolument et faussement "moderne".
Pourquoi "faussement" ?
Parce qu’en réalité, personne ne peut savoir comment s’exprimaient les Bretons antiques. Pas plus que les Romains. D’ailleurs, saviez-vous qu’il est impossible de savoir exactement comment se prononcent les mots latins ? Tout simplement parce que le latin a changé de prononciation dans le temps, dans l’espace mais aussi au sein même des différentes couches de la société d'un temps et d'un peuple donnés. Le latin de Rome n’était sans doute pas celui de Lutèce ou d’Antioche. Le latin d’église n’était pas celui des marchés. Et le latin de Néron n’était pas celui de Constantin.
Par contre, il est un fait indéniable : le langage utilisé dans les romans historiques est toujours une interprétation, souvent basée sur des habitudes littéraires peu logiques.

Lorsque Léodagan ou Loth s’expriment, il n’y a aucune raison d’ampouler leur discours. Surtout dans une situation de la vie quotidienne. Alors, peut-être que certains termes, comme "bouseux", "blairer" ou "salopards", peuvent paraître anachroniques, mais en réalité, ils suivent une logique très simple de transposition de l’idée.
Cette logique se retrouve aussi dans la traduction par exemple. Dans une série TV américaine, ou un comic, le but, pour le traducteur français, est de rendre compte du ton, du sens, pas de faire du mot à mot. Eh bien Astier, lui, a appliqué cette technique à sa série. Il n’a pas cherché à faire "moderne", il a écrit des scènes de manière réaliste, en s’intéressant aux situations.
Et cette transposition, c’est l’un des ressorts comiques essentiels.
Il y a bien sûr d’autres raisons qui permettent d'affirmer que Kaamelott est une série fabuleuse. Notamment le fait qu’Astier ait réussi à exploser le format d’origine (des gags courts) pour en faire de longs récits… Avec la décompression du temps, il a réussi à introduire, dans cette série comique, du drame, de l’épique même !
Mais intéressons-nous maintenant aux personnages.

Un grand nombre de "spécialistes" donnent souvent comme conseil aux auteurs débutants de créer une voix propre à chaque personnage. En somme, de ne pas en faire des clones qui s’exprimeraient tous de la même façon. Ce n’est pas idiot, mais lorsque l’on manie des dizaines de personnages, il est très difficile de leur donner une teinte particulière à tous. C’est difficile, mais c’est aussi inutile, voire risqué.
Risqué parce que, à terme, en multipliant les registres, c’est le style de l’auteur qui risque de se diluer. Inutile parce que l’on peut très bien utiliser deux voix différentes pour une armée de personnages.
Chaque personnage de Kaamelott, par exemple, fonctionne sur des bases très simples, souvent communes. Cela ne veut pas dire que, sur la longueur, on ne peut pas différencier des personnages aux "squelettes" proches, mais ils restent tout de même, par essence, de la même famille.
Et, bien que cela puisse surprendre, en réalité, à part une ou deux exceptions, tous les personnages de Kaamelott peuvent se ranger dans deux catégories, que nous allons appeler les Benêts et les Colériques.

Attention aux noms de ces catégories, ils ne signifient pas qu’un Benêt ne peut pas se mettre en colère, ou qu’un colérique ne peut pas faire preuve de bêtise, ils ne désignent pas la personnalité des personnages mais uniquement leur voix. La manière dont ils s’expriment.
Dans les Colériques, l’on va retrouver Arthur, Léodagan, Lancelot, Loth, le Père Blaise, Séli, Angharad, Capito, etc.
Dans les Benêts, l’on retrouve Perceval, Karadoc, Merlin, Yvain, Guenièvre, Gauvain, Dagonet, Hervé de Rinel, la Dame du Lac, etc.
Il est très rare qu’un personnage ne puisse pas se ranger dans l’une de ces deux catégories, une exception notable restant Bohort, qui a une "voix" à part.

Pour se convaincre de l’existence de ces catégories, il suffit de se livrer à un exercice simple qui consiste à mettre un texte identique dans la bouche des différents personnages.
Et pour ce faire, l’on va utiliser une petite tirade qu’Arthur lui-même apprend au Duc d’Aquitaine, dans la saison 5, afin de clouer le bec de son agaçante épouse. Dans cet épisode, l’effet comique vient justement du fait que le Duc en question fait partie de la catégorie Benêt et qu’il utilise alors (très difficilement) un registre lexical qui ne lui appartient pas.

Voilà le texte :  "Si c’est ma tête qui vous revient pas, vous pouvez toujours aller roupiller dans le couloir. Et à partir de maintenant, si j’entends un mot plus haut que l’autre, je vous renvoie dans votre bled natal à coups de pied dans le fion. Comme ça, vous pourrez aller ratisser la bouse et torcher le cul des poules, ça vous fera prendre l’air !"
Bon, outre le fait que c’est quand même bien écrit (avec un petit goût d’Audiard pas dégueulasse), ces quelques mots vont nous être fort utiles. Imaginez ce texte dans la bouche d’Arthur. Ça passe. Normal, c’est lui qui en est l’auteur. Imaginez Loth maintenant. Ça passe aussi. Tout comme pour Lancelot ou le Père Blaise. Énervés, ils pourraient tous tenir ces propos. Imaginez maintenant le même texte dans la bouche de Perceval, Yvain ou Dagonet. Impossible. Ça ne correspond tout simplement pas à leur "voix".

L'on pourrait objecter que Perceval s’énerve parfois. Oui, mais il conserve sa voix propre. Il n’y a jamais d’emphase dans les emportements de Perceval. En réalité, quand Perceval est énervé, il crie (parfois à s’en faire mal aux cordes vocales, comme lorsqu’il engueule le Père Blaise) et il dit des gros mots ("gros boudin", adressé à Mevanwi). Il y a une innocence, une fragilité dans la catégorie des Benêts, qui les condamne à des réactions épidermiques très limitées, sans métaphore. De la même manière, lorsque Guenièvre s’énerve, elle ne pérore pas, elle exprime son agacement d’une manière parfois naïve ("flute !", "vous êtes marteau !") ou insultante ("petit pédé va !", adressé à son propre frère), voire désespérée mais sans lyrisme ("avant, ma vie, c’était de la merde !").

Si la catégorie des Colériques se distingue par ses tirades blessantes et bien construites, la catégorie des Benêts se distingue, elle, par des inepties et confusions constantes. Perceval ne comprend pas un mot sur deux, Guenièvre ne fait pas le rapprochement entre le solstice d’hiver et… l’hiver, Dagonet ne sait pas où se situent ses propres terres, la Dame du Lac ne sait même pas boire (elle lape, même si elle a l’excuse du changement de plan), etc.
Et c’est l’expression de cette bêtise qui donne le ton particulier de cette deuxième voix :
"Il n’a pas inventé le plat de la main morte celui-là." (Dagonet)
"J’ai pénétré leur lieu d’habitation de façon subrogative… en tapinant ." (Hervé de Rinel)
"Faut arrêter ces conneries de nord et de sud ! Une fois pour toutes, le nord, suivant comment on est tourné, ça change tout !" (Perceval)
Impossible de mettre ces phrases dans la bouche de Loth, Lancelot ou Léodagan.
Par contre, ce que dit Dagonet ou Perceval peut être dit par Guenièvre ou Yvain.

Lorsque ces personnages sortent de leur rôle, il y a immédiatement un décalage violent qui apporte un effet particulier. Le cas du Duc d’Aquitaine n’est pas isolé. Quand Guenièvre, par le plus grand des hasards, demande à Arthur pourquoi il accepte de laisser ses chevaliers former des clans autonomes alors que sa plus grande mission a toujours été de les fédérer autour de la quête du Graal, la pertinence de la question et la clarté de sa formulation laissent Arthur pantois. Il ne s’en sort que parce que Guenièvre revient immédiatement dans sa catégorie et s’enferre toute seule.
Il peut y avoir des "sorties" de catégorie, des changements de voix, mais ils doivent forcément avoir un effet dans le récit, être exceptionnels et être perçus comme une bizarrerie (aussi bien par les autres personnages que le lecteur/spectateur).

Ce qui différencie donc l’écriture des personnages dans Kaamelott, c’est l’aisance dans l’invective de certains et la naïveté, confinant souvent à la sottise, des autres. À l’intérieur d’une même caste de personnages, les répliques sont interchangeables, mais les répliques ne peuvent pas "voyager" d’une caste à l’autre. Imaginez que l’on vous fasse lire un épisode inédit de Kaamelott, mais juste avec les dialogues, sans les noms des personnages. Eh bien, s’ils parlent d’un sujet un peu vague, et ne révèlent rien sur leur identité, vous ne saurez pas qui ils sont, mais vous pourrez toujours savoir qui est le Benêt et qui est le Colérique.
À travers l’exemple de Kaamelott, limpide et très facilement décryptable, ce sont deux notions essentielles de l’écriture des dialogues qui apparaissent : la voix des personnages et les ruptures.

Pour la voix, on l’a vu, c’est donc un ton, une manière de s’exprimer, qui permet de catégoriser un personnage. Il n’est nullement nécessaire d’avoir une voix pour chaque personnage, deux ou trois, même pour un récit épique avec des centaines de protagonistes, suffisent largement. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas fignoler et ajouter de petites variantes, mais fondamentalement, chaque voix pourra être résumée par son appartenance à une catégorie de base.
Dès que l’on écrit, sans le faire exprès, sans une volonté de rupture, un texte ayant une voix particulière pour un personnage qui n’est pas censé avoir cette voix, c’est l’équivalent d’une fausse note en musique. Dans un récit, l’on peut utiliser parfois ces fausses notes mais pour bien les employer, il faut évidemment comprendre pourquoi elles sont "fausses". Dans ce cas, elles servent alors de rupture, afin d’amener un effet particulier.

Cette rupture n’est pas uniquement utilisée dans un registre comique. Elle peut amener un effet dramatique ou même effrayant. Quand la petite fille de L’Exorciste se met à beugler des insanités, elle change de voix au sens propre et figuré. Mais plus que le son, ce sont bien les mots, en total décalage avec ceux d’une fillette, qui vont choquer.
La voix (entendez par là les mots et leur choix) est donc essentielle dans une fiction.
Non seulement la voix permet de donner un début d’existence, de crédibilité aux personnages, mais elle permet aussi d’apporter des effets précis servant les scènes du récit.

La manière dont s’expriment les personnages est si importante que l’on peut aussi apprendre en lisant ou écoutant des personnages mal écrits, qui ont donc une voix discordante par rapport à ce qu’ils sont censés incarner, ou trop semblable par rapport à leurs supposés opposés.
Des séries bas de gamme (en regard de la qualité de leur écriture), comme Plus Belle la Vie, sont typiquement des séries "monocordes", où les répliques sont interchangeables (pas par rapport aux situations et à la logique interne de la série, mais par rapport aux voix des personnages) [1].
Toutes les "bonnes" histoires utilisent souvent au moins deux voix. Dans Seinfeld par exemple, sur les quatre personnages principaux, trois ont des voix identiques, seul Kramer apporte un intéressant décalage. Attention, là encore, cela ne veut pas dire que les trois autres personnages sont monolithiques ou se ressemblent, ils ont leur caractère propre, mais ils s’expriment de la même manière. C’est parce que certaines répliques de Kramer ne pourraient jamais, dans aucunes circonstances (sauf en voulant amener volontairement un effet de rupture), être dites par Elaine ou George, que l’existence de plusieurs voix est décelable et démontrable.

Tout ne se base pas forcément, comme dans Kaamelott, sur la colère et la bêtise (colère d’ailleurs engendrée par la bêtise, et bêtise qui, loin d’être stigmatisée dans la saga, apporte aussi l’innocence, le recul, et s’avère parfois désarmante). L’on pourrait imaginer d’autres catégories, basées par exemple, selon le récit, sur l’empathie et l’indifférence. Dans Equilibrium, un récit SF, cette différence constitue même le cœur de l’intrigue, mais l’on pourrait bâtir un polar ou une comédie sur le même principe. Cette différence fondamentale de voix ne suit pas forcément toujours les "frontières" naturelles de l’intrigue. Dans Matrix, il y a moins de différences entre l’agent Smith et Neo qu’entre Neo éveillé et Thomas Anderson à l’état de "pile" organique, rêvant sa vie imparfaite dans la Matrice. Un même personnage peut donc voir sa voix évoluer, toujours dans un but précis et une logique narrative servant l’histoire.

Dans un roman, si le travail permettant de donner de l’épaisseur au personnage a été correctement effectué, alors les ruptures occasionnées par les changements de voix seront automatiquement perçues par le lecteur. Si le Henderson Dores de Boyd [2] se met à parler avec l’assurance du Sam Spade de Hammett [3], ce sera forcément drôle ou raté. Mais cela aura un effet : une rupture.
Ce qui sépare les bons auteurs, patients artisans, conscients de leurs outils, et les scribouilleux poussifs, ce n’est finalement que cela. Dans un cas, un effet voulu, parfaitement amené, dans l’autre, une discordance malhabile, un couac involontaire.

L’art de l’écrivain est si riche qu’il permet même les dissonances dans certains cas. Faire la différence entre leur utilisation habile et une abondance néfaste, c’est déjà comprendre une partie des rouages complexes que se doit d’affronter et régler le Conteur. Voilà le genre de choses qui devraient être au centre d’ouvrages techniques censés expliquer à l’apprenti-auteur la "bonne" manière d’écrire. Ces ouvrages sont évidemment, en grande majorité, des attrape-nigauds. La seule bonne manière d’écrire, c’est la vôtre (sans un style personnel, à quoi bon rabâcher encore ce que d’autres ont déjà dit ?). Mais la justesse, elle, est universelle. Elle ne dépend pas de vous, pas plus qu’un accord ne dépend d’un pianiste virtuose ou d’un guitar hero.

Encore une fois, la technique ne limite pas. Elle libère. Elle permet d’arriver au résultat voulu.
Et elle n’empêche en rien la créativité. Elle la rend possible. Intelligible. Efficace.
Elle est le sel sur les cacahuètes [4]. L'huile dans le moteur.
Seule, elle ne peut rien, mais sans elle, rien n'est possible.
Ou en tout cas, rien de bon.

Juger est quelquefois un plaisir, comprendre en est toujours un.
Henri de Régnier





[1] Certaines séries, moins grand public et plus "pop culture", sont également monocordes, comme Hero Corp, qui met bizarrement dans la bouche de tous les personnages des répliques dictées par la nécessité de la scène en cours et non leur personnalité (ils ont donc des personnalités changeantes, ce qui nuit grandement à la cohésion du récit).
[2] Henderson Dores est un personnage timide, terriblement complexé, issu du roman Stars and Bars (La Croix et la Bannière en VF) de William Boyd.
[3] Sam Spade, sous la plume de Dashiell Hammett, est l'incarnation même du héros cynique et "dur à cuire", qui va même contribuer à donner un nom au genre (hardboiled). L'incarnation cinématographique d'Humphrey Bogart rendra le personnage connu du grand public, bien que le film trahisse largement le roman, jusque dans la personnalité même du détective, bien plus lisse à l'écran.
[4] En référence aux propos de Mickey Spillane qui prétendait (en parlant de romans) qu'il se vendait plus, dans le monde, de "cacahuètes salées" que de "caviar", mais que certaines personnes ne le comprendraient jamais. Ce type, qui était aussi intelligent que culotté, est l'auteur de la célèbre série de romans Mike Hammer. Il a également été pilote de l'US Air Force, agent du FBI (blessé plusieurs fois, par balle et arme blanche) et... auteur de comics. Cynique, brutal, visionnaire, époustouflant, l'écrivain s'est éteint en 2006. Son apport à la littérature de genre demeure à ce jour incroyablement méconnu. Et ses humbles "cacahuètes" valent largement de bien pénibles "caviars"...